La mer et les politiques publiques : discours de Didier-Roland Tabuteau à l'occasion de la conférence inaugurale de l'étude annuelle

Par Didier-Roland Tabuteau [1], vice-président du Conseil d’État
Discours
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Etude annuelle - Conférence inaugurale « La mer et les politiques publiques »

Je suis particulièrement heureux de vous accueillir aujourd’hui au Conseil d’État pour ouvrir ce nouveau cycle de conférences intitulé « La mer et les politiques publiques ».

L’étude pour 2026 renoue avec un sujet thématique, celui de la mer. Un sujet, qui nous a semblé, idéal pour l'application des réflexions des années précédentes sur la souveraineté, le dernier kilomètre et l'inscription de l'action publique dans le temps long.

Après avoir consacré deux publications en 15 ans à l’eau douce - L’eau et le droit pour l’étude annuelle de 2010, La politique publique de l’eau pour les entretiens de droit public économique en 2024 -, le Conseil d’État, a donc choisi, pour 2026, l’eau salée. Cette eau dont sont constitués les mers et les océans.

Si l’homme a d’abord regardé la mer comme une ressource, pour sa faune et pour sa flore, le développement de la navigation en a fait un espace de commerce, d’empire et de pouvoir, assurant le succès des ports de la Méditerranée de l’Antiquité gréco-romaine, de Venise avec l’Empire byzantin et des compagnies des Indes au XVIIème et XVIIIème siècles.

La théorie de l’économie monde développée par Fernand Braudel dans son œuvre magistrale « Civilisation matérielle, économie et capitalisme »[2] réserve une place centrale à la mer.

Dans le « monde économique » qu’il dessine, la mer permet de faciliter les mouvements et la connexion entre différents espaces. Et les grandes cités portuaires en constituent les centres, qui organisent et tirent profit des échanges.

Le contrôle des espaces maritimes et des réseaux d’échange qu’ils offrent favorisent l’émergence et la domination de grandes cités.

L’histoire de l’action de l’État français en mer est caractérisée par « des périodes de flux et de reflux »[3], pour reprendre l’expression de Jean-Marc Sauvé lors d’un colloque sur la coordination de l’action de l’État en mer.

Comment ne pas commencer, sur ce thème, par les figures historiques de Richelieu et de Colbert, le second poursuivant l’héritage du premier dans l’affirmation de la France comme puissance maritime et commerciale.

La mer est loin de n’être qu’un outil au service de la souveraineté. La mer est devenue, après un large débat doctrinal[4], l’objet même de cette souveraineté, sur laquelle s’exerce des droits souverains[5]. Bien que la liberté des mers ait été adoptée comme principe, l’impératif de sécurité, par le contrôle des côtes et la richesse des fonds, a imposé des limites.

La solution trouvée a été celle d’une division de la mer en différents espaces, juridiquement définis, en fonction de leur distance par rapport aux côtes de l’État ou à des lignes de base : à mesure que l’on s’éloigne, la compétence de l’État côtier diminue.

Des eaux intérieures[6] et de la mer territoriale[7], où la souveraineté de l’État s’exerce le plus largement[8], à la zone économie exclusive[9], où les droits souverains pour l’exploration et l’exploitation des ressources sont reconnus à l’État, en allant jusqu’à la Haute‑mer et ses hauts fonds marins qui échappent à toute souveraineté d’un État, c’est une échelle de niveaux d’exercice de la souveraineté qui se dessine.

Depuis une date plus récente, la mer est devenue un enjeu mondial pour la protection de la planète.

2025 est l’année de la mer.

En mars, l’évènement international « SOS Oceans », réunissant scientifiques, représentants d’ONG et acteurs engagés, a lancé un appel à l’action des pouvoirs publics autour de huit objectifs.

En juin, la conférence des Nations Unies sur l’Océan (UNOC3)[10], qui s’est déroulée à Nice, a été un catalyseur pour une mobilisation de l’ensemble des acteurs autour de la préservation et de la valorisation des mers et océans.

Notre étude a pour ambition d’analyser les enjeux de la mer pour, et dans, les politiques publiques.

Pour fixer le cadre de vos travaux, je soulignerai trois défis pour la mer dans les politiques publiques. Elle est un défi économique majeur (I.), elle constitue un enjeu crucial pour la souveraineté (II.) et, enfin, un espace de préservation et de protection de l’environnement (III.).

La mer est, donc tout d’abord, un défi économique majeur pour notre pays

Depuis des millénaires, la mer est exploitée pour ses ressources halieutiques. Mais ces poissons, crustacés, mollusques et algues ne sont plus seulement comestibles. Ils sont devenus une ressource pour les industries pharmaceutiques et cosmétiques.

Le développement de la navigation et la diversification des utilisations des voies navigables, à usage commercial ou de voyage, ont également fait émerger une autre économie.

Cette économie est incarnée par une pluralité de métiers liés à la mer. Ceux de la marine marchande, ceux de la pêche et de l’aquaculture, ceux de la plaisance professionnelle, ceux de la Marine nationale, mais également ceux des ports et de la logistique.

Les ports constituent, pour leur part, une infrastructure essentielle. La situation géographique de la France lui permet d’avoir des grands ports sur la mer méditerranée, avec le port de Marseille-Fos, sur l’océan atlantique, avec le port de Nantes Saint-Nazaire, sur la Manche avec le port d’Haropa (Le Havre-Rouen-Paris), sur la mer du Nord, avec le port de Dunkerque. Et les territoires d’outre-mer offrent une ouverture sans égale sur les océans pacifique et indien, sur la mer des Caraïbes.

Mais la question de l’envergure économique de nos ports est aujourd’hui posée, face à une concurrence qui s’intensifie.

En 2019[11], l’économie maritime française représentait 1,5 % du PIB et 525 000 personnes, soit 1,7 % des emplois nationaux dans plus de 15 domaines d’activités distincts.

Les progrès scientifiques ont conduit au renouveau de la mer comme ressource.

D’une part, ses flux et reflux sont devenus une source d’énergie nouvelle et inépuisable.

  • La force des marées permet l’énergie marémotrice,

  • La force des courants marins permet l’énergie hydrolienne,

  • Et le mouvement de ses vagues permet l’énergie houlomotrice.

D’autre part, la mer a été exploitée à raison de ses fonds, qui, au-delà des ressources qu’ils renferment, sont utilisés comme support de pipe-lines et de câbles de communication.

Enfin, la mer participe, par le tourisme, à l’attractivité des territoires, et par les ports, à leur développement économique :

  • Le tourisme littoral représentait, en 2019, une valeur ajoutée de 24,10 milliards d’euros[12].

  • On dénombre 750 ports maritimes et fluvio-maritimes.

La mer est également au cœur de biens des questions d’aménagement du territoire :

  • La France, c’est en effet environ 20 000 km de côtes[13].

  • C’est 5 350 kilomètres de sentiers du littoral en France métropolitaine, et 450 en outre-mer.

La mer est également un enjeu crucial pour la souveraineté

D'abord, sur un plan stratégique dans la mesure où la domination de la mer participe de la puissance militaire. Cette dernière constitue autant un atout qu’une condition de la souveraineté[14] de la France qui dispose d'un domaine maritime exceptionnel.

Cette puissance militaire s’incarne dans ses acteurs[15], à travers la Marine nationale, y compris dans sa dimension stratégique avec les sous-marins nucléaires.

Ensuite sur un plan diplomatique, dès lors que sa gouvernance dépend de nombreux acteurs internationaux.

Bien sûr, l’Organisation maritime internationale (OMI), créée en 1948[16], qui est compétente en matière de transport maritime et de protection de l’environnement.

Mais également l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), créée en 1994, pour réguler l’exploration et l’exploitation collective dans la zone internationale des fonds marins.

L’Union européenne occupe, quant à elle, depuis longtemps[17], une place importante dans la politique de la mer, du moins en Europe, notamment à travers la politique communautaire de la pêche (PCP).

La mer est également un enjeu majeur pour la puissance scientifique de la France.

Le secteur public y contribue : comment ne pas penser à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER) et à son rôle essentiel pour la connaissance, la surveillance, la protection et la valorisation des milieux marins.

Le secteur privé y tient également sa place, avec notamment la base industrielle et technologique de défense (dite BITD) qui regroupe 4 500 entreprises[18] dont un certain nombre dans le domaine maritime.

La mer est, enfin, un espace de préservation et de protection de l’environnement

Si elle n’a d’abord été qu’un espace d’exploitation, elle est depuis quelques décennies sujette à une suractivité. La mer est une ressource inscrite dans une société de consommation, qui induit notamment un risque de pêche intensive[19].

L’économie maritime doit également répondre au défi de la transition écologique.

Cela concerne les navires en mer, par une régulation de leurs déchets et par le développement de navires à faible impact environnemental. Cela concerne également les ports, et invite à une meilleure prise en compte des enjeux écologique et de diversification du foncier pour accompagner de nouvelles industries ou activités.

Il y a, enfin, les défis liés à la sécurité et à l’adaptation des infrastructures à l’innovation digitale.

C’est face au constat de la modification du milieu maritime, notamment par l’augmentation de la température de l’eau, du niveau de la mer[20], ou encore par la pollution des eaux[21], quand ce n’est pas la destruction du milieu[22], qu’une prise de conscience collective s’est imposée : faire de la mer un espace de préservation, et même, un atout face au changement climatique.

La tardiveté de cette prise de conscience n’est pas restée sans conséquences.

C’est la migration des espèces[23], quand ce n’est pas leur extinction, qui s’est dessinée.

C’est la diminution de la faculté des océans à absorber le dioxyde de carbone et donc à participer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

C’est le recul du trait de côte, qui concerne aujourd’hui environ 20 % du littoral français[24], avec ses enjeux pour les riverains.

Nul ne doute, aujourd’hui, de la nécessité d’une action urgente.

La coopération internationale est plus que jamais indispensable. Elle s’est traduite par le développement du droit conventionnel.

Ainsi, pour assurer la conservation et l’utilisation durable des ressources de la haute-mer, c’est la voie du traité qui a été choisie par l’adoption de l’« accord BBNJ[25] ». Il a d’ailleurs été l’un des objets du Sommet de Nice en juin dernier. Mais, aujourd’hui, cette démarche de coopération est fragilisée, voire battue en brèche, par la montée des confrontations.

La prise de conscience des enjeux environnementaux impose, enfin, une action déterminée pour limiter les dommages causés par l’activité humaine.

Il ne s’agit plus d’exploiter, puis d’évaluer les effets de cette action, mais de développer l’étude avant l’exploration.

C’est l’ambition des recherches scientifiques menées dans les fonds abyssaux qui doivent servir de base à la détermination des règles en la matière. La prévention doit s’imposer dans nos modes d’action.

***

Mesdames et Messieurs,

Montesquieu disait que « l’empire de la mer a toujours donné aux peuples qui l’ont possédé, une fierté naturelle ; parce que, se sentant capables d’insulter partout, ils croient que leur pouvoir n’a pas plus de bornes que l’Océan »[26].

C'est au contraire avec modestie que notre étude s'engage pour tenter d'analyser, dans leurs différentes facettes, les enjeux maritimes des politiques publiques de notre pays.

Cinq conférences viendront rythmer l’étude sur la mer, dont l’une se tiendra, pour la première fois, hors du Palais Royal, à Marseille, deuxième ville et premier port de notre pays.

Je remercie très chaleureusement les intervenants qui ont accepté de venir partager leurs connaissances de ces questions et d’entamer avec nous ce soir la réflexion sur le sujet de l’étude annuelle.

Je salue enfin tout particulièrement la section des études, de la prospective et de la coopération, en particulier son président Rémy Schwartz, qui assurera ce soir le rôle de modérateur ; son rapporteur général, le président Raynaud et sa rapporteure générale adjointe, Stéphanie Vera, ainsi que l’ensemble des agents qui ont œuvré à l’organisation de ce cycle de conférence.

Je vous remercie de votre attention.

Références

[1] Texte écrit en collaboration avec Kashâya Martin, magistrate administrative, chargée de mission auprès du vice‑président du Conseil d’État.

[2] F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Tome 1 « Les structures du quotidien », Tome 2 « Les jeux de l’échange », et Tome 3 « Le temps du monde ».

[3] J.-M. Sauvé, « L’action de l’État en mer : perspectives historiques », Colloque de l’Institut français des sciences administratives sur « La coordination de l’action de l’État en mer : permanence et évolutions ».

[4] M. Britto Vieira, « Mare Liberum vs Mare Clasum : Grotius, Freitas and Selden’s Debate on Dominion over the Seas », Journal of the History of Ideas¸n 2003, pp. 361-377.

[5] Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), Montego Bay, 10 décembre 1982.

[6] Article 8§1 de la CNUDM : « (…) les eaux situées en deçà de la ligne de base de la mer territoriale font partie des eaux intérieures de l’État ».

[7] Article 3 de la CNUDM : « Tout État a le droit de fixer la largeur de sa mer territoriale, cette largeur ne dépasse pas 12 milles marins mesurés à partir de lignes de base établies conformément à la Convention ».

[8] Article 2§1 de la CNUDM : « La souveraineté de l’État côtier s’étend, au-delà de son territoire et de ses eaux intérieures et, dans le cas d’un État archipel, de ses eaux archipélagiques, à une zone de mer adjacente désignée sous le nom de mer territoriale ».

[9] Article 57 de la CNUDM : « La zone économique exclusive ne s’étend pas au-delà de 200 miles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale ».

[10] 3ème Conférence des Nations Unies sur l’Océan (UNOC 3), Nice, du 9 au 13 juin 2025.

[11] https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/edition-numerique/chiffres-cles-mer-littoral/9-economie-maritime

[12] https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/edition-numerique/chiffres-cles-mer-littoral/9-economie-maritime

[13] https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/edition-numerique/chiffres-cles-mer-littoral/elements-contexte

[14] Voir développements étude annuelle sur la souveraineté, p. 206.

[15] Plus de 35 000 marins.

[16] Convention des Nations-Unies portant création de l’organisation maritime internationale, 6 mars 1948, Genève.

[17] Initialement intégrée dans la politique agricole commune posée par le traité de Rome, elle a fait l’objet d’une émancipation à compter de 1983 (règlement (CEE) n° 170/83 et règlement (CEE) n° 171/83), puis a fait l’objet de réformes successives : 1992 (règlement (CEE) n° 3760/92), 2002 (règlement (CE) n° 2371/2002), puis en 2013 (règlement (UE) n° 1380/2013 ; règlement (UE) n° 1379/2013).

[18] Ministère des armées, « Industrie de défense : les grands chantiers de 2025 ».

[19] Nous sommes passées de 20 millions de tonnes en 1950 à plus de 92 millions de tonnes (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, La situation mondiale des pêches et de l’aquaculture 2024).

[20] 20 centimètres en 1901 et 2018 selon le sixième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), publié en 2021 (p. 5 du rapport à l’intention des décideurs).

[21] Dont les causes sont nombreuses : pollution tellurique, déchets en mer, eaux usées, pollution par les navires.

[22] Par la destruction des récifs coralliens ou encore la surexploitation du sable au Cap Vert par exemple.

[23] Le Cabillaud et le Hareng disparaissent en mer baltique.

[24] Indicateur national de l’érosion côtière (INEC) établi en 2018 par le Cerema, sous le pilotage du ministère en charge de l’écologie.

[25] Biological diversity of areas beyond National juridiction.

[26] Montesquieu, De l’esprit des loi, livre XIX, chap. 27.