Rentrée 2025 du Conseil d'Etat
Discours de Didier-Roland Tabuteau prononcé à l'occasion de la rentrée 2025 du Conseil d’État [1]
10 septembre 2025
Monsieur le président du Sénat, Madame la présidente de l'Assemblée nationale,
Monsieur le ministre d’État, Garde des Sceaux, ministre de la Justice, Monsieur le ministre auprès du ministre d’État, ministre de l’intérieur,
Monsieur le président du Conseil constitutionnel,
Monsieur le président du Conseil économique, social et environnemental,
Madame la Défenseure des droits,
Monsieur le président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale,
Monsieur le Premier président, Monsieur le Procureur général près la Cour de cassation,
Monsieur le Premier président, Monsieur le Procureur général près la Cour des comptes,
Monsieur le président de la Cour européenne des droits de l'homme,
Monsieur le président de l’Association européenne des conseils d’État et des juridictions administratives suprêmes, président du Conseil d’État grec,
Monsieur le Président de l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, Madame la présidente du Conseil national du barreau,
Mesdames et messieurs les hautes autorités civiles et militaires, en vos grades et qualités,
Mesdames et Messieurs,
Chers collègues,
Nous sommes réunis aujourd'hui dans un contexte singulier. Hier, la nomination du Premier ministre, à la suite du vote de l’Assemblée nationale, lundi soir, sur l’engagement de la responsabilité du Gouvernement. Aujourd’hui, l’expression en France d’un mouvement de protestation sociale. Sans oublier des tensions internationales particulièrement vives et le déroulement d'une guerre intense sur le territoire européen.
Au-delà d'une cérémonie inscrite dans le code de justice administrative, la rentrée du Conseil d'État est le temps d'une rencontre avec les autorités publiques et d'une réflexion sur l’action qu'elles mènent dans le cadre de notre République. Un moment où le Conseil d'État rend compte de l’activité de la juridiction administrative et présente les résultats des travaux d'une année sur un thème qu'il a choisi en raison de son importance pour la collectivité nationale.
Bien évidemment les circonstances évoquées précédemment peuvent donner le sentiment que le thème de l'étude - l'inscription de l'action publique dans le temps long- est en décalage avec la vie du pays.
Pourtant cette coïncidence me semble révéler dans sa brusque réalité la question qui est au centre de notre étude annuelle : l’impérieuse nécessité pour les pouvoirs publics de concilier dans leur action des échéances qui semblent contradictoires.
Celle du quotidien du pays et des services publics.
Celle de l'urgence lorsque des événements politiques, économiques, internationaux ou sanitaires imposent de faire face à des circonstances nouvelles parfois même exceptionnelles.
Et celle des projections dans l'avenir, des politiques de long terme qui sont une responsabilité incessible des pouvoirs publics.
Le contraste de cette journée du 10 septembre met ainsi en lumière, plus encore qu'habituellement, la difficulté et la grandeur de l'action publique. Et le Conseil d'État, institution placée au cœur de la cité, vit, de par ses fonctions, au rythme du pouls de notre collectivité.
Le flux des textes qui nous sont soumis en est l'expression, le contentieux peut en être la contestation, les études que nous réalisons visent à en être une source d'inspiration.
I. Je commence donc par les missions juridictionnelles et consultatives de la juridiction administrative
I.1. Les TA, les CAA, la CNDA, le TSP et le CE, c’est-à-dire les juridictions relevant pour leur gestion du CE, ont pour ambition fondamentale de donner réalité à l’État de droit et d'en garantir le respect.
La notion d'État de droit, qui s’est imposée depuis quelque temps dans le débat public, renvoie en philosophie politique à des notions essentielles mais parfois complexes. Je crois pourtant qu’on peut l'exprimer très simplement pour visualiser l’État de droit au quotidien.
Il y a État de droit lorsque la vie en société est régie par des normes démocratiquement établies, c'est-à-dire issues de pouvoirs résultant du suffrage universel, et garantissant des libertés et droits fondamentaux, que chacun et notamment l’administration respectent le droit et, qu'en cas de litige, il y a un juge indépendant et impartial pour le faire prévaloir.
Ce rôle de juge indépendant et impartial, c’est celui de la juridiction administrative s’agissant de la contestation de décisions de l’administration et, plus largement, des services publics.
Il est ainsi dans l’office du juge administratif de connaître de questions de la vie quotidienne comme des enjeux les plus sensibles de la vie en société ou de l’action publique.
Nos décisions peuvent porter sur un permis de construire, un refus de titre de séjour, ou un redressement fiscal comme elles peuvent concerner l'arrêt d'un traitement en fin de vie, la régularité des élections européennes ou municipales, ou encore l'action des forces de sécurité publique.
Et c’est pour de telles contestations que de nombreux requérants nous saisissent.
Au total les juridictions relevant de la gestion du Conseil d’État ont été saisies de près de 600 000 recours en 2024. Pour les seuls tribunaux administratifs, ce sont près de 280 000 recours qui ont été portés devant eux, soit une croissance de 8%, et sur les 12 derniers mois, nous avons dépassé les 310 000 recours, soit une hausse de plus de 15 % par rapport aux douze mois précédents.
Il faut pour mesurer l’ampleur du contentieux se souvenir qu’il y en avait moins de 200 000 recours en 2017, et qu’en 1990, les tribunaux administratifs en recevaient moins de 70 000, soit 4 fois moins !
Les cours administratives d’appel ont, quant à elles, été saisies de plus de 31 000 dossiers et ont rendu autant de décisions.
Quant à la section du contentieux du Conseil d'État, présidée par Christophe Chantepy, elle a été appelée à se prononcer sur près de 9 800 affaires.
Si les chiffres présentés témoignent de la confiance de nos concitoyens dans la justice administrative, ils imposent d’agir sur tous les leviers permettant de faire face à cette croissance rapide des contentieux :
- premièrement, bien sûr, pour éviter les dysfonctionnements au sein des administrations, notamment des services qui traitent les demandes de titres de séjour des étrangers, qui sont à l’origine de multiples contentieux, en particulier en référé ;
- deuxièmement, par l’amélioration des textes dont la complexité est source de contentieux ou qui alourdissent leur traitement en imposant des procédures inutiles ;
- troisièmement, par la poursuite des efforts de gestion et d’adaptation des juridictions administratives, notamment face aux défis de l’intelligence artificielle (IA). Cet effort de gestion, nous le menons chaque jour, pour gagner en efficacité, mais également pour répondre aux exigences de la loi. Ainsi le secrétariat général du Conseil d'État dirigé par Thierry Girardot, qui remplit le rôle essentiel de gestion de la juridiction administrative, a assuré en 2024 avec la CNDA et les cours administratives d'appel concernées, la mise en place de chambres territoriales de la CNDA à Bordeaux, Lyon, Nancy et Toulouse et deux nouvelles chambres sont mises en place durant cette rentrée à Marseille et à Nantes. Et j'ai une pensée très émue aujourd'hui pour la famille du président de la CNDA, Mathieu Herondart qui nous a quittés le 6 août dernier ;
- il est enfin crucial, au regard de l’augmentation des recours portés devant nous, que nous disposions, malgré les difficultés des finances publiques, des moyens nécessaires pour assurer leur traitement.
I.2. Cette action au service de l'État de droit est également au cœur de nos missions consultatives
I.2.1 Celles-ci se sont exercées dans un contexte particulier cette année
Cette fonction, auprès tant du Gouvernement que du Parlement qui nous a consulté plus de 50 fois depuis la révision constitutionnelle de 2008, est évidemment devenue beaucoup plus visible depuis la décision, prise il y a dix ans par le Président de la République, de rendre publics nos avis sur les projets de loi.
Il s’agit désormais non seulement de garantir la conformité des textes à la hiérarchie des normes, de renforcer leur clarté et leur efficacité administrative, mais également de montrer publiquement comment nous procédons, pour informer le Parlement, les autres acteurs de la vie publique et tous nos concitoyens.
Les sections consultatives, présidées par Edmond Honorat, Thierry Tuot, Francis Lamy, Philippe Josse et Christine Maugüé, ont ainsi été conduites, en 2024 ? à rendre 975 avis sur des projets de loi, d'ordonnance ou de décret.
Ces avis portent souvent sur des questions délicates, comme en juillet dernier où nous avons été appelés à examiner le projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République[1].
Ces avis s’inscrivent même parfois dans un contexte dramatique. Je pense en particulier à l’avis rendu, dans les tous derniers jours de l’année 2024, sur un projet de loi visant à répondre à la situation de Mayotte et à faciliter la reconstruction[2].
Enfin, sans que le support de la saisine soit un projet de texte, nous pouvons être saisis par le Gouvernement de questions juridiques d’une particulière portée. Ce fut le cas lorsque nous avons rendu au début du mois de décembre dernier, un avis portant sur l’interprétation des dispositions de la loi organique relative aux lois de finances[3] relatives à la loi spéciale permettant de continuer à percevoir les impôts et à emprunter, dans le but d’assurer la continuité de la vie nationale.
Je voudrais également souligner que cette procédure de demande d'avis présente par sa souplesse bien des avantages. Elle a ainsi permis au Gouvernement de nous saisir de questions liées à des amendements à des propositions de loi, comme sur la lutte contre le narcotrafic[4] ou sur la façon d’imposer les dividendes lorsqu’il est fait usage du mécanisme dit « Cumcum »[5]. Ces innovations témoignent d’une adaptation de notre rôle au regard des évolutions du travail parlementaire.
I.2.2. Ce soutien à l’amélioration des textes a aussi pris la forme, cette année, d’ateliers de la simplification, qui prolongent notre travail traditionnel et dont je voudrais souligner le potentiel
En effet, depuis 2024, le Conseil d’État conduit, à la demande du Premier ministre, des travaux qui ajoutent un outil complémentaire à l’effort de simplification, que nous menons au jour le jour dans nos missions consultatives.
En pratique, dans le cadre général d'une demande d'étude, le Conseil d’État se penche sur un pan de la législation ou de la réglementation pour trouver des voies de simplification et les proposer au Gouvernement après un examen par son assemblée générale.
Ces ateliers conduisent dans certains cas le Conseil d’État à recueillir directement les observations des milieux intéressés. En résulte un ensemble de propositions très concrètes. Il peut s’agir d’une simplification entendue dans un sens large, c’est-à-dire avec une amélioration de la lisibilité du droit, mais aussi de rationalisation ou d’amélioration de l’économie générale d’un dispositif. Cela peut même conduire à proposer des évolutions au fond des législations.
Plusieurs thèmes ont ainsi été traités, comme le régime de reconnaissance des associations et fondations d’utilité publique, celui des nullités en droit des sociétés. De même a été établi un bilan de la pérennisation des mesures de simplification pendant la crise sanitaire.
L’objet de ces ateliers est déterminé par le Gouvernement à l'issue d'échanges entre les administrations et le Conseil d'État. Il peut même être suscité par des remontées de l’ensemble des juridictions, sur des textes qui nous paraissent obscurs, contradictoires ou impossibles à appliquer.
La section des études, de la prospective et de la coopération centralise depuis cette année les signalements effectués par les présidents des sections consultatives ou des juridictions concernées, et les transmet, à intervalle régulier, au secrétariat général du Gouvernement.
Ces ateliers présentent pour l'indispensable et laborieux chantier de la simplification certains avantages, que je crois très précieux. En effet ils sont réalisés :
- dans et par une institution neutre, grâce en particulier à notre impartialité et notre indépendance ;
- dans une institution experte et pluridisciplinaire à laquelle on peut confier des missions de simplification particulièrement ardues ;
- et dans une institution dont la mission est d’identifier et d'analyser les problématiques de l'action publique, des services publics et globalement de la société.
II. J’en viens ainsi à la présentation de notre étude consacrée à l’inscription de l’action publique dans le temps long
L'étude annuelle est conduite, comme les autres études, sous l'égide de la section des études, de la prospective et de la coopération (SEPCO) et je voudrais profiter de ce moment pour souligner le magnifique travail accompli depuis 2017 par sa présidente, Martine de Boisdeffre, dont les fonctions ont pris fin le 15 août dernier et saluer son successeur Rémy Schwartz qui a désormais la lourde charge de cette section.
L’action publique se déploie sur un territoire, permet de maitriser un espace dans lequel elle s’inscrit souverainement et se mène résolument dans le temps, bref ou long.
C’est cette triple dimension – le territoire, l’espace et le temps – que le Conseil d’État a explorée au fil des trois dernières années.
Trois études qui forment un triptyque.
Trois regards sur l’action publique.
Trois tableaux que l’on peut examiner séparément mais qui, ensemble, proposent une vision de ce que peut être, aujourd’hui, une action publique efficace au service de la démocratie.
Le premier de ces tableaux, c’est celui de 2023. Il portait sur ce qu’on appelle le « dernier kilomètre » de l’action publique[6]. Autrement dit : notre capacité à faire en sorte que les politiques décidées atteignent vraiment les citoyens, là où ils sont, avec les effets attendus. Cette étude mettait en avant une méthode simple mais exigeante, en combinant la proximité, le pragmatisme et la confiance. Et déjà, elle soulignait qu’il faut assumer le temps nécessaire au succès de l’action publique.
Le deuxième tableau est celui, présenté en 2024, de la souveraineté[7], composante centrale de l'action politique puisqu'elle traduit la liberté pour un peuple de choisir son destin. Le Conseil d’État a proposé une analyse de la souveraineté à l’heure où elle est confrontée à des questions inédites à la fois dans les frontières nationales et dans un contexte de tensions internationales. Afin d’améliorer son exercice, le Conseil d’État a notamment préconisé d’élaborer une « doctrine de la souveraineté » visant à renforcer la capacité stratégique de l’État, c’est-à-dire à définir une organisation mieux adaptée à la conduite de l’action publique sur le long terme.
L’étude de 2025 vient clore naturellement ce triptyque. Elle porte sur l’inscription de l’action publique dans le temps long. Elle s’interroge sur la manière dont notre pays peut, et doit, se projeter dans l’avenir, construire des politiques durables et assumer des choix qui s’inscrivent dans la continuité.
II.1. Le constat de l’étude est simple. L’action publique a historiquement, notamment lorsqu’elle est exercée par l'État, vocation à se projeter dans le temps long
Il revient en effet à l’État d’anticiper les besoins futurs du pays et en organisant les moyens pour y répondre. Sa permanence, ses institutions, ses outils, qu’il s’agisse des services publics, des lois de programmation ou encore de la planification, sont là pour donner une direction, pour profiler l’avenir.
Bien sûr, les pouvoirs publics doivent répondre aux enjeux du quotidien et aux urgences. Ils doivent également faire face aux bouleversements scientifiques ou géopolitiques comme aux crises économiques, aux épidémies, aux guerres … Et ils ont la responsabilité incessible de s’y préparer, d’anticiper les évènements, c’est à dire de fixer un cap, de tracer une trajectoire et veiller à ce que celle-ci soit suivie dans la durée.
Cette dimension stratégique s’exprime tout particulièrement dans certaines politiques qui s’imposent d’elles-mêmes dans le temps long, comme les politiques de défense ou de santé. D’autres, même si elles relèvent du court terme, ne sont pleinement efficaces qu’inscrites dans la durée, comme les finances publiques.
Il en résulte la nécessité de conduire une démarche permettant de se projeter :
à un an, la prévision des budgets,
à cinq ans, la perspective de la programmation,
et à vingt ou trente ans, l’horizon de la vision.
Pour cela, l’État a développé divers instruments statistiques, de prospective ou de planification, visant à anticiper les tendances et à construire des politiques sur plusieurs décennies. Deux dimensions différentes doivent alors être prises en compte, qu’une image permet d’appréhender.
D’une part, l’étude de la tectonique, des grands mouvements de fond, démographiques, climatiques, qu’on peut anticiper et face auxquels il faut s’armer. D’autre part, la sismologie, c’est-à-dire les possibilités de ruptures qui provoquent des changements brusques avant de se muer en grandes tendances, tels certaines innovations technologiques, les conflits ou les pandémies ...
Avec pour objectif de disposer de projections qui ne soient pas trop rigides et qui permettent de s’adapter aux nouvelles technologies, aux bouleversements géopolitiques ou encore aux évolutions de l’esprit public.
Aujourd’hui, cette capacité parait mise à mal par plusieurs facteurs qu’analyse l’étude, allant de la pression de l’urgence, exacerbée par les réseaux sociaux, à la perte de consensus autour des grandes orientations de long terme.
La polarisation du débat public, la remise en question de la science et parfois l’absence d’objectifs communs affaiblissent la légitimité et l’efficacité des choix collectifs appelant une continuité sur plusieurs décennies, comme dans les domaines clefs de l’énergie ou des infrastructures.
II.2. Pour remédier à ces problèmes, l’étude dessine une perspective en trois projections
II.2.1 Premier message : faire de l’avenir un horizon démocratique partagé
Le long terme ne peut pas être l’affaire des seuls experts. Il doit être débattu, construit démocratiquement. Il est essentiel de réaffirmer le rôle des autorités politiques dans cette démarche : celui indispensable du Parlement et celui naturel du pouvoir exécutif.
Ceux-ci pourraient en particulier renforcer leurs instances consacrées à la prospective et élaborer, avec les acteurs de la société civile, ce que le Conseil d'État propose d'appeler des « livres tricolores » posant les grandes orientations à long terme dans des domaines stratégiques.
Le Conseil d’État recommande aussi d’ancrer le long terme dans les pratiques gouvernementales, avec des réflexions interministérielles régulières, et une loi de programmation des finances publiques adoptée dès le début de chaque législature, voire de s'interroger sur l’opportunité de la rendre contraignante par une révision constitutionnelle.
Ce mouvement suppose aussi une participation accrue des citoyens et des corps intermédiaires, à travers des consultations accessibles et effectives et des travaux prospectifs permettant d’éclairer tous les acteurs. Le Conseil d’État appelle enfin à une action déterminée de la France au sein de l’Union européenne pour articuler les stratégies nationales et les ambitions collectives de long terme portées par l’Union.
II.2.2 Deuxième message de l’étude : garantir l’effectivité de cette projection
Il ne suffit pas de penser le long terme, encore faut-il le rendre opérant. Cela passe par une meilleure coordination stratégique, des trajectoires réalistes et lisibles, des outils adaptés dans chaque ministère avec l’institution de cellules dédiées, chargées d’entretenir le lien avec la recherche.
Cela suppose aussi une continuité des équipes, une gestion prévisionnelle des compétences, et un usage plus stratégique des outils comme la commande publique ou l’investissement, pour asseoir la temporalité de long terme sur une vision pragmatique.
Enfin, pour que cette action publique ait une prise au-delà de l’action de l’État, une réelle territorialisation des stratégies est nécessaire, fondée sur un partage des projections avec l’ensemble des acteurs qui se projettent eux aussi dans la durée : les collectivités territoriales, les entreprises, les associations et bien sûr les citoyens.
II.2.3 Troisième message : s’appuyer sur la science et l’expertise
L’étude insiste sur l’impérieuse nécessité de mieux mobiliser et valoriser les savoirs scientifiques à tous les niveaux. Cela commence dès l’école, pour diffuser une culture scientifique dans la société.
Mais cela concerne aussi les décideurs d’où la recommandation de renforcer les liens avec les lieux consacrés à la connaissance : l’Université, les centres de recherche, les Académies et les institutions d’expertise, mais aussi d’intégrer cette expertise dans la conduite des politiques et de valoriser les études d’impact comme l’évaluation.
La culture de la prospective devrait également mieux imprégner l’ensemble des administrations. Cela suppose un effort accru de formation en direction des agents publics et sans doute des élus, d’institutionnaliser les projections dans les ministères, et de s’appuyer sur des acteurs comme le Haut-Commissariat à la stratégie et au plan qui pourrait devenir le levier de cette dynamique.
L’étude distingue enfin cinq secteurs stratégiques pour lesquels une réflexion spécifique et partagée qui pourrait prendre la forme des « livres tricolores » qu’elle propose, apparaît indispensable : l'éducation, la défense, la transition écologique, la politique de la population et enfin le numérique en raison notamment des perspectives de l'intelligence artificielle.
*
Démocratie, efficacité et science sont ainsi les messages de cette étude.
Fondamentalement, l'étude place en son cœur un mot qui peut paraître désuet, le mot : raison.
Le terme est pourtant essentiel. L'Académie française le définit comme « la faculté par laquelle l'homme connaît, juge et agit ».
Ce postulat de la raison, s’il est un des fondements de la République, constitue aussi l’une des marques du Conseil d’État.
III. Permettez-moi, puisque c’est la dernière fois que j’ai l’honneur de m’exprimer dans ce cadre, une considération supplémentaire
La raison, l’esprit de rationalité, me semblent reposer, dans une société démocratique, sur deux piliers essentiels et indissolublement liés : la science et le droit.
Pour qu’une démocratie soit perçue comme légitime, elle doit avoir la capacité de dessiner un destin collectif, c'est-à-dire porter un projet commun et garantir la paix publique.
Elle doit pour cela pouvoir se fonder sur la science, qui nourrit la connaissance et contribue à la richesse économique, et se structurer par le droit, qui préserve de l’arbitraire et de la violence.
A rebours de cet idéal, nous assistons aujourd’hui à la remise en cause de notre espace commun, qui prend la forme d’attaques concomitantes contre la science et contre le droit, c’est-à-dire contre la réalité telle qu’elle est appréhendée par la science et contre l’organisation démocratique de notre société telle qu’elle est établie par le droit.
C’est une offensive contre la rationalité elle-même, qui fragilise les fondements de la République en érodant le monde commun de notre collectivité, au risque de sombrer dans un désordre vénéneux ou dans un ordre fondé sur l’autoritarisme et la manipulation.
Face à ces périls la science et le droit sont les remparts de la démocratie autant qu’ils en sont les piliers.
III.1. La science parce qu'elle prémunit contre l'illusion
La République française ne s’est pas seulement construite sur des principes politiques. Elle s’est aussi fondée sur une certaine idée de la raison, et singulièrement, sur une confiance profonde dans la science. La science comme moteur du progrès humain et comme ferment de l’entente entre les peuples.
Dès la Révolution, les institutions républicaines naissantes affirment que l’émancipation politique va de pair avec l’émancipation intellectuelle. À travers les bouleversements de 1789, les révolutionnaires entendent, en reprenant les combats des sociétés de sciences et de pensée qui fleurissaient à la fin de l’Ancien Régime à côté des académies royales, transformer le rapport au savoir. Dans la lignée de l'Encyclopédie publiée sous la direction de Diderot et d'Alembert entre 1751 et 1772, la République s’est voulue savante, éclairée, rationnelle.
Des institutions sont créées pour ouvrir le savoir au peuple, transformer le monopole savant de l’Ancien Régime en une science partagée et utile, à l’instar du Muséum national d’histoire naturelle en 1793[8], du Conservatoire des arts et métiers en 1794[9], ou encore du bureau des longitudes en 1795[10].
Dans le même temps, des grandes écoles sont mises en place : en 1794[11], l'école centrale des travaux publics, future école Polytechnique, et l'école normale de l’an III[12], qui deviendra l’École Normale Supérieure, puis en 1795, l'école spéciale des langues orientales.
Quant à l’adoption du système métrique, elle entend fonder la mesure sur la raison. Il s’agit de concrétiser l’idée d’une « unité qui, dans sa détermination, ne renferme rien ni d'arbitraire, ni de particulier à la situation d'aucun peuple sur le globe[13] » afin, comme l’écrivait le rapporteur du projet de loi posant ce système, de « cimenter l’unité de la République » et de renforcer les liens entre les Français et « les autres peuples »[14].
Le retour de la République dans le dernier quart du XIXème siècle fait également de la science une des clefs de sa pérennité, avec la grande loi du 28 mars 1882 qui, en même temps qu’elle rend obligatoire l’instruction et laïcise l’école publique, impose l’étude des sciences à l’école primaire.
Sans oublier qu’en 1945, le rétablissement de la légalité républicaine s'accompagne de la création du Commissariat à l'énergie atomique[15], de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA)[16], de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE)[17] et de l’Office national d’étude et de recherches aéronautiques (ONERA)[18], et d'une réforme profonde du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) [19] créé en 1939.
Ce lien entre république démocratique et science est en réalité une nécessité. Car la démocratie ne peut exprimer la volonté générale, que lorsqu’elle est portée par des citoyens éclairés décidant en toute liberté de leur destin collectif.
C’était déjà cela que nous soulignions l’année dernière en liant dans l’étude de la souveraineté l’impératif pour la démocratie de disposer de citoyens engagés.
La science est ainsi une condition de la concorde dans la société en résolvant par la démonstration méthodique les divergences qui s'expriment sur les champs de la connaissance. Cela reste une nécessité. Peut-être même plus que jamais.
Les crises environnementales, les incertitudes géopolitiques et les bouleversements technologiques, notamment le développement de la génétique et de l'intelligence artificielle, nous rappellent que les décisions publiques doivent s’appuyer sur les savoirs établis, que la raison reste notre meilleure boussole, et que la science, loin d’être un domaine réservé, est une condition de notre liberté commune.
L’article 13 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne proclame ainsi solennellement que « Les arts et la recherche scientifique sont libres ».
La puissance d'un pays, comme sa vitalité démocratique, dépendent ainsi directement du rayonnement de ses universités, de l'efficacité de ses centres de recherche, du dynamisme de ses ressources d'expertise et de l'accès aux publications scientifiques. Derrière les prix Nobel et les médailles Fields, toutes les disciplines de l'esprit, les arts et les sciences pour reprendre l'appellation du XVIIIe siècle, nourrissent et confortent la démocratie lorsqu'elles irriguent ses débats et ses projets collectifs.
III.2. Après la science, le droit. Comme la science prémunit contre l'illusion, le droit a pour fonction de préserver de la violence
A côté des lois scientifiques que l'esprit humain révèle ou formule, le peuple adopte en démocratie des lois qui transcrivent ses choix. Le droit en est le moyen d’action, le vecteur de concrétisation.
La démocratie ne peut se contenter de débats et d’idées généreuses ; elle se réalise, se légitime et se prouve par l’action, en transformant le réel, en répondant à des besoins, en apaisant des tensions. Sans droit, la volonté démocratique resterait inopérante, sans prise sur le monde.
En énonçant des règles, le droit transcrit par la Constitution la légitimité de l'ordre institutionnel, et organise par les traités, les lois et les règlements mais également par les contrats, notre vie collective, nos droits et nos devoirs.
Les normes ainsi établies par des pouvoirs issus du suffrage universel fondent les compétences des autorités légitimes et il appartient à l'administration de se conformer à la hiérarchie des normes et au juge d’en garantir le respect.
Depuis l’isonomie athénienne, l’égalité de tous les citoyens devant la loi, la démocratie repose sur cette idée forte : ce n’est pas la puissance qui gouverne, mais la règle que tous acceptent et à laquelle tous se soumettent. Le gouvernant lui-même, après avoir posé la norme, doit s’y soumettre.
La pratique du droit par le juge est fondée sur une éthique de la vérité. Comme l’exprime Alain Supiot, « l’art du procès consiste à procéder rationnellement face à l’incertitude[20] », en écoutant chaque partie. C’est le principe du contradictoire, qui est le fondement du régime rationnel d’administration de la preuve. Et c’est ce même cheminement par la discussion rationnelle vers la vérité qui est la matrice à la fois de la controverse scientifique et du débat démocratique éclairé.
Il existe en effet une étroite parenté entre la logique mathématique, souvent considérée comme l’archétype de la rigueur scientifique, et le raisonnement du juge, qui structure la compréhension et l’application du droit.
Dans les deux cas, la pensée se développe à partir d’un socle abstrait : les mathématiques s’appuient sur des axiomes et des théorèmes, le droit sur des normes et des jurisprudences. Ces fondements ne procèdent pas d’une simple observation du réel, mais d’une construction intellectuelle autonome. Ils forment un cadre logique au sein duquel l’argumentation peut se déployer avec cohérence. Et tant la science quand elle s'interroge sur les ressorts de la vie ou de l'univers que le droit quand le juge doit trancher un litige, s'attachent à établir rationnellement les faits avant de les interpréter.
Cette rationalité du raisonnement juridique est parfois contestée, quelquefois même niée. Si elle ne possède pas les mêmes critères de validation que l'analyse scientifique, elle dispose pour autant de précieux et solides garants.
D'abord, l'éthique et la formation rigoureuse du juge qui font du serment d'indépendance et d'impartialité qu'il prononce une exigence éminente et une réalité quotidienne. Le juge sait se départir de ses opinions et de ses appréciations personnelles lorsqu'il fait application de la règle exprimant la volonté générale, et la collégialité, chaque fois qu'elle s'exerce, renforce encore la rationalité du raisonnement juridique. Enfin, la décision de justice est soumise, en toute transparence, au débat public et des voies de recours sont toujours ouvertes jusqu'aux juridictions suprêmes.
Le droit est ainsi une condition de la paix publique en résolvant par la rationalité de son ordonnancement, c'est-à-dire par la légalité, les divergences qui s'expriment sur les champs de la volonté politique, économique, religieuse et sociale. Lorsque le droit s’efface, on installe la force. Lorsque la règle s’affadit, on subit l’arbitraire. « Partout où finit la loi commence la tyrannie » écrivait John Locke en 1689 … Et dans ce brouillard normatif, la conflictualité s’exacerbe et les intérêts particuliers prennent le pas sur l’intérêt général.
Démocratie, science et droit forment ainsi un triangle d’équilibre.
La démocratie ne repose-t-elle d’ailleurs pas fondamentalement sur l'élection qui est un mécanisme juridique d’une extrême pureté et une équation d’une extrême simplicité : plus de la moitié des suffrages, quand elle est absolue, et le plus grand nombre de voix, quand elle est relative. La République a été, on le sait, fondée à une seule voix de majorité en 1875, il y a 150 ans.
Contester cette articulation profonde entre science, droit et démocratie, c’est remettre en cause le « crédit de la parole »[21], c’est prendre le risque de désarmer la raison publique, en versant dans l’ère de la post-vérité, si l'on veut reprendre un néologisme en vogue.
Et on observe, au-delà de cette parenté, une ressemblance dans ceux qui s’élèvent face à eux, ceux qui refusent les constats scientifiques et critiquent les sentences du droit.
En refusant de reconnaître la réalité décrite par la science, une science qui n’est pas négation du doute mais qui en est le dépassement méthodique, on détruit les conditions d’un dialogue collectif éclairé.
En s’en prenant au droit, à ceux qui le font, représentants issus du suffrage universel dans les collectivités territoriales et les instances nationales de la République comme à ceux dans les administrations et les juridictions, qui le font respecter ou qui en contrôlent l’application, on érode le respect des règles démocratiques.
On abat le tiers qui garantit les règles de droit et la sérénité de la discussion au risque d’installer un face à face mortifère, sans médiation, entre les individus. La dénonciation d’un soi-disant « gouvernement des juges » procède de cette logique, comme je le disais déjà, à cette place, l’année dernière.
Et lorsque ces règles ne tiennent plus, lorsque les connaissances scientifiques sont niées, la délibération commune perd tout son sens et seules la force et la violence prévalent.
*
Mesdames et Messieurs,
150 ans après son installation au Palais-Royal, le Conseil d’État continue d’assumer pleinement son travail au service de la République et de la démocratie.
Je soulignais, voici trois ans, la place singulière du Conseil d’État dans le fonctionnement et l’organisation des services publics. Nous restons, comme « maison des services publics », profondément attachés à ces institutions, qui sont la treille de nos solidarités et un héritage que nous devons préserver.
Tout ce qui ruine le terreau qui nourrit et fait vivre les services publics fissure du même coup le cadre commun de notre société. Ce cadre essentiel qui permet d’organiser un débat qui ne soit pas un affrontement mais une façon de s’élever dans la raison, et de trouver des solutions qui sont suivies avec détermination, dans le temps et par le droit.
Il me reste à vous annoncer le sujet qui a été choisi pour l’étude de l’année prochaine, et qui est autant un objet de science que de droit, puisqu’il s’agit de « la mer ».
Il nous permettra, après avoir réfléchi sur les grands axiomes de l’action publique, de nous pencher sur un thème concret, précis, majeur pour notre pays qui possède le deuxième domaine maritime mondial.
La mer constitue une des ressources et des forces de la France. Un enjeu stratégique.
Force de production d'énergie, gisement d'énergies fossiles et durables, la mer est également une ressource d'avenir en matière alimentaire et pharmaceutique et un espace pour les loisirs et le développement économique.
Elle est au cœur d'enjeux militaires et diplomatiques et un piler de souveraineté.
La mer est enfin, nous le savons, un défi majeur pour l'avenir de la planète.
C’est donc par une invitation à revenir en 2026, afin que nous vous présentions les conclusions de cette étude, que je termine mon propos.
Références
[1] Avec la collaboration de Kashâya Martin et Jean-Baptiste Desprez, magistrats administratifs.
[2] Avis n° 409702 sur un projet de loi constitutionnelle pour une Corse autonome au sein de la République, assemblée générale du Conseil d’État du 17 juillet 2025.
[3] Avis n° 409122 sur un projet de loi d’urgence pour Mayotte, commission permanente du Conseil d’État du 22 décembre 2024.
[4] Avis n° 409081 relatif à l’interprétation de l’article 45 de la LOLF, pris pour l’application du quatrième alinéa de l’article 47 de la Constitution, commission permanente du Conseil d’État du 9 décembre 2024.
[5] Avis n° 409334 du 19 mars 2025 relatif à un projet d’amendement gouvernemental à l'article 16 de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, assemblée générale du Conseil d’Etat du 13 mars 2025.
[6] Avis n° 409218 du 30 janvier 2025 portant sur un projet de dispositif renforcé concernant l’application de la retenue à la source aux opérations d’arbitrage de dividende dites « CumCum », assemblée générale du Conseil d’Etat du 27 janvier 2025.
[7] Étude annuelle du Conseil d’État, 2023, L’usager du premier au dernier kilomètre de l’action publique : un enjeu d’efficacité et une exigence démocratique, assemblée générale du Conseil d’État du 6 juillet 2023.
[8] Étude annuelle du Conseil d’État, 2025, La Souveraineté, assemblée générale du Conseil d’État du 4 juillet 2024.
[9] Décret de la Convention nationale du 10 juin 1793, relatif à l’organisation du Jardin national des plantes & du cabinet d’histoire naturelle, sous le nom du Museum d’histoire naturelle.
[10] Décret de la Convention nationale du 19 vendémiaire an III (10 octobre 1794).
[11] Loi de la Convention nationale du 7 messidor an III (25 juin 1795).
[12] Décret de la Convention nationale du 21 ventôse an III (11 mars 1794).
[13] Décret de la Convention nationale du 9 brumaire an III (30 octobre 1794).
[14] Décret de l’Assemblée nationale du 30 mars 1791, présenté au rapport de M. Talleyrand-Perigord le 26 mars 1791.
[15] Rapport et projet de décret présentés à la Convention nationale, au nom du Comité d’Instruction publique, par le citoyen Arbogast, Député par le département du Bas-Rhin, Imprimerie nationale. Sur l’uniformité et le système général des poids et mesures. Arbogast, L.F.A. (1793).
[16] Ordonnance n° 45-2563 du 18 octobre 1945 instituant un Commissariat à l’énergie atomique.
[17] Loi n° 46-1086 du 18 mai 1946 portant organisation de la recherche agronomique et création d’un institut national de la recherche agronomique.
[18] Article 32 de la loi n° 46-854 du 27 avril 1946 portant ouverture et annulation de crédits sur l’exercice 1936.
[19] Loi n° 46-895 du 3 mai 1946 portant création d’un office national d’études et de recherches aéronautiques.
[20] Ordonnance n° 45-2632 du 2 novembre 1945 réorganisant le centre national de la recherche scientifique.
[21] Supiot A. « Le Crédit de la parole », Le Grand Continent, 1er aout 2022.
[22] Supiot A., loc. cit. , ibid