Colloque du comité d’histoire du Conseil d’État et de la juridiction administrative : « Les leçons d’un parcours singulier : Jean-Paul Costa »
« Je suis particulièrement heureux d’ouvrir cette matinée d’étude organisée par le comité d’histoire du Conseil d’État et de la juridiction administrative consacrée à Jean-Paul Costa. Nous avons tant de leçons à tirer de son parcours si singulier.
L’histoire commence de l’autre côté de la méditerranée, à Tunis, où nait Jean-Paul Costa en 1941. Il y effectue une première partie de son baccalauréat au lycée Carnot, avant de venir à Paris en 1958, pour passer le baccalauréat de philosophie au lycée Henri-IV.
C’est sur ces bancs qu’il rencontre Paul Tavernier[2], avec qui il poursuit ses études à la Faculté de droit de Paris. Diplômé de l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris en 1961, il est reçu à l’Ecole nationale de l’administration (ENA) en 1962.
Après avoir effectué son service militaire dans la Marine entre 1962 et 1964, il entre au Conseil d’État comme auditeur en 1966.
Se dessinent alors trois temps dans sa carrière.
Le premier est celui du Conseil d’État.
Le deuxième est celui de l’enseignement.
Le troisième est celui de la justice des droits de l’homme, d’abord à la Cour européenne des droits de l’homme, entre 1998 et 2011, puis à l’Institut international des droits de l’homme, dit « Fondation René Cassin », entre 2011 et 2021.
La linéarité de ce parcours n’enlève rien à sa singularité. Singularité de laquelle il est possible de tirer trois enseignements.
Le premier est celui de haute idée qu’il avait de la justice
Jean-Paul Costa arrive au Conseil d’État en 1966. Il y occupe quasiment toutes les fonctions qu’il est possible de remplir au contentieux.
En qualité d’auditeur, il est rapporteur à la section du contentieux, puis affecté à compter de 1969, à la section des finances, jusqu’à son premier détachement, en 1971.
Devenu maître des requêtes en 1973, il est affecté, au retour de son deuxième détachement en 1977, à la 2ème sous-section de la section du contentieux en qualité de rapporteur, ainsi qu’à la section sociale, jusqu’en 1980, puis en qualité de commissaire du gouvernement d’avril 1980 à juin 1981.
De retour au Conseil d’État en 1984, il est rapporteur à la 7ème sous-section, jusqu’en 1985.
Nommé conseiller d’État en 1987, il occupe des fonctions de rapporteur à la 6ème sous-section jusqu’en 1989, date à laquelle il devient assesseur de la 1ère sous-section et rapporteur à la section de l’intérieur à compter de 1992.
En 1993, il est appelé à la présidence de la 10ème sous-section, fonctions qu’il exercera jusqu’en 1998, année marquant son départ pour Strasbourg.
C’est au cours de ces années au Conseil d’État que Jean-Paul Costa développe sa vision de la justice autour de la défense du procès équitable et des droits de l’Homme, sensibilité qui s’est épanouie par la suite à la Cour européenne des droits de l’Homme.
Son œuvre pour la défense du procès équitable est marquée par un souci constant de ne pas tomber dans un formalisme excessif, tout en garantissant le respect des principes de l’indépendance et de l’impartialité[3] de la justice rendue.
Pour Jean-Paul Costa, l’idée de la justice ne peut se concevoir sans le combat pour la justice des droits de l’Homme.
C’est ainsi qu’il ne préside pas moins de trois fois[4], le colloque annuel du centre de recherches et d’études sur les droits de l’Homme et le droit humanitaire sur « La France et la Cour européenne des droits de l’homme ».
Il organise également une grande conférence, en octobre 2008, pour permettre aux États parties à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales de se réinterroger collectivement sur les droits et libertés qu’ils entendent garantir à leurs citoyens, mais également sur la manière dont ces droits doivent être protégés. Cela conduit à la conférence d’Interlaken, les 18 et 19 février 2010, qui marque un « tournant dans l’histoire[5] », et dont je laisse Marialena Tsirli vous conter les coulisses.
Le deuxième enseignement est celui de son goût pour l’action
Il ne faut pas s’y méprendre : il s’agit moins d’un goût pour la réforme que la capacité qu’il a à la prendre à bras le corps, avec volontarisme.
Prémices de son goût pour l’international, un détachement au ministère des affaires étrangères, qu’il effectue en qualité d’adjoint au directeur, entre 1973 et 1977. Il poursuit son action administrative au poste de directeur du cabinet du ministre de l’éducation nationale, Alain Savary, entre 1983 et 1984. Cette période lui permet d’être l’un des artisans de la création des zones d’éducation prioritaires (ZEP), réforme qui fait l’objet de l’intervention de la ministre Nicole Belloubet.
De retour au Conseil d’État en 1985, il devient le premier rapporteur général de la Section du rapport et des études (SRE) sous la direction de Guy Braibant, avant d’être nommé responsable du centre de documentation, les deux années qui suivent.
S’il y a un domaine de l’action administrative dans lequel Jean‑Paul Costa a beaucoup œuvré : c’est celui de l’informatique. C’est d’abord en qualité de chargé de mission auprès du ministère du développement industriel et scientifique qu’il découvre ce sujet.
Par la suite, il devient conseiller juridique de l’Institut de recherche en informatique et en automatique entre 1979 et 1980. Il est plus tard président de l’Observatoire juridique des technologies de l’information entre 1988 et 1990, puis président du tribunal arbitral saisi d’un litige en matière de droit de l’informatique en 1990.
C’est donc riche de l’ensemble de ces expériences qu’il accède à la présidence de la Cour européenne des droits de l’Homme en 2007, s’inscrivant dans les pas de René Cassin.
Face à l’augmentation exponentielle du nombre de requêtes à laquelle doit faire face cette juridiction, il s’exprime, le 14 octobre 2008[6], devant le comité des ministres du Conseil de l’Europe afin de partager sa réflexion sur une application anticipée du protocole additionnel n° 14[7]. Il contribue ainsi à l’institution du juge unique pour le traitement des requêtes irrecevables[8], mais également d’une formation de jugement à trois juges pour le traitement des requêtes soulevant une question dont la réponse fait l’objet d’une jurisprudence bien établie[9].
Au-delà de sa détermination dans la conduite des réformes, Jean-Paul Costa marque par son optimisme. Pour reprendre ses mots : « C’est être fidèle aux pères fondateurs que de faire triompher l’optimisme sur la prudence et de démontrer l’optimisme par l’action »[10].
Le dernier enseignement, et non des moindres, est celui de l’ouverture et du dialogue
Jean-Paul Costa est enfin un homme d’ouverture.
C’est l’ouverture vers la connaissance. En enseignant, Jean-Paul Costa a à cœur la transmission du savoir et de l’expertise. Il est ainsi professeur associé pendant près de dix ans, d’abord à Orléans (1989‑1992), puis à la Sorbonne (1992-1998).
Il œuvre également en faveur de l’ouverture vers le public. A la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), d’abord en qualité de président suppléant puis de président, il met en œuvre les règles promouvant la transparence de l’action administrative.
Il incarne enfin, bien-sûr, l’ouverture vers l’international. Il participe activement au rayonnement de la Justice et de l’État de droit en remplissant des missions en Roumanie en 1990, en Albanie en 1991 pour le Centre des droits de l’homme des Nations-Unies – aujourd’hui est d’ailleurs célébrée la fête des Nations-Unies. Il préside également un séminaire à Sofia sur le contrôle juridictionnel de l’administration en 1991 ou encore un séminaire sur les droits de l’homme dans les pays d’Europe centrale, orientale et balte, à Budapest en 1996.
Jean-Paul Costa est enfin un homme de dialogue.
Son apprentissage du dialogue par la pratique de la collégialité au sein du Conseil d’État lui est particulièrement utile lors de son expérience au Bureau intergouvernemental pour l’informatique, émanation de l’Unesco à Rome, entre 1973 et 1977. Et bien-sûr lorsqu’il est nommé à la tête de la délégation française pour la négociation du traité de Cantorbéry entre la France et le Royaume-Uni concernant le tunnel sous la Manche, entre 1985 et 1986.
Cette capacité exceptionnelle de dialogue, Jean-Paul Costa la met au service de la Cour européenne des droits de l’Homme. Pour ne pas empiéter sur les débats qui animeront la deuxième table ronde de la matinée, je me bornerai à évoquer deux points pour illustrer ce « goût du dialogue et [ce] souci constant de coopérer »[11] pour reprendre les termes de Patrick Titiun dans son remarquable article sur l’action de Jean-Paul Costa à la tête de la CEDH.
Jean-Paul Costa est ainsi au cœur de la coopération avec le comité des ministres, l’assemblée parlementaire, le comité de la prévention de la torture et le comité européen des droits sociaux, mais également avec les cours internationales.
C’est ainsi, par exemple, qu’il réunit pour la première fois à Strasbourg, à l’occasion du 60ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme[12], la « grande famille des droits de l’Homme »[13]. Il n’hésite pas plus à se déplacer[14], notamment pour défendre les intérêts de la Cour, expliquer sa jurisprudence et renforcer son autorité, au point d’être surnommé le « président pèlerin »[15].
Mais il n’attend pas d’être président du « Palais des droits de l’Homme », pour reprendre l’expression qu’il utilise dans son article « D’un palais à l’autre »[16], pour avoir une idée précise du dialogue entre les juridictions nationales et européennes. C’est assis sur son banc que Jean-Paul Costa, rapporteur, entend les conclusions du commissaire du gouvernement Bruno Genevois[17], qui immortalisent la formule, désormais consacrée, de « dialogue des juges » [18].
Il voit dans le dialogue des juges, le soutien nécessaire au principe de subsidiarité, qu’il considère comme essentiel car, pour reprendre ses mots, « de son efficacité dépend[ait] les droits et libertés de tous ceux qui vivent en Europe »[19].
Je terminerai en soulignant cette faculté qu’il avait à dialoguer, avec l’ensemble des acteurs avec lesquels il a eu l’occasion de travailler. Il en identifiait quatre : les parties, la doctrine, ses collaborateurs et ses collègues.
C’est cette capacité à fédérer qui l’a conduit aux fonctions de secrétaire général à l’Institut français des sciences administratives (IFSA) entre 1985 et 1993.
J’ajouterais que ce dialogue, il le revendique comme un miroir nécessaire dans un article publié dans les mélanges en l’honneur du président Bruno Genevois, intitulé « Le dialogue du juge avec lui-même ». Une conviction qui témoigne de sa vision du métier de juge qui appelle à un travail intérieur, notamment pour rejeter les stéréotypes.
***
Mesdames, Messieurs,
Dans un contexte marqué par le retour de la guerre sur le territoire européen, comment ne pas inviter à méditer, en conclusion, sur le « plus beau rêve » de Jean-Paul Costa. Que la Cour européenne des droits de l’homme soit « plus qu’une Cour suprême (…) un guide moral pour l’Europe »[20], avec comme perspective la paix.
Il me reste à remercier l’ensemble des participants, dont la très grande diversité témoigne de la capacité qu’avait Jean-Paul Costa à réunir autour de lui les talents. Je remercie également le comité d’histoire du Conseil d’État et de la juridiction administrative, tout particulièrement sa présidente, Martine de Boisdeffre, pour l’organisation de cette belle matinée.
Je vous remercie de votre attention. »
Références
[1] Texte écrit en collaboration avec Kashâya Martin, magistrate administrative, chargée de mission auprès du vice‑président du Conseil d’État.
[2] P. Tavernier, « Les opinions dissidentes et séparées du juge Costa, de l’affaire Chassagnou à l’affaire Knonov », in La conscience des droits. Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Costa, 2011, p. 607.
[3] J.-M. Sauvé, « Un juge indépendant et impartial », in La conscience des droits. Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Costa, 2011, p. 539.
[4] En 2005, 2008 et 2010.
[5] L. Caflisch, « La déclaration d’Interlaken : un tournant dans l’histoire de la Cour de Strasbourg ? », in La conscience des droits. Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Costa, 2011, p. 95.
[6] E. Fribergh, « Trois réussites de Jean-Paul Costa en tant que président de la Cour européenne des droits de l’Homme », in La conscience des droits. Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Costa, 2011, p. 259.
[7] Le protocole n° 14 additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales avait été adopté le 12 mai 2004, mais n’était toujours pas entré en vigueur en l’absence de toute ratification de la Russie.
[8] Article 7 du protocole, introduisant un nouvel article 27 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
[9] Article 8 du protocole, introduisant un nouvel article 28 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
[10] J.-P. Costa, « La Cour européenne des droits de l’homme : vers un ordre juridique européen ? », in Mélanges en hommage à Louis Edmond Pettiti, Bruylant, 1998, p. 206.
[11] P. Titiun, « L’action de Jean-Paul Costa à la tête de la Cour européenne des droits de l’homme », in La conscience des droits. Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Costa, Dalloz, 2011.
[12] https://hudoc.echr.coe.int/eng-press#{%22itemid%22:[%22003-2579927-2793738%22]}.
[13] P. Titiun, idem.
[14] 55 missions officielles au cours des 3 premières années de son mandat, sans compter la venue des chefs d’Etat et gouvernement.
[15] P. Titium, idem.
[16] J.-P. Costa, « D’un palais à l’autre, quelques remarques sur la vie au Conseil d’État et à la Cour européenne des droits de l’homme », in Juger l’administration, administrer la justice. Mélanges en l’honneur de Daniel Labetoulle¸Dalloz, 2007, p. 191.
[17] CE, Ass., 22 décembre 1978, Ministre de l’intérieut c/ Cohn-Bendit, n° 11604, A.
[18] B. Genevois, « Cour européenne des droits de l’homme et juge national : dialogue et dernier mot », in La conscience des droits. Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Costa, Dalloz, 2011, p. 281.
[19] J.-P. Costa, « La Cour européenne des droits de l’homme : vers un ordre juridique européen ? », in Mélanges en hommage à Louis Edmond Pettiti, Bruylant, 1998, p. 206.
[20] J.-P. Costa, « Conférence du 18 décembre 2007 », Gaz. Pal., 13-15 janvier 2008.