Base de jurisprudence

Ariane Web: Conseil d'État 493638, lecture du 19 septembre 2025, ECLI:FR:CECHR:2025:493638.20250919

Décision n° 493638
19 septembre 2025
Conseil d'État

N° 493638
ECLI:FR:CECHR:2025:493638.20250919
Inédit au recueil Lebon
4ème - 1ère chambres réunies
M. Aurélien Gloux-Saliou , rapporteur
SARL MATUCHANSKY, POUPOT, VALDELIEVRE, RAMEIX, avocats


Lecture du vendredi 19 septembre 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :


M. D... A... a porté plainte contre M. C... E... devant le conseil départemental de Seine-Saint-Denis de l'ordre des médecins, qui a transmis cette plainte, en s'y associant, à la chambre disciplinaire de première instance d'Ile-de-France de l'ordre des médecins. Par une décision du 9 décembre 2020, la chambre disciplinaire de première instance a rejeté la plainte.

Par une ordonnance du 11 mars 2021, la présidente de la chambre disciplinaire nationale de l'ordre des médecins a rejeté l'appel formé par M. A... contre cette décision.

Par une ordonnance n° 461344 du 3 novembre 2022, la présidente de la 4ème chambre de la section du contentieux du Conseil d'Etat a, sur un pourvoi de M. A..., annulé cette ordonnance et renvoyé l'affaire devant la chambre disciplinaire nationale de l'ordre des médecins.

Par une décision du 14 mars 2024, la chambre disciplinaire nationale de l'ordre des médecins a rejeté l'appel formé par M. A... contre la décision du 9 décembre 2020 de la chambre disciplinaire de première instance.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 22 avril et 24 juin 2024 puis le 8 janvier 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cette décision ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de M. E... et du conseil régional d'Ile-de-France de l'ordre des médecins la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code de la santé publique ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Aurélien Gloux-Saliou, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Jean-François de Montgolfier, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Delamarre et Jehannin, avocat de M. A..., à la SCP Piwnica et Molinié, avocat de M. E..., et à la SARL Matuchansky, Poupot, Valdelièvre, Rameix, avocat du Conseil national de l'ordre des médecins ;


Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu'alors que le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne avait été saisi d'une demande en référé tendant à ce que soit suspendue l'exécution de la décision du 9 avril 2018 par laquelle le chef de l'unité de patients cérébrolésés du centre hospitalier universitaire de Reims avait prévu, à l'issue d'une procédure collégiale, d'arrêter la nutrition et l'hydratation artificielles de M. B... A... et d'assortir l'arrêt de ce traitement d'une sédation profonde et continue, M. E..., médecin spécialiste qualifié en médecine physique et de réadaptation, a, d'une part, cosigné avec plusieurs autres médecins et professionnels de santé une tribune intitulée " Il est manifeste que B... A... n'est pas en fin de vie ", publiée dans un quotidien national le 18 avril 2018, veille d'une première audience devant les juges des référés, et a, d'autre part, également cosigné le 20 janvier 2019, veille de la seconde audience tenue par les juges des référés après la réalisation d'une expertise, un courrier adressé au tribunal administratif mentionnant pour objet " expertise de M. B... A... " et relatif à l'expertise qui venait d'être réalisée. M. A..., neveu de M. B... A... et partie en défense devant le tribunal administratif, a porté plainte pour ces deux faits contre M. E... devant la chambre disciplinaire de première instance d'Ile-de-France de l'ordre des médecins, le conseil départemental de Seine-Saint-Denis de l'ordre des médecins s'étant associé à la plainte. Par une décision du 9 novembre 2020, la chambre disciplinaire a rejeté la plainte de M. A.... Par une ordonnance du 11 mars 2021, la présidente de la chambre disciplinaire nationale de l'ordre des médecins a rejeté l'appel formé par M. A... contre la décision de la chambre disciplinaire de première instance. Par une ordonnance du 3 novembre 2022, la présidente de la 4ème chambre de la section du contentieux du Conseil d'Etat a annulé cette ordonnance et renvoyé l'affaire devant la chambre disciplinaire nationale de l'ordre des médecins. Par une décision du 14 mars 2024, contre laquelle M. A... se pourvoit en cassation, la chambre disciplinaire nationale de l'ordre des médecins, statuant sur renvoi du Conseil d'Etat, a rejeté l'appel de M. A....

Sur le pourvoi :

2. Aux termes du premier alinéa de l'article R. 4127-56 du code de la santé publique : " Les médecins doivent entretenir entre eux des rapports de bonne confraternité ".

3. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que les termes employés dans la tribune du 18 avril 2018 mentionnée au point 1 font notamment état, pour qualifier la prise en charge de M. B... A... par l'équipe médicale du centre hospitalier universitaire de Reims, de " conditions de vie (...) aussi incompréhensibles qu'inadmissibles " qui " s'apparentent à une incarcération prolongée, indigne de son état, de sa personne, de ses proches (...), contraires à toute éthique et déontologie médicales " et " n'ayant pas d'autre finalité que de provoquer la mort d'un homme ", d'une prise en charge qualifiée d'" abandon thérapeutique et maltraitance sur personne vulnérable " et de ce que la décision d'arrêt des traitements prise par l'équipe médicale est " une euthanasie qui ne dit pas son nom " et qui traduit une " posture partisane, idéologique, déconnectée de la réalité ". En jugeant que, alors qu'il s'était associé expressément et personnellement, dans une tribune parue dans un journal national à grande audience, à l'usage de termes très agressifs pour formuler des accusations graves à l'égard de confrères précisément désignés, M. E... n'avait pas méconnu les dispositions citées ci-dessus de l'article R. 4127-56 du code de la santé publique, la chambre disciplinaire nationale de l'ordre des médecins n'a pas exactement qualifié les faits qui lui étaient soumis.

4. Il résulte de ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de son pourvoi, M. A... est fondé à demander l'annulation de la décision qu'il attaque.

5. Aux termes du second alinéa de l'article L. 821-2 du code de justice administrative : " Lorsque l'affaire fait l'objet d'un second pourvoi en cassation, le Conseil d'Etat statue définitivement sur cette affaire. " Le Conseil d'Etat étant saisi, en l'espèce, d'un second pourvoi en cassation, il lui incombe de régler l'affaire au fond.

Sur la recevabilité de la plainte :

6. Aux termes de l'article R. 4126-1 du code de la santé publique : " L'action disciplinaire contre un médecin (...) ne peut être introduite devant la chambre disciplinaire de première instance que par l'une des personnes ou autorités suivantes : / 1° Le conseil national ou le conseil départemental de l'ordre au tableau duquel le praticien poursuivi est inscrit à la date de la saisine de la juridiction, agissant de leur propre initiative ou à la suite de plaintes, formées notamment par les patients, les organismes locaux d'assurance maladie obligatoires, les médecins-conseils chefs ou responsables du service du contrôle médical placé auprès d'une caisse ou d'un organisme de sécurité sociale, les associations de défense des droits des patients, des usagers du système de santé ou des personnes en situation de précarité, qu'ils transmettent, le cas échéant en s'y associant, dans le cadre de la procédure prévue à l'article L. 4123-2 (...) ". Ces dispositions confèrent à toute personne lésée de manière suffisamment directe et certaine par le manquement d'un médecin à ses obligations déontologiques la faculté d'introduire, par une plainte portée devant le conseil départemental de l'ordre et transmise par celui-ci au juge disciplinaire, une action disciplinaire à l'encontre de ce médecin, en cas d'échec de la conciliation organisée conformément à l'article L. 4123-2 du même code.

7. Il résulte de l'instruction que, ainsi qu'il a été dit ci-dessus, M. A... avait la qualité de partie en défense dans l'instance devant les juges des référés du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, concomitamment à laquelle a été publiée la tribune du 18 avril 2018 puis produit le courrier du 20 janvier 2019, cosignés par M. E..., dans les conditions rappelées au point 1. A ce titre, dans les circonstances particulières de l'espèce, M. A... doit être regardé comme lésé de manière suffisamment directe et certaine par ce courrier et cette tribune. La fin de non-recevoir soulevée par M. E... doit donc être écartée.

Sur les manquements reprochés à M. E... :

8. En premier lieu, ainsi qu'il a été dit au point 3, M. E..., en cosignant la tribune du 18 avril 2018, a méconnu le premier alinéa de l'article R. 4127-56 du code de la santé publique. En revanche, les termes dans lesquels est rédigé le courrier du 20 janvier 2019 ne caractérisent pas une telle méconnaissance.

9. En deuxième lieu, aux termes de l'article R. 4127-28 du code de la santé publique : " La délivrance d'un rapport tendancieux ou d'un certificat de complaisance est interdite. "

10. D'une part, il résulte de l'instruction que M. E... et d'autres professionnels de santé se présentant comme " spécialistes de la prise en charge des personnes en état de conscience altérée " ont adressé le 20 janvier 2019 un courrier aux juges des référés du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne qui, saisis de la demande de suspension de l'exécution de la décision d'arrêt des traitements, avaient ordonné une expertise, dont le rapport, réalisé par un collège de trois experts désigné par une ordonnance du 3 juillet 2018 du président du tribunal, avait été remis au greffe du tribunal le 19 novembre 2018 et faisait le constat d'un " état végétatif permanent " du patient. Un tel courrier, s'il exprime une position critique concernant la méthodologie utilisée par les experts, ne revêt pas, en tout état de cause, de caractère tendancieux au sens des dispositions de l'article R. 4127-28 du code de la santé publique citées au point précédent. D'autre part, la tribune publiée le 18 avril 2018 ne constitue pas, eu égard à sa nature, à son objet et aux circonstances particulières liées au débat public alors ouvert, un rapport au sens de ces mêmes dispositions. Par suite, le manquement tiré de la méconnaissance de ces dispositions ne peut être retenu.

11. En troisième lieu, aux termes de l'article R. 4127-4 du code de la santé publique : " Le secret professionnel institué dans l'intérêt des patients s'impose à tout médecin dans les conditions établies par la loi. / Le secret couvre tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l'exercice de sa profession, c'est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu'il a vu, entendu ou compris. " Il ne résulte pas de l'instruction que M. E... ait eu connaissance dans l'exercice de sa profession des informations dont il fait état dans les deux documents qu'il a cosignés. Par suite, le manquement tiré de la méconnaissance de l'article R. 4127-4 du code de la santé publique ne peut être retenu.

12. En quatrième lieu, aux termes de l'article R. 4127-13 du code de la santé publique, dans sa rédaction applicable au litige : " Lorsque le médecin participe à une action d'information du public de caractère éducatif et sanitaire, quel qu'en soit le moyen de diffusion, il doit ne faire état que de données confirmées, faire preuve de prudence et avoir le souci des répercussions de ses propos auprès du public. Il doit se garder à cette occasion de toute attitude publicitaire, soit personnelle, soit en faveur des organismes où il exerce ou auxquels il prête son concours, soit en faveur d'une cause qui ne soit pas d'intérêt général. " Aux termes de l'article R. 4127-20 du même code, dans sa rédaction applicable au litige : " Le médecin doit veiller à l'usage qui est fait de son nom, de sa qualité ou de ses déclarations. / Il ne doit pas tolérer que les organismes, publics ou privés, où il exerce ou auxquels il prête son concours utilisent à des fins publicitaires son nom ou son activité professionnelle. " Enfin, aux termes de l'article R. 4127-31 de ce code : " Tout médecin doit s'abstenir, même en dehors de l'exercice de sa profession, de tout acte de nature à déconsidérer celle-ci. " En signant la tribune et le courrier litigieux, M. E... n'a ni participé à une action d'information du public de caractère éducatif et sanitaire, ni permis que son nom ou son activité professionnelle fussent utilisés à des fins publicitaires, ni encore porté atteinte à la considération du corps médical. Par suite, il n'a pas méconnu les articles R. 4127-13, R. 4127-20 et R. 4127-31 du code de la santé publique.

Sur la sanction :

13. Aux termes de l'article L. 4124-6 du code de la santé publique, le médecin encourt, en cas de manquement aux règles déontologiques de la profession, les sanctions disciplinaires suivantes : " 1° L'avertissement ; / 2° Le blâme ; / 3° L'interdiction temporaire avec ou sans sursis ou l'interdiction permanente d'exercer une, plusieurs ou la totalité des fonctions de médecin (...) conférées ou rétribuées par l'Etat, les départements, les communes, les établissements publics, les établissements reconnus d'utilité publique ou des mêmes fonctions accomplies en application des lois sociales ; / 4° L'interdiction temporaire d'exercer avec ou sans sursis ; cette interdiction ne pouvant excéder trois années ; / 5° La radiation du tableau de l'ordre (...) ".

14. Le manquement relevé au point 8 justifie que soit prononcée une sanction disciplinaire. Eu égard, d'une part, à sa nature et à sa gravité, mais d'autre part, à son ancienneté, au contexte du débat public dans lequel il a été commis et à l'absence d'antécédents disciplinaires de l'intéressé, il y a lieu d'infliger à M. E... la sanction du blâme.

15. Dès lors, M. A... est fondé à soutenir que c'est à tort que la chambre disciplinaire de première instance d'Ile-de-France de l'ordre des médecins a rejeté sa plainte.

Sur les frais de l'instance :

16. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de M. E... une somme de 3 000 euros à verser à M. A... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Les mêmes dispositions font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de M. A..., qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, ainsi qu'à la charge du conseil régional d'Ile-de-France de l'ordre des médecins, qui n'est pas partie à la présente instance.



D E C I D E :
--------------
Article 1er : La décision du 14 mars 2024 de la chambre disciplinaire nationale de l'ordre des médecins est annulée.
Article 2 : La décision du 9 décembre 2020 de la chambre disciplinaire de première instance d'Ile-de-France est annulée.
Article 3 : Un blâme est infligé à M. E....
Article 4 : M. E... versera à M. A... une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Les conclusions présentées par M. E... et le surplus des conclusions présentées par M. A... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à M. D... A... et M. C... E....
Copie en sera adressée au Conseil national de l'ordre des médecins et au conseil départemental de Seine-Saint-Denis de l'ordre des médecins.


Voir aussi