Inauguration de l'exposition « 150 ans du Conseil d’État au Palais-Royal » : discours de Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d’État

Par Didier-Roland Tabuteau [1], vice-président du Conseil d’État,
Discours
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Inauguration de l'exposition « 150 ans du Conseil d’État au Palais-Royal »

Mesdames et Messieurs, en vos grades et qualités,[1]

Chers collègues,

Comment ne pas exprimer aujourd’hui le plaisir de nous voir réunis pour inaugurer, dans cet écrin unique des jardins du Palais-Royal, une exposition dédiée à un anniversaire qui nous tient à cœur : les 150 ans de l’installation du Conseil d’État dans ce lieu emblématique.

Le Conseil d’État, en tant qu’institution, est une maison de droit, de dialogue et de continuité, abritée dans un palais auquel elle est pleinement associée. Et il est rare, dans l’histoire administrative d’un pays, qu’un bâtiment puisse incarner aussi durablement un idéal républicain – et surtout lorsque ce lieu est appelé « Palais-Royal » !

Avant nous, ces murs ont vu passer Richelieu, les ducs d’Orléans, la famille de Napoléon III ; et ces jardins, les révolutionnaires de 1789, les intellectuels et les écrivains, les artistes, les promeneurs, les citoyens.

Le Conseil d’État s’y est installé de façon pérenne, au cœur de la République renaissante après les bouleversements du XIXème siècle.

Et depuis 150 ans, il y est resté au service de l’État, au service du droit, et surtout, au service des citoyens.

Profondément attaché à la tradition juridique de la République, il ne cesse, dans toutes ses missions, d’en rappeler les principes et d’en défendre les valeurs.

Depuis un siècle et demi, le Palais-Royal est ainsi le témoin d’une histoire institutionnelle, républicaine et humaine.

À travers cette exposition, nous avons souhaité retracer le parcours d’une institution au service de la démocratie et des citoyens

  • une institution ancrée dans la cité d’abord (I),

  • une institution au cœur de la République (II),

  • et une institution toujours à l’écoute des transformations de la société (III).

 I. D’abord, au cœur de la cité

Le Palais-Royal est à la croisée des pouvoirs, des arts et des idées. Bien avant que les institutions républicaines s’y installent, ce site a vibré au rythme de l’histoire de France.

Construit à l’initiative du cardinal de Richelieu à partir de 1625[2], ce « palais cardinal » fut d’abord un espace de pouvoir. Louis XIV y passa son enfance[3], son frère Philippe d’Orléans et ses descendants y résidèrent, Molière y joua ses pièces – avant donc que la Comédie française ne fasse rayonner le génie théâtral français.

Peu à peu, tandis que le Palais-Royal lui-même s’agrandissait, ses galeries sont devenues un lieu d’échange, de création, de contestation. Les cafés et les boutiques[4] s’y multiplient, les idées y circulent plus librement qu’ailleurs.

C’est ici, le 12 juillet 1789, à l’annonce du renvoi de Necker par Louis XVI, que Camille Desmoulins appelle à l’insurrection, dans un discours enfiévré qui précipite la prise de la Bastille.

Le Palais-Royal voit tomber une justice d’Ancien Régime, perçue comme arbitraire, pour laisser place au développement progressif, dans les décennies suivantes, d’une nouvelle idée de l’État, fondée sur le droit et dessinant les prémices de notre État de droit.

Le bâtiment lui-même porte les traces des bouleversements qu’a connus la France : en mai 1871, lors de la semaine sanglante qui met fin à la Commune, ce bâtiment qui avait accueilli les appartements de Jérôme Bonaparte et du Prince Napoléon depuis l’avènement du Second Empire est incendié.

Il avait auparavant abrité, le Régent et le Tribunat, et il était même redevenu un temps, avec Louis-Philippe et le fameux « été des quatre rois[5] » de 1830, un véritable palais royal.

C’est en 1875 que l’histoire du Conseil d’État rencontre celle du Palais-Royal. Cette institution héritière du Conseil du Roi, recréée par Napoléon Bonaparte, avait occupé bien des lieux depuis sa refondation :

  • le Petit Luxembourg (1799-1800) ;

  • les Tuileries (1800-1814) ;

  • la Place Vendôme (1814-1824) ;

  • le Louvre (1824-1832),

  • ou encore l’hôtel Molé (1832-1840).

Depuis 1840, il siège au Palais d’Orsay, mais celui-ci n’est pas sauvé des incendies de 1871. Le Conseil d’État, après quelques années à l’hôtel de Rothelin-Charolais, rejoint un Palais-Royal restauré en novembre 1875, quelques mois après la promulgation des trois lois constitutionnelles ayant organisé le régime républicain[6].

Edouard Laferrière maître des requêtes dans la commission provisoire qui remplace en 1870 le Conseil d’État et confirmé au sein de l’institution remaniée par la grande loi du 24 mai 1872, est témoin de cette installation.

Depuis lors, le Conseil d’État n’est bien sûr pas le seul à occuper les lieux.

Lorsqu’il s’y installe en 1875, la Cour des comptes et la Cour de cassation rejoignent également le Palais-Royal. A l’époque, ces trois institutions, avec en plus l’administration des beaux-arts, n’occupent que le premier étage du Palais !

D’autres institutions y ont siégé ou y siègent encore : le Conseil constitutionnel et le ministère de la Culture depuis 1959, le Tribunal des conflits, et même le Conseil national économique, ancêtre du Conseil économique et social devenu Conseil économique, social et environnemental, s’y installe également avant la Seconde Guerre mondiale.

Permettez-moi de saluer tout particulièrement les représentants de ces institutions qui sont ici ce soir, qui ont occupé ces mêmes murs et avec lesquels nous partageons les mêmes valeurs au service de la République.

II. Le Conseil d’État, au cœur de la République

Le Conseil d’État est une institution singulière, parce qu’il est à la fois juge et conseiller, à la croisée du droit et de l’action publique.

Cette place unique ne tient pas seulement à son histoire. Elle tient à sa mission : garantir que l’action de l’État respecte la règle de droit démocratiquement adoptée, et que le droit serve pleinement l’intérêt général.

Être juge, c’est garantir le respect du droit, protéger les libertés et assurer l’égalité devant la loi. Être conseiller, c’est éclairer les choix publics, dans leur légalité, leur clarté et leur efficacité.

À ce double titre, le Conseil d’État est au cœur de la République. Non pas au centre des pouvoirs, mais au cœur de ce qui fonde leur légitimité : la justice, l’efficacité, l’exigence de responsabilité.

Le Conseil d’État est aussi, profondément, une institution au service. Au service de l’État, lorsqu’il conseille le gouvernement et le Parlement. Au service des requérants et du respect de l’État de droit, lorsqu’il juge. Au service, dans toutes ses missions, des valeurs communes qui fondent notre République, la liberté, l’égalité, la fraternité, et qui s’incarnent dans des services publics qui contribuent à la cohésion de la société. 

Ces valeurs ont été portées par les grandes figures du Conseil d’État qui ont exercé leurs missions en ces murs.

Léon Blum, membre du Conseil d’État entre 1895 et 1919, y défendit les droits des travailleurs.

René Cassin, vice-président en 1944, ramène l’esprit de la Résistance au sein du Conseil, après que celui-ci, comme l’a souligné avec gravité le vice-président Jean-Marc Sauvé, s’était abîmé d’abord à Royat, puis à nouveau ici, au service du régime de Vichy[7].

En 1953, les premières femmes sont nommées membres du Conseil d’État et parallèlement magistrates dans la juridiction administrative : Louise Cadoux, Jacqueline Bauchet, et bientôt Marcelle Pipien, première magistrate d’un tribunal administratif.

Ces figures ont laissé leur empreinte sur les lieux. Ainsi, c’est depuis la Cour de l’Horloge que partirent les convois funéraires d’Alfred Picard, vice-président en 1912 et 1913, puis de Georges Cahen-Salvador en février 1963 – Georges-Cahen Salvador qui a donné son nom cette année à la salle qui accueille la section de l’intérieur.

En 1987, les cendres du vice-président René Cassin, prix Nobel de la Paix et l’un des rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme, sont transférées au Panthéon après une halte aux Invalides, puis au Palais-Royal, où son cercueil est exposé sur le palier de l’escalier d’honneur.

Ces valeurs sont également portées par un collectif de travail, et celles et ceux qui traversent le Conseil d’État peuvent voir combien notre installation et les contraintes matérielles liées à ce lieu d’histoire sont aussi une source de brassage des idées et d’échange des connaissances.

Si l’académicien qui est à mes côtés me permet d’employer ce mot, on peut même dire que l’ « open space » a été pratiquée dès 1875, avec un travail au sein de la bibliothèque, devenue « bibliothèque Georges Pompidou », du nom de notre éminent collègue, féru de littérature, qui devint président de la République, ou encore dans la salle Alexandre Parodi, où nombre de générations de collègues ont fait leurs premiers dossiers.

Ces valeurs se sont incarnées, au-delà des hommes et des femmes, dans des institutions qui nous dépassent :

  • d’abord, évidemment, la Constitution, lors de la refondation des institutions voulue par le Général de Gaulle en 1958, le Conseil d’État ayant contribué à sa cohérence, à sa clarté, à sa fidélité à la tradition juridique française ;

  • mais également le service public que j’ai mentionné, ou encore des institutions particulières, à l’instar de la sécurité sociale, dont nous fêtons également cette année le 80ème anniversaire et à la construction de laquelle le Conseil d’État a pleinement participé et continue de contribuer.

Faire respecter la République, c’est ainsi garantir son fonctionnement à tout moment, même aux périodes les plus difficiles, comme encore il y a quelques années lors de la crise sanitaire de 2020, lorsque le Conseil d’État, saisi en urgence, jour et nuit, a vérifié que les mesures limitant les libertés étaient nécessaires, proportionnées, et adaptées à ces circonstances exceptionnelles.

Ce faisant, le Conseil d’État permet je crois à l’État de tenir pleinement son rôle premier, celui d’assurer la cohésion de la société et de lui permettre d’agir collectivement pour se projeter dans l’avenir.

III. Le Conseil d’État, au cœur de la société

Le Conseil d’État est en effet un acteur important – souvent discret, mais décisif – de la vie des Français. Cette place dans la société, c’est ce que symbolise l’œuvre d’Henri Martin peinte dans les années 1920[8] sur les murs de la salle d’assemblée générale : depuis plus de cent ans, lors de l’examen des projets de texte les plus importants, les membres du Conseil d’État ont sous leurs yeux cette « France laborieuse », pour reprendre le titre des quatre panneaux, cette France qui s’emploie aux travaux agricoles, aux travaux publics, au commerce ou encore au travail intellectuel.

Les grands principes qui abritent notre action sont restés les mêmes, les murs sont restés identiques depuis 150 ans ; mais sous cette continuité que représente pour le Conseil d’État le Palais-Royal, se manifestent les changements nécessaires, les adaptations de notre patrimoine qui se révèlent au hasard des législations, au hasard des couloirs.

A l’écoute des évolutions de la société et des attentes du peuple français, le Conseil d’État a accompagné les grandes mutations de notre pays : la décentralisation, la construction européenne, l’ouverture au monde numérique, ou encore la transition écologique.

En 1895, avec l’arrêt Cames, il reconnaît pour la première fois l’indemnisation d’un ouvrier blessé, même en l’absence de faute : c’est la naissance du droit à réparation sans faute. En 1933, il affirme qu’on ne peut restreindre une liberté que si aucune mesure moins contraignante n’est possible.

En 1973, il condamne le licenciement en raison de sa grossesse d’une infirmière.

En 1974, il préconise l’accès à la contraception pour les mineures sans autorisation parentale. Autant de d’arrêts et d’avis que l'on retrouve sur les panneaux de l'exposition. Il se penche aussi sur la mise en œuvre des politiques publiques qui répondent aux grandes révolutions technologiques et éthiques.

En 1975, une étude du Conseil d’État anticipe les défis de l’informatique et prépare la loi « Informatique et libertés ».

En 1988, le Conseil d’État appelle à encadrer les biotechnologies dans le respect des principes éthiques. En matière environnementale, il renforce dès 1978 le principe du pollueur-payeur. Et en 2020, il sanctionne l’inaction de l’État face à la pollution de l’air.

Chaque avancée sociétale, chaque débat démocratique, chaque tension entre liberté individuelle et intérêt collectif trouve, dans l’avis ou l’arrêt du Conseil d’État, une réponse de droit, équilibrée, éclairée, fondée.

Et ces valeurs sont en réalité défendues avec la même vigueur par l’ensemble de la juridiction administrative, en particulier par les tribunaux administratifs, qui ont remplacé en 1953 les conseils de préfecture, et les cours administratives d’appel, créées par la réforme de 1987 qui a vu la gestion de l’ensemble de la juridiction confiée au Conseil d’État.

*

Depuis 150 ans, le Palais-Royal est plus qu’un siège pour le Conseil d’État. Il est, si vous me permettez ce mot, un point cardinal. Un creuset. Un lieu où le droit s’inscrit dans la pierre, mais reste vivant, en dialogue permanent avec l’époque, avec les institutions, avec les citoyens.

Il est le lieu d’où le Conseil d’État, institution de justice, juge « au nom du peuple français », pour reprendre cette formule cruciale utilisée pour la première fois en 1849.

Cette exposition, que nous inaugurons aujourd’hui, rend hommage à cette histoire. Elle rappelle combien le Conseil d’État, en habitant ce lieu, y a ancré la République. Et combien, chaque jour encore, il s’y engage au service de la justice et de la société tout entière.

Je forme le vœu que cette exposition porte, pour les visiteurs et les promeneurs, une possibilité de mieux comprendre le rôle du Conseil d’État et, plus largement, le fonctionnement de notre pays. Car faire connaître le droit, c’est aussi renforcer la confiance dans les institutions, dans la justice, dans la démocratie.

Je vous remercie de votre attention.

 

[1] Texte écrit en collaboration avec Jean-Baptiste Desprez, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2] Le cardinal Richelieu a d’abord acheté en 1624 ce qui restait de l’hôtel d’Armagnac, côté rue des Bons-Enfants, et l’hôtel de Rambouillet ou hôtel d’Angennes. Il a fait procéder à compter de 1625 à une construction et à des aménagements intérieurs.

[3] D’octobre-novembre 1643 à 1649-1650.

[4] A partir de 1781-1785, avec le projet de construction des immeubles à galerie commandé à Victor Louis par Philippe Égalité, duc d’Orléans.

[5] Camille Pascal, L'Été des quatre rois, Plon, 2018

[6] La loi du 24 février 1875, sur l'organisation du Sénat ; la loi du 25 février 1875, sur l'organisation des pouvoirs publics ; la loi du 16 juillet 1875, sur les rapports entre les pouvoirs publics

[7] Jean-Marc Sauvé, allocution pour l’ouverture, du colloque sur le thème "Faire des choix ? Les fonctionnaires dans l’Europe des dictatures, 1933-1948" organisé par l’EHESS et le Conseil d’État les 21, 22 et 23 février 2013, en Sorbonne et à l’EHESS

[8] Le dernier panneau livré, représentant les travaux place de la Concorde, est achevé en 1926.