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Ariane Web: Conseil d'État 465963, lecture du 10 décembre 2025, ECLI:FR:CECHS:2025:465963.20251210

Décision n° 465963
10 décembre 2025
Conseil d'État

N° 465963
ECLI:FR:CECHS:2025:465963.20251210
Inédit au recueil Lebon
9ème chambre
M. Olivier Guiard, rapporteur
SCP L. POULET-ODENT, avocats


Lecture du mercredi 10 décembre 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une décision du 18 juin 2024, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux sur le pourvoi de la société Galerie Karsten Greve tendant à l'annulation de l'arrêt n° 21PA00400 du 1er juin 2022 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel formé par cette société contre le jugement n° 1812825 du 25 novembre 2020 du tribunal administratif de Paris rejetant sa demande tendant à la décharge des rappels de taxe sur la valeur ajoutée qui lui ont été réclamés au titre de la période du 1er janvier au 31 décembre 2014, ainsi que des pénalités correspondantes, a sursis à statuer jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée sur les questions suivantes :

1°) Les dispositions du b) du paragraphe 1 de l'article 316 de la directive du 28 novembre 2006, combinées à celles du 2) du paragraphe 1 de son article 311 et à celles de son annexe IX, partie A, doivent-elles être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à ce qu'une personne morale telle qu'une société soit regardée, au sens et pour l'application de ces dispositions, comme " l'auteur " d'un tableau '

2°) En cas de réponse négative à la première question, quels critères doivent être pris en compte pour admettre qu'une personne morale telle qu'une société puisse être regardée, au sens et pour l'application de ces mêmes dispositions, comme " l'auteur " d'un tableau (tels que, dans le cas d'une société, la soumission de la société à un régime juridique particulier, la détention par la personne physique ayant peint le tableau de tout ou partie du capital social de la société, l'exercice par cette personne de fonctions de direction au sein de la société...) '

Par un arrêt C-433/24 du 1er août 2025, la Cour de justice de l'Union européenne s'est prononcée sur ces questions.

Par un mémoire en défense, enregistré le 30 septembre 2025, la ministre chargée des comptes publics conclut au rejet du pourvoi.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Olivier Guiard, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Bastien Lignereux, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP L. Poulet, Odent, avocat de la société Galerie Karsten Greve ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Galerie Karsten Greve, qui exerce une activité de galerie d'art, a fait l'objet d'une vérification de comptabilité à l'issue de laquelle l'administration fiscale a remis en cause le régime de la taxation sur la marge bénéficiaire que la société avait appliqué à la revente d'oeuvres d'art acquises auprès de la société de droit britannique Studio Rubin Gideon, et lui a en conséquence réclamé des rappels de taxe sur la valeur ajoutée au titre de la période du 1er janvier au 31 décembre 2014. Par un jugement du 25 novembre 2020, le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de la société Galerie Karsten Greve tendant à la décharge de ces rappels de taxe sur la valeur ajoutée ainsi que des pénalités correspondantes. Par un arrêt du 1er juin 2022, la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel formé par cette société contre ce jugement. Par une décision du 18 juin 2024, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux sur le pourvoi formé par la société contre cet arrêt, a écarté le premier moyen soulevé à l'appui du pourvoi puis sursis à statuer, dans l'attente de la réponse aux questions préjudicielles sur l'interprétation des dispositions de la directive du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée qu'il a renvoyées à la Cour de Justice de l'Union européenne.

2. En premier lieu, aux termes de l'article 311 de la directive du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, qui figure en tête du chapitre 4 : " Régimes particuliers applicables dans le domaine des biens d'occasion, des objets d'art, de collection ou d'antiquité " de son titre XII " Régimes particuliers " : " 1. Aux fins du présent chapitre, et sans préjudice d'autres dispositions communautaires, sont considérés comme : / (...) / 2) " objets d'art ", les biens figurant à l'annexe IX, partie A (...) ", dans laquelle sont mentionnés les " Tableaux, collages et tableautins similaires, peintures et dessins, entièrement exécutés à la main par l'artiste (...) ". Aux termes de l'article 316 de cette directive : " 1. Les Etats membres accordent aux assujettis-revendeurs le droit d'opter pour l'application du régime de la marge bénéficiaire aux livraisons de biens suivants : / a) les objets d'art, de collection ou d'antiquité qu'ils ont eux-mêmes importés ; / b) les objets d'art qui leur ont été livrés par l'auteur ou par ses ayants droit ; / c) les objets d'art qui leur ont été livrés par un assujetti autre qu'un assujetti-revendeur, lorsque la livraison par cet autre assujetti a été soumise au taux réduit en vertu de l'article 103 ". Aux termes de l'article 103 de la même directive : " 1. Les Etats membres peuvent prévoir que le taux réduit, ou l'un des taux réduits, qu'ils appliquent conformément aux articles 98 et 99 s'applique également aux importations d'objets d'art, de collection ou d'antiquité tels que définis à l'article 311, paragraphe 1, points 2), 3) et 4). / 2. Lorsqu'ils font usage de la faculté prévue au paragraphe 1, les Etats membres peuvent également appliquer le taux réduit aux livraisons suivantes : / a) les livraisons d'objets d'art effectuées par leur auteur ou par ses ayants droit ; / b) les livraisons d'objets d'art effectuées à titre occasionnel par un assujetti autre qu'un assujetti-revendeur, lorsque les objets d'art ont été importés par cet assujetti lui-même ou qu'ils lui ont été livrés par leur auteur ou par ses ayants droit ou qu'ils lui ont ouvert droit à déduction totale de la TVA ". Aux termes du paragraphe 1 de l'article 94 de la même directive : " Le taux applicable à l'acquisition intracommunautaire de biens est celui appliqué sur le territoire de l'État membre pour la livraison d'un même bien ".

3. En deuxième lieu, aux termes du 1° du I de l'article 297 A du code général des impôts : " La base d'imposition des livraisons par un assujetti revendeur de biens d'occasion, d'oeuvres d'art, d'objets de collection ou d'antiquité qui lui ont été livrés par un non redevable de la taxe sur la valeur ajoutée ou par une personne qui n'est pas autorisée à facturer la taxe sur la valeur ajoutée au titre de cette livraison est constituée de la différence entre le prix de vente et le prix d'achat. / La définition des biens d'occasion, des oeuvres d'art, des objets de collection et d'antiquité est fixée par décret ". Aux termes de l'article 297 B du même code, alors en vigueur, dans sa rédaction applicable à la période d'imposition en litige : " Les assujettis revendeurs peuvent demander à appliquer les dispositions de l'article 297 A pour les livraisons d'oeuvres d'art, d'objets de collection ou d'antiquité subséquentes à une importation, une acquisition intracommunautaire ou une livraison soumises au taux réduit de la taxe sur la valeur ajoutée en application de l'article 278 septies (...) ". En vertu du 1° du II de l'article 98 A de l'annexe III à ce même code, sont considérés comme oeuvres d'art les " Tableaux, collages et tableautins similaires, peintures et dessins, entièrement exécutés à la main par l'artiste ". Enfin, aux termes du 2° de l'article 278 septies du code général des impôts, alors en vigueur, dans sa rédaction applicable à la période d'imposition en litige, sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée au taux de 10 % " les livraisons d'oeuvres d'art effectuées par leur auteur ou ses ayants droit ".

4. En réponse aux questions préjudicielles posées par le Conseil d'Etat, la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que devait être considérée comme relevant des dispositions du b) du paragraphe 1 de l'article 316 de la directive du 28 novembre 2006 la livraison par des assujettis-revendeurs d'objets d'art qui leur ont été livrés par l'auteur ou par ses ayants droit agissant au travers d'une personne morale, à condition que, premièrement, la livraison par la personne morale soit attribuable à l'auteur ou à ses ayants droit, ce qui est le cas lorsque l'auteur ou les ayants droit ont fondé cette personne morale aux fins de la commercialisation des objets d'art que l'auteur a créés, et, deuxièmement, la livraison de ces objets d'art à l'assujetti-revendeur constitue la première introduction de ces objets d'art sur le marché de l'Union européenne.

5. Il résulte de ce qui précède qu'en se fondant, pour juger que la société Galerie Karsten Greve ne pouvait appliquer l'option en faveur du régime de la marge bénéficiaire prévue par l'article 297 B du code général des impôts, pris pour la transposition de l'article 316 de la directive du 28 novembre 2006, aux livraisons effectuées à ses clients de tableaux du peintre Gideon Rubin, qu'elle avait elle-même obtenus à la suite d'acquisitions intracommunautaires réalisées auprès de la société Studio Rubin Gideon, sur la circonstance que cette dernière société ne pouvait être regardée comme étant l'auteur des tableaux, sans rechercher si leur livraison à la société Galerie Karsten Greve était attribuable à leur auteur, agissant au travers de la société Studio Rubin Gideon, et si cette livraison constituait leur première introduction sur le marché de l'Union européenne, la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit. La société Galerie Karsten Greve est fondée, pour ce motif, à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque.

6. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la société Galerie Karsten Greve au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 1er juin 2022 de la cour administrative d'appel de Paris est annulé.
Article 2 : L'affaire est renvoyée à la cour administrative d'appel de Paris.
Article 3 : L'Etat versera à la société Galerie Karsten Greve la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Galerie Karsten Greve et à la ministre de l'action et des comptes publics.

Délibéré à l'issue de la séance du 6 novembre 2025 où siégeaient : Mme Anne Egerszegi, présidente de chambre, présidant ; M. Vincent Daumas, conseiller d'Etat et M. Olivier Guiard, maître des requêtes-rapporteur.

Rendu le 10 décembre 2025.


La présidente :
Signé : Mme Anne Egerszegi
Le rapporteur :
Signé : M. Olivier Guiard
Le secrétaire :
Signé : M. Gilles Ho
La République mande et ordonne à la ministre de l'action et des comptes publics en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
Pour la secrétaire du contentieux, par délégation :