Conseil d'État
N° 496074
ECLI:FR:CECHR:2025:496074.20251128
Inédit au recueil Lebon
1ère - 4ème chambres réunies
M. Cyril Noël, rapporteur
CHANEL, avocats
Lecture du vendredi 28 novembre 2025
Vu la procédure suivante :
Par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 16 juillet et 17 octobre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Learning Management Développement demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir les délibérations n° 2024-05-11 à 2024-05-238 du 16 mai 2024 du conseil d'administration de France compétences relatives au niveau de prise en charge des contrats d'apprentissage définis par les branches ;
2°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2024-695 du 5 juillet 2024 relatif à la fixation des niveaux de prise en charge des contrats d'apprentissage ;
3°) de mettre à la charge de France compétences et de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la constitution, notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;
- le code du travail ;
- la loi n° 2018-771 du 25 septembre 2018 ;
- le décret n° 2024-30 du 24 janvier 2024 ;
- le décret n° 2024-210 du 11 mars 2024 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Cyril Noël, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Mathieu Le Coq, rapporteur public ;
Considérant ce qui suit :
Sur le cadre juridique du litige :
1. Aux termes de l'article L. 6123-5 du code du travail : " France compétences est une institution nationale publique dotée de la personnalité morale et de l'autonomie financière. Elle a pour mission :/ 1° De verser aux opérateurs de compétences mentionnés à l'article L. 6332-1 des fonds pour un financement complémentaire des contrats d'apprentissage et de professionnalisation (...) ;/ 4° bis De prendre toute mesure visant à l'équilibre du budget dont elle a la charge, notamment en révisant les recommandations mentionnées aux a et f du 10° du présent article. (...) / 6° D'assurer la veille, l'observation et la transparence des coûts et des règles de prise en charge en matière de formation professionnelle, lorsque les prestataires perçoivent un financement d'un opérateur de compétences, (...) de collecter à cette fin les informations transmises par les prestataires de formation et de publier des indicateurs permettant d'apprécier la valeur ajoutée des actions de formation (...). Les centres de formation d'apprentis ont l'obligation de transmettre à France compétences tout élément relatif à la détermination de leurs coûts (...) / 10° D'émettre des recommandations sur : / a) Le niveau et les règles de prise en charge du financement de l'alternance afin de favoriser leur convergence et de concourir à l'objectif d'équilibre financier du système de la formation professionnelle continue et de l'apprentissage (...) ".
2. Le I de l'article L. 6332-14 du même code prévoit que : " L'opérateur de compétences prend en charge au titre de la section financière mentionnée au 1° de l'article L. 6332-3 : / 1° Les contrats d'apprentissage et de professionnalisation au niveau de prise en charge fixé par les branches ou, à défaut, par un accord collectif conclu entre les organisations représentatives d'employeurs et de salariés signataires d'un accord constitutif d'un opérateur de compétences interprofessionnel gestionnaire des fonds de la formation professionnelle continue. Ce niveau est déterminé pour les contrats d'apprentissage en fonction du domaine d'activité du titre ou du diplôme visé. Ces niveaux de prise en charge prennent en compte les recommandations de France compétences mentionnées au 10° de l'article L. 6123-5 en matière d'observation des coûts et de niveaux de prise en charge. Les niveaux de prise en charge fixés par les branches peuvent faire l'objet de modulations en fonction de critères et selon un montant déterminés par décret (...). A défaut de fixation du niveau de la prise en charge ou de prise en compte des recommandations à une date et dans un délai fixés par voie réglementaire, les modalités de détermination de la prise en charge sont définies par décret (...) ".
3. Aux termes de l'article D. 6332-79 de ce code : " I.- Lorsque France compétences identifie des contrats d'apprentissage dont le niveau de prise en charge n'a pas été fixé, elle invite les branches concernées, par tout moyen donnant date certaine à la réception de cette demande, à le déterminer, / II.- Les commissions paritaires nationales de l'emploi, ou le cas échéant les commissions paritaires des branches professionnelles, disposent de deux mois à compter de cette demande pour transmettre le niveau de prise en charge qu'elles ont déterminé en application de l'article D. 6332-78 à l'opérateur de compétences dont elles relèvent, qui le communique à France compétences. / III.- A compter de la réception des niveaux de prise en charge fixés en application du II, France compétences dispose d'un délai de deux mois pour émettre ses recommandations prévues au 10° de l'article L. 6123-5. / IV.- La prise en compte des recommandations de France compétences prévue au 1° du I de l'article L. 6332-14 est assurée dans un délai d'un mois à compter de leur réception par la commission paritaire nationale de l'emploi ou le cas échéant la commission paritaire de la branche professionnelle concernée. / V.- Le niveau de prise en charge du contrat d'apprentissage est établi pour une période minimale de deux ans (...) " et aux termes de l'article D. 6332-79-1 : " I.- Lorsque France compétences révise les recommandations au cours de la période de deux ans prévue aux IV de l'article D. 6332-78-1 et V de l'article D. 6332-79, elle invite les branches professionnelles, par tout moyen donnant date certaine à la réception de cette demande, à prendre en compte ses recommandations dans un délai d'un mois. / II.- A compter du terme du délai d'un mois fixé au I, à défaut de la prise en compte des recommandations de France compétences par la commission paritaire nationale de l'emploi ou le cas échéant la commission paritaire de la branche professionnelle concernée, le décret mentionné à l'article D. 6332-78-2 fixe le niveau de prise en charge du contrat d'apprentissage. Il fixe également la date de conclusion des contrats d'apprentissage à compter de laquelle s'appliquent à ces contrats les niveaux de prise en charge déterminés en application du présent article ".
4. Par des délibérations du 16 mai 2024, le conseil d'administration de France compétences a adopté de nouvelles recommandations de niveau de prise en charge des contrats d'apprentissage pour une partie des certifications de niveau 6 et 7, correspondant au minimum à des formations de niveau bac + 3, ainsi que pour de nouvelles certifications ou des certifications substantiellement modifiées, recommandations émises par branche professionnelle et par certification et prenant la forme, pour chaque certification de chaque branche concernée, d'un niveau minimum de prise en charge, d'un niveau maximum et d'un niveau de référence compris entre ces deux valeurs. Un décret du 5 juillet 2024 a ensuite fixé les niveaux de prise en charge par défaut des contrats d'apprentissage correspondant à ces certifications. La société Learning management développement demande l'annulation pour excès de pouvoir de ces délibérations et de ce décret.
Sur la légalité externe :
5. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier que, s'agissant des recommandations émises pour des certifications qui n'étaient pas nouvelles ou n'avaient pas fait l'objet de modifications substantielles, les délibérations en litige ont été prises dans le cadre d'une révision par France compétences de ses recommandations opérée sur le fondement, non des dispositions de l'article D. 6332-79 du code du travail régissant la fixation du niveau de prise en charge des contrats d'apprentissage, mais de celles précitées de l'article D. 6332-79-1 du même code, au cours de la période de deux ans pour laquelle les niveaux de prise en charge des contrats d'apprentissage avaient été établis, en vue de réduire les écarts entre ces niveaux et les coûts moyens constatés. France compétences n'avait dès lors pas, contrairement à ce qui est soutenu, à inviter au préalable les branches professionnelles à déterminer les niveaux de prise en charge de ces certifications.
6. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier que toutes les branches professionnelles concernées par cette révision ont été destinataires le 22 mai 2024 d'un courriel de France compétences auquel était joint un courrier, également envoyé par voie postale, leur notifiant ses recommandations révisées et les invitant à les prendre en compte dans un délai d'un mois, conformément aux dispositions du I de l'article D. 6332-79-1 du code du travail cité au point 3. Le moyen tiré de ce que le décret du 5 juillet 2024 aurait été pris sans que France compétences ait, au moins un mois avant son édiction, invité l'ensemble des branches professionnelles à prendre en compte ses recommandations, manque donc en fait.
7. En troisième lieu, l'article 1er du décret du 24 janvier 2024 relatif aux attributions du ministre du travail, de la santé et des solidarités prévoit que celui-ci " met en oeuvre la politique du Gouvernement dans les domaines (...) de l'apprentissage, de la formation professionnelle (...) ". Il ressort des pièces du dossier que ce ministre était représenté lors de la réunion de la Commission nationale de la négociation collective, de l'emploi et de la formation professionnelle du 21 juin 2024. Dès lors, le moyen tiré de ce que l'avis de cette commission, au visa duquel est pris le décret attaqué, aurait été émis sans qu'elle comprenne, comme le prévoient les dispositions du II de l'article R. 2272-1 du code du travail, le ministre de la formation professionnelle ou son représentant manque en fait.
Sur la légalité interne :
8. Il ressort des pièces du dossier que pour procéder à la révision de ses recommandations de niveaux de prise en charge, France compétences a d'abord déterminé une valeur de référence pour 2024 du niveau de prise en charge des contrats d'apprentissage de chaque certification, égale à la valeur moyenne observée en 2022, sur la base des coûts constatés qui lui ont été transmis toutes branches confondues par les centres de formation des apprentis, majorée de 10 % pour tenir compte de l'inflation et de 20 % lorsqu'elle ne disposait pas des coûts constatés ou que les coûts constatés étaient insuffisamment nombreux pour qu'ils puissent être regardés comme représentatifs. Les recommandations révisées émises le 16 mai 2024 par France compétences ont porté sur les seules certifications dont les niveaux de prise en charge en vigueur étaient supérieurs à cette valeur de référence et ont consisté à leur appliquer, pour définir le nouveau niveau maximal de prise en charge recommandé, une baisse de 15 % pour les certifications de niveau 7, baisse ne pouvant toutefois conduire à recommander un niveau inférieur à la valeur de référence pour 2024 ou supérieur au plafond général de 12 000 euros applicable à toutes les branches et toutes les certifications.
9. En premier lieu, la circonstance, au demeurant non établie, que les recommandations émises par France compétences n'auraient pas suivi les annonces qui auraient été faites par voie de presse par le haut-commissaire à l'enseignement et à la formation professionnelle est sans incidence sur leur légalité, de même que sur celle du décret.
10. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier que la méthode décrite au point 8 a été communiquée aux branches professionnelles et appliquée de manière uniforme à toutes les certifications concernées, y compris la certification de niveau 7 de " manager des stratégies marketing et communication " proposée par la société requérante, sans qu'aucune erreur de calcul de la valeur de référence applicable à ces certifications ne ressorte, contrairement à ce qu'elle soutient, des pièces du dossier.
11. A cet égard, si certaines certifications n'ont pas vu leur niveau de prise en charge maximal abaissé par les recommandations litigieuses, ni leur valeur de carence réduite par le décret attaqué, il ressort des pièces du dossier que leur niveau n'excédait pas la valeur de référence pour 2024. De même, si la société requérante fait valoir que certaines certifications proches de la sienne bénéficient d'un niveau de prise en charge plus favorable, il ressort des pièces du dossier que ces certifications ont vu leur niveau de prise en charge modifié selon la même méthode, hormis celles qui, étant des certifications nouvelles ou substantiellement modifiées ont vu leur niveau de prise en charge élaboré sur le fondement, non de la procédure de révision, mais sur celui de la procédure prévue à l'article R. 6332-79 du code du travail.
12. Il en résulte, par suite, que la société requérante n'est pas fondée à soutenir que les recommandations et le décret attaqués auraient fixé des niveaux de prise en charge d'une manière arbitraire, les entachant d'erreur manifeste d'appréciation.
13. En troisième lieu, il ressort des pièces du dossier qu'il existe de grandes disparités entre les centres de formation des apprentis, les plus petits d'entre eux ayant des taux de marge beaucoup plus faibles et des remontées comptables auprès de France compétences d'une fiabilité très variable. En retenant, pour fixer la valeur de référence pour 2024, lorsqu'elle ne disposait pas de données statistiquement représentatives sur ces coûts, un coefficient de majoration des coûts de certification des centres de formation des apprentis en 2022 de 20 %, au lieu de 10 % dans les autres cas, les recommandations attaquées tiennent compte de ces disparités et de l'atteinte susceptible d'être portée par la baisse du niveau de prise en charge à la situation des centres de formation concernés. Par suite, elles ne méconnaissent pas les dispositions du 10° de l'article L. 6123-5 du code du travail et ne sont pas entachées d'erreur manifeste d'appréciation.
14. En quatrième lieu, aucune disposition ni aucun principe n'impose à France compétences, lorsqu'elle révise ses recommandations, sur le fondement des dispositions du I de l'article D. 6332-79-1 du code du travail, au cours de la période de deux ans pour laquelle les niveaux de prise en charge des contrats d'apprentissage ont été établis, de le faire pour l'ensemble des niveaux de certification. Par suite, le moyen tiré de ce que les délibérations attaquées seraient entachées d'illégalité en ce que la révision ne porterait que sur les certifications de niveau 6 et 7 et non sur les autres est inopérant. Il ressort au demeurant des pièces du dossier que France compétences a, pour décider de faire porter la révision sur ces niveaux de certification, entendu tenir compte de la valeur ajoutée de la politique d'apprentissage pour l'insertion professionnelle des personnes disposant des formations en cause, conformément à la mission que le législateur lui a assignée.
15. En cinquième lieu, il résulte de ce qui est rappelé au point 8 que la baisse du niveau de prise en charge induite par les recommandations litigieuses ne peut conduire ni à un niveau de prise en charge inférieur aux coûts réels constatés, ni à un niveau inférieur à celui des certifications dont le niveau de prise en charge n'a pas été révisé. Il s'ensuit que, contrairement à ce que soutient la société requérante, ces recommandations n'entraînent pas, entre les certifications révisées et celles qui ne le sont pas, d'écarts de prise en charge qui seraient entachés d'erreur manifeste d'appréciation.
16. En sixième lieu, si le décret attaqué fixe, s'agissant de la branche des établissements privés sous contrat, la valeur de carence du niveau de prise en charge de la certification proposée par la société requérante à un niveau inférieur de plus de 15 % à celui qui était effectivement pratiqué en 2024, la méthode décrite au point 8, élaborée pour la révision des seules recommandations de France compétence, ne peut être opposable au décret, dont les dispositions ne trouvent à s'appliquer, conformément aux dispositions du I de l'article L. 6332-14 du code du travail citées au point 3, qu'à défaut que cette branche applique les recommandations de France compétences, qui autorisent un niveau de prise en charge supérieur.
17. En septième lieu, il résulte de ce qui précède que la société requérante n'est pas fondée à soutenir que, pour les motifs auxquels il est répondu aux points 8 à 16, les délibérations et le décret attaqué méconnaîtraient, en raison des modalités de fixation des nouveaux niveaux de prise en charge, le principe d'égalité applicable aux opérateurs de la formation professionnelle. Le moyen tiré de ce qu'ils porteraient atteinte, pour les mêmes motifs, à l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à la formation professionnelle garanti par le treizième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, ne peut dès lors et en tout état de cause qu'être également écarté.
18. En dernier lieu, si, en vertu de l'article D. 6332-79 du code du travail, le niveau de prise en charge du contrat d'apprentissage est établi pour une période minimale de deux ans, les dispositions du IV de l'article D. 6332-78-1 du même code précisent que cette stabilité est admise " sans préjudice des modifications rendues nécessaires par la prise en compte des recommandations de France compétences ". Dès lors, la société requérante ne peut utilement soutenir qu'elle aurait disposé d'une espérance légitime à bénéficier d'un niveau de prise en charge des contrats d'apprentissage stable pendant au moins deux ans pour se prévaloir d'une créance constitutive d'un bien au sens et pour l'application des stipulations combinées de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 1er de son premier protocole additionnel.
19. Il résulte de tout ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les fins de non-recevoir opposées en défense, la société Learning Management Développement n'est pas fondée à demander l'annulation des délibérations et du décret qu'elle attaque.
20. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat ou de France compétences, qui ne sont pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il y a lieu en revanche, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société Learning Management Développement une somme de 3 000 euros à verser à France compétences au titre des mêmes dispositions.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : La requête de la société Learning Management Développement est rejetée.
Article 2 : La société Learning Management Développement versera à France compétences une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société Learning Management Développement, au ministre du travail et des solidarités et à France compétences.
Délibéré à l'issue de la séance du 12 novembre 2025 où siégeaient : M. Denis Piveteau, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Gaëlle Dumortier, Mme Anne Courrèges, présidentes de chambre ; M. Jean-Luc Nevache, Mme Marie-Astrid Nicolazo de Barmon, M. Raphaël Chambon, M. Jean-Dominique Langlais, M. Jean-Luc Matt, conseillers d'Etat et M. Cyril Noël, maître des requêtes-rapporteur.
Rendu le 28 novembre 2025.
Le président :
Signé : M. Denis Piveteau
Le rapporteur :
Signé : M. Cyril Noël
Le secrétaire :
Signé : M. Hervé Herber
N° 496074
ECLI:FR:CECHR:2025:496074.20251128
Inédit au recueil Lebon
1ère - 4ème chambres réunies
M. Cyril Noël, rapporteur
CHANEL, avocats
Lecture du vendredi 28 novembre 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 16 juillet et 17 octobre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Learning Management Développement demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir les délibérations n° 2024-05-11 à 2024-05-238 du 16 mai 2024 du conseil d'administration de France compétences relatives au niveau de prise en charge des contrats d'apprentissage définis par les branches ;
2°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2024-695 du 5 juillet 2024 relatif à la fixation des niveaux de prise en charge des contrats d'apprentissage ;
3°) de mettre à la charge de France compétences et de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la constitution, notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;
- le code du travail ;
- la loi n° 2018-771 du 25 septembre 2018 ;
- le décret n° 2024-30 du 24 janvier 2024 ;
- le décret n° 2024-210 du 11 mars 2024 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Cyril Noël, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Mathieu Le Coq, rapporteur public ;
Considérant ce qui suit :
Sur le cadre juridique du litige :
1. Aux termes de l'article L. 6123-5 du code du travail : " France compétences est une institution nationale publique dotée de la personnalité morale et de l'autonomie financière. Elle a pour mission :/ 1° De verser aux opérateurs de compétences mentionnés à l'article L. 6332-1 des fonds pour un financement complémentaire des contrats d'apprentissage et de professionnalisation (...) ;/ 4° bis De prendre toute mesure visant à l'équilibre du budget dont elle a la charge, notamment en révisant les recommandations mentionnées aux a et f du 10° du présent article. (...) / 6° D'assurer la veille, l'observation et la transparence des coûts et des règles de prise en charge en matière de formation professionnelle, lorsque les prestataires perçoivent un financement d'un opérateur de compétences, (...) de collecter à cette fin les informations transmises par les prestataires de formation et de publier des indicateurs permettant d'apprécier la valeur ajoutée des actions de formation (...). Les centres de formation d'apprentis ont l'obligation de transmettre à France compétences tout élément relatif à la détermination de leurs coûts (...) / 10° D'émettre des recommandations sur : / a) Le niveau et les règles de prise en charge du financement de l'alternance afin de favoriser leur convergence et de concourir à l'objectif d'équilibre financier du système de la formation professionnelle continue et de l'apprentissage (...) ".
2. Le I de l'article L. 6332-14 du même code prévoit que : " L'opérateur de compétences prend en charge au titre de la section financière mentionnée au 1° de l'article L. 6332-3 : / 1° Les contrats d'apprentissage et de professionnalisation au niveau de prise en charge fixé par les branches ou, à défaut, par un accord collectif conclu entre les organisations représentatives d'employeurs et de salariés signataires d'un accord constitutif d'un opérateur de compétences interprofessionnel gestionnaire des fonds de la formation professionnelle continue. Ce niveau est déterminé pour les contrats d'apprentissage en fonction du domaine d'activité du titre ou du diplôme visé. Ces niveaux de prise en charge prennent en compte les recommandations de France compétences mentionnées au 10° de l'article L. 6123-5 en matière d'observation des coûts et de niveaux de prise en charge. Les niveaux de prise en charge fixés par les branches peuvent faire l'objet de modulations en fonction de critères et selon un montant déterminés par décret (...). A défaut de fixation du niveau de la prise en charge ou de prise en compte des recommandations à une date et dans un délai fixés par voie réglementaire, les modalités de détermination de la prise en charge sont définies par décret (...) ".
3. Aux termes de l'article D. 6332-79 de ce code : " I.- Lorsque France compétences identifie des contrats d'apprentissage dont le niveau de prise en charge n'a pas été fixé, elle invite les branches concernées, par tout moyen donnant date certaine à la réception de cette demande, à le déterminer, / II.- Les commissions paritaires nationales de l'emploi, ou le cas échéant les commissions paritaires des branches professionnelles, disposent de deux mois à compter de cette demande pour transmettre le niveau de prise en charge qu'elles ont déterminé en application de l'article D. 6332-78 à l'opérateur de compétences dont elles relèvent, qui le communique à France compétences. / III.- A compter de la réception des niveaux de prise en charge fixés en application du II, France compétences dispose d'un délai de deux mois pour émettre ses recommandations prévues au 10° de l'article L. 6123-5. / IV.- La prise en compte des recommandations de France compétences prévue au 1° du I de l'article L. 6332-14 est assurée dans un délai d'un mois à compter de leur réception par la commission paritaire nationale de l'emploi ou le cas échéant la commission paritaire de la branche professionnelle concernée. / V.- Le niveau de prise en charge du contrat d'apprentissage est établi pour une période minimale de deux ans (...) " et aux termes de l'article D. 6332-79-1 : " I.- Lorsque France compétences révise les recommandations au cours de la période de deux ans prévue aux IV de l'article D. 6332-78-1 et V de l'article D. 6332-79, elle invite les branches professionnelles, par tout moyen donnant date certaine à la réception de cette demande, à prendre en compte ses recommandations dans un délai d'un mois. / II.- A compter du terme du délai d'un mois fixé au I, à défaut de la prise en compte des recommandations de France compétences par la commission paritaire nationale de l'emploi ou le cas échéant la commission paritaire de la branche professionnelle concernée, le décret mentionné à l'article D. 6332-78-2 fixe le niveau de prise en charge du contrat d'apprentissage. Il fixe également la date de conclusion des contrats d'apprentissage à compter de laquelle s'appliquent à ces contrats les niveaux de prise en charge déterminés en application du présent article ".
4. Par des délibérations du 16 mai 2024, le conseil d'administration de France compétences a adopté de nouvelles recommandations de niveau de prise en charge des contrats d'apprentissage pour une partie des certifications de niveau 6 et 7, correspondant au minimum à des formations de niveau bac + 3, ainsi que pour de nouvelles certifications ou des certifications substantiellement modifiées, recommandations émises par branche professionnelle et par certification et prenant la forme, pour chaque certification de chaque branche concernée, d'un niveau minimum de prise en charge, d'un niveau maximum et d'un niveau de référence compris entre ces deux valeurs. Un décret du 5 juillet 2024 a ensuite fixé les niveaux de prise en charge par défaut des contrats d'apprentissage correspondant à ces certifications. La société Learning management développement demande l'annulation pour excès de pouvoir de ces délibérations et de ce décret.
Sur la légalité externe :
5. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier que, s'agissant des recommandations émises pour des certifications qui n'étaient pas nouvelles ou n'avaient pas fait l'objet de modifications substantielles, les délibérations en litige ont été prises dans le cadre d'une révision par France compétences de ses recommandations opérée sur le fondement, non des dispositions de l'article D. 6332-79 du code du travail régissant la fixation du niveau de prise en charge des contrats d'apprentissage, mais de celles précitées de l'article D. 6332-79-1 du même code, au cours de la période de deux ans pour laquelle les niveaux de prise en charge des contrats d'apprentissage avaient été établis, en vue de réduire les écarts entre ces niveaux et les coûts moyens constatés. France compétences n'avait dès lors pas, contrairement à ce qui est soutenu, à inviter au préalable les branches professionnelles à déterminer les niveaux de prise en charge de ces certifications.
6. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier que toutes les branches professionnelles concernées par cette révision ont été destinataires le 22 mai 2024 d'un courriel de France compétences auquel était joint un courrier, également envoyé par voie postale, leur notifiant ses recommandations révisées et les invitant à les prendre en compte dans un délai d'un mois, conformément aux dispositions du I de l'article D. 6332-79-1 du code du travail cité au point 3. Le moyen tiré de ce que le décret du 5 juillet 2024 aurait été pris sans que France compétences ait, au moins un mois avant son édiction, invité l'ensemble des branches professionnelles à prendre en compte ses recommandations, manque donc en fait.
7. En troisième lieu, l'article 1er du décret du 24 janvier 2024 relatif aux attributions du ministre du travail, de la santé et des solidarités prévoit que celui-ci " met en oeuvre la politique du Gouvernement dans les domaines (...) de l'apprentissage, de la formation professionnelle (...) ". Il ressort des pièces du dossier que ce ministre était représenté lors de la réunion de la Commission nationale de la négociation collective, de l'emploi et de la formation professionnelle du 21 juin 2024. Dès lors, le moyen tiré de ce que l'avis de cette commission, au visa duquel est pris le décret attaqué, aurait été émis sans qu'elle comprenne, comme le prévoient les dispositions du II de l'article R. 2272-1 du code du travail, le ministre de la formation professionnelle ou son représentant manque en fait.
Sur la légalité interne :
8. Il ressort des pièces du dossier que pour procéder à la révision de ses recommandations de niveaux de prise en charge, France compétences a d'abord déterminé une valeur de référence pour 2024 du niveau de prise en charge des contrats d'apprentissage de chaque certification, égale à la valeur moyenne observée en 2022, sur la base des coûts constatés qui lui ont été transmis toutes branches confondues par les centres de formation des apprentis, majorée de 10 % pour tenir compte de l'inflation et de 20 % lorsqu'elle ne disposait pas des coûts constatés ou que les coûts constatés étaient insuffisamment nombreux pour qu'ils puissent être regardés comme représentatifs. Les recommandations révisées émises le 16 mai 2024 par France compétences ont porté sur les seules certifications dont les niveaux de prise en charge en vigueur étaient supérieurs à cette valeur de référence et ont consisté à leur appliquer, pour définir le nouveau niveau maximal de prise en charge recommandé, une baisse de 15 % pour les certifications de niveau 7, baisse ne pouvant toutefois conduire à recommander un niveau inférieur à la valeur de référence pour 2024 ou supérieur au plafond général de 12 000 euros applicable à toutes les branches et toutes les certifications.
9. En premier lieu, la circonstance, au demeurant non établie, que les recommandations émises par France compétences n'auraient pas suivi les annonces qui auraient été faites par voie de presse par le haut-commissaire à l'enseignement et à la formation professionnelle est sans incidence sur leur légalité, de même que sur celle du décret.
10. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier que la méthode décrite au point 8 a été communiquée aux branches professionnelles et appliquée de manière uniforme à toutes les certifications concernées, y compris la certification de niveau 7 de " manager des stratégies marketing et communication " proposée par la société requérante, sans qu'aucune erreur de calcul de la valeur de référence applicable à ces certifications ne ressorte, contrairement à ce qu'elle soutient, des pièces du dossier.
11. A cet égard, si certaines certifications n'ont pas vu leur niveau de prise en charge maximal abaissé par les recommandations litigieuses, ni leur valeur de carence réduite par le décret attaqué, il ressort des pièces du dossier que leur niveau n'excédait pas la valeur de référence pour 2024. De même, si la société requérante fait valoir que certaines certifications proches de la sienne bénéficient d'un niveau de prise en charge plus favorable, il ressort des pièces du dossier que ces certifications ont vu leur niveau de prise en charge modifié selon la même méthode, hormis celles qui, étant des certifications nouvelles ou substantiellement modifiées ont vu leur niveau de prise en charge élaboré sur le fondement, non de la procédure de révision, mais sur celui de la procédure prévue à l'article R. 6332-79 du code du travail.
12. Il en résulte, par suite, que la société requérante n'est pas fondée à soutenir que les recommandations et le décret attaqués auraient fixé des niveaux de prise en charge d'une manière arbitraire, les entachant d'erreur manifeste d'appréciation.
13. En troisième lieu, il ressort des pièces du dossier qu'il existe de grandes disparités entre les centres de formation des apprentis, les plus petits d'entre eux ayant des taux de marge beaucoup plus faibles et des remontées comptables auprès de France compétences d'une fiabilité très variable. En retenant, pour fixer la valeur de référence pour 2024, lorsqu'elle ne disposait pas de données statistiquement représentatives sur ces coûts, un coefficient de majoration des coûts de certification des centres de formation des apprentis en 2022 de 20 %, au lieu de 10 % dans les autres cas, les recommandations attaquées tiennent compte de ces disparités et de l'atteinte susceptible d'être portée par la baisse du niveau de prise en charge à la situation des centres de formation concernés. Par suite, elles ne méconnaissent pas les dispositions du 10° de l'article L. 6123-5 du code du travail et ne sont pas entachées d'erreur manifeste d'appréciation.
14. En quatrième lieu, aucune disposition ni aucun principe n'impose à France compétences, lorsqu'elle révise ses recommandations, sur le fondement des dispositions du I de l'article D. 6332-79-1 du code du travail, au cours de la période de deux ans pour laquelle les niveaux de prise en charge des contrats d'apprentissage ont été établis, de le faire pour l'ensemble des niveaux de certification. Par suite, le moyen tiré de ce que les délibérations attaquées seraient entachées d'illégalité en ce que la révision ne porterait que sur les certifications de niveau 6 et 7 et non sur les autres est inopérant. Il ressort au demeurant des pièces du dossier que France compétences a, pour décider de faire porter la révision sur ces niveaux de certification, entendu tenir compte de la valeur ajoutée de la politique d'apprentissage pour l'insertion professionnelle des personnes disposant des formations en cause, conformément à la mission que le législateur lui a assignée.
15. En cinquième lieu, il résulte de ce qui est rappelé au point 8 que la baisse du niveau de prise en charge induite par les recommandations litigieuses ne peut conduire ni à un niveau de prise en charge inférieur aux coûts réels constatés, ni à un niveau inférieur à celui des certifications dont le niveau de prise en charge n'a pas été révisé. Il s'ensuit que, contrairement à ce que soutient la société requérante, ces recommandations n'entraînent pas, entre les certifications révisées et celles qui ne le sont pas, d'écarts de prise en charge qui seraient entachés d'erreur manifeste d'appréciation.
16. En sixième lieu, si le décret attaqué fixe, s'agissant de la branche des établissements privés sous contrat, la valeur de carence du niveau de prise en charge de la certification proposée par la société requérante à un niveau inférieur de plus de 15 % à celui qui était effectivement pratiqué en 2024, la méthode décrite au point 8, élaborée pour la révision des seules recommandations de France compétence, ne peut être opposable au décret, dont les dispositions ne trouvent à s'appliquer, conformément aux dispositions du I de l'article L. 6332-14 du code du travail citées au point 3, qu'à défaut que cette branche applique les recommandations de France compétences, qui autorisent un niveau de prise en charge supérieur.
17. En septième lieu, il résulte de ce qui précède que la société requérante n'est pas fondée à soutenir que, pour les motifs auxquels il est répondu aux points 8 à 16, les délibérations et le décret attaqué méconnaîtraient, en raison des modalités de fixation des nouveaux niveaux de prise en charge, le principe d'égalité applicable aux opérateurs de la formation professionnelle. Le moyen tiré de ce qu'ils porteraient atteinte, pour les mêmes motifs, à l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à la formation professionnelle garanti par le treizième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, ne peut dès lors et en tout état de cause qu'être également écarté.
18. En dernier lieu, si, en vertu de l'article D. 6332-79 du code du travail, le niveau de prise en charge du contrat d'apprentissage est établi pour une période minimale de deux ans, les dispositions du IV de l'article D. 6332-78-1 du même code précisent que cette stabilité est admise " sans préjudice des modifications rendues nécessaires par la prise en compte des recommandations de France compétences ". Dès lors, la société requérante ne peut utilement soutenir qu'elle aurait disposé d'une espérance légitime à bénéficier d'un niveau de prise en charge des contrats d'apprentissage stable pendant au moins deux ans pour se prévaloir d'une créance constitutive d'un bien au sens et pour l'application des stipulations combinées de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 1er de son premier protocole additionnel.
19. Il résulte de tout ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les fins de non-recevoir opposées en défense, la société Learning Management Développement n'est pas fondée à demander l'annulation des délibérations et du décret qu'elle attaque.
20. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat ou de France compétences, qui ne sont pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il y a lieu en revanche, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société Learning Management Développement une somme de 3 000 euros à verser à France compétences au titre des mêmes dispositions.
D E C I D E :
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Article 1er : La requête de la société Learning Management Développement est rejetée.
Article 2 : La société Learning Management Développement versera à France compétences une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société Learning Management Développement, au ministre du travail et des solidarités et à France compétences.
Délibéré à l'issue de la séance du 12 novembre 2025 où siégeaient : M. Denis Piveteau, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Gaëlle Dumortier, Mme Anne Courrèges, présidentes de chambre ; M. Jean-Luc Nevache, Mme Marie-Astrid Nicolazo de Barmon, M. Raphaël Chambon, M. Jean-Dominique Langlais, M. Jean-Luc Matt, conseillers d'Etat et M. Cyril Noël, maître des requêtes-rapporteur.
Rendu le 28 novembre 2025.
Le président :
Signé : M. Denis Piveteau
Le rapporteur :
Signé : M. Cyril Noël
Le secrétaire :
Signé : M. Hervé Herber