Cérémonie de remise au président Vassilios Skouris du Liber amicorum publié en son honneur

Par Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, président du comité prévu par l’article 255 du TFUE
Discours
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Intervention prononcée le 8 juin 2015 à Luxembourg, lors de la cérémonie de remise du Liber amicorum au président Vassilios Skouris, président de la Cour de justice de l'Union européenne.

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La Cour de justice de l’Union européenne sous la présidence de M. Vassilios Skouris
Cérémonie de remise au président Vassilios Skouris du Liber amicorum publié en son honneur
Ouverture par Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État de France, président du comité prévu par l’article 255 du TFUE

 

 

Monsieur le président de la Cour de justice de l’Union européenne,

Messieurs les présidents du Tribunal et du Tribunal de la fonction publique de l’Union,

Mesdames et Messieurs les membres et anciens membres des juridictions européennes,

Mesdames et Messieurs les présidents de juridictions suprêmes nationales,

Messieurs les représentants des institutions de l’Union,

Madame la présidente du Conseil des barreaux européens,

Mesdames et Messieurs,

 

C’est pour moi un grand honneur que d’ouvrir ce colloque consacré à la Cour de justice de l’Union européenne sous la présidence de Vassilios Skouris, colloque qui s’achèvera par la remise du Liber amicorum que dédient à leur président les membres, anciens membres et avocats généraux de la Cour. Honneur impressionnant et même redoutable, dont je remercie chaleureusement le président Tizzano, président du comité promoteur, mais aussi tâche ingrate. Car il m’a été expressément demandé de faire rigoureusement respecter les temps de parole. Devoir dont j’ai compris qu’il s’imposait aussi à moi-même. Il ne m’empêchera pas, il ne nous empêchera pas de rendre au président Vassilios Skouris l’hommage mérité qui lui est dû pour l’œuvre remarquable qu’il a accomplie au cours de ses douze années de présidence de la Cour de justice de l’Union européenne.

Alors que s’achève en octobre prochain ce mandat, l’observateur extérieur, qui jette un regard rétrospectif sur les douze années de cette présidence, est comme saisi de vertige. S’il n’a pas le recul du temps, il a déjà une claire conscience que s’est écrite une page décisive dans l’histoire de cette institution et de l’Union. Il se remémore la physionomie d’une Cour qui, en 2003, était composée de quinze membres et clôturait 308 affaires ; il se souvient de la carte exigüe de l’Union –ce n’était qu’une moitié d’Europe-, qui se préparait alors à s’élargir à dix nouveaux Etats ; il se rappelle les premiers euros qui, l’année précédente, avaient été mis en circulation. C’était le début d’une époque et d’un nouveau cycle juridique.

Pour l’explorer, nous disposons désormais d’un ouvrage de référence que nous devons à l’heureuse initiative d’un comité promoteur composé des membres les plus anciens de la Cour – M. Antonio Tizzano, M. Allan Rosas, Mme Rosario Silva de Lapuerta, M. Koen Lenaerts et Mme Juliane Kokott. Grâce à cet ouvrage, qui est aujourd’hui remis à son dédicataire, nous avançons dans la compréhension de cette période, guidés de l’intérieur par les membres et les greffiers qui ont exercé leurs fonctions sous la présidence de Vassilios Skouris.

 

I. Une Cour rénovée dans une Europe nouvelle

A. En plus d’une décennie, la Cour de justice a changé de visage.

Avec les élargissements successifs de l’Union en 2004, 2007 et 2013, les effectifs de ses membres et de ses services ont été quasiment doublés. Mais si la Cour a grandi très vite, elle n’a pas connu de « crise de croissance ». Son redimensionnement, pourtant lourd à gérer, a  permis de rationaliser ses méthodes de travail et de restructurer ses services. Et pour mieux répondre à une demande de justice croissante, l’institution n’a pas cessé de se préoccuper de la meilleure répartition des compétences entre les trois juridictions européennes.

En complément de ces réformes structurelles, la Cour a su diversifier ses procédures juridictionnelles, selon le degré d’urgence, la nature et la complexité des affaires enregistrées. Elle s’est ainsi mise en capacité de juger plus et plus vite et de mettre en œuvre les compétences nouvelles qui lui ont été attribuées, en s’attachant à maintenir la rigueur et la qualité de ses décisions. Cette réussite, fruit d’un engagement collectif, doit beaucoup à la force de conviction et à la détermination du président Skouris qui a su conduire, dans la durée, un processus de transformation à la fois nécessaire et délicat.

 

B. Ainsi rénovée et raffermie, la Cour a su faire vivre les principes fondateurs de l’ordre juridique de l’Union.

Chargée d’assurer « le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités »[2], elle est restée un puissant levier de l’intégration européenne. Elle a veillé à la spécificité et à l’autonomie d’un ordre juridique sui generis, distinct de l’ordre international et intégré aux ordres nationaux des États membres. Alors que le champ des compétences transférées à l’Union s’est fortement élargi, elle a su préserver la nature propre du droit de l’Union, sa primauté, son effectivité et son unité. Elle a, en particulier, soutenu l’irrésistible montée en puissance des droits fondamentaux, qui a pris son essor avec la découverte des principes généraux du droit de l’Union et atteint sa maturité avec l’entrée en vigueur de la Charte des droits fondamentaux. La Charte aujourd’hui rayonne, ainsi que l’a jugé la Cour, sur tout le champ d’application du droit de l’Union.

Avec un souci de cohérence et, autant que possible, de continuité et de sécurité juridique, la Cour a ainsi avancé sur le chemin tracé par les Traités, qu’il lui a fallu parfois défricher elle-même. Elle n’y serait pas parvenue sans un dialogue régulier avec les juridictions suprêmes nationales, qui n’est certes pas allé sans tensions, mais qui, pour l’essentiel, a été constructif et fructueux. Ce dialogue se manifeste par l’essor remarquable des renvois préjudiciels : ceux-ci représentent désormais plus des 2/3 des affaires enregistrées[3] et ils se développent, au plus haut niveau juridictionnel, avec les cours suprêmes et constitutionnelles des États membres. Ce dialogue s’est aussi nourri des nombreux échanges qu’a tenu à développer le président Skouris avec les juridictions suprêmes de ces États, comme avec celles d’États tiers, à l’occasion de visites croisées à Luxembourg et dans les capitales nationales.

L’ouverture de la Cour de justice s’est aussi exprimée dans la composition, voulue par le président Skouris, du comité prévu à l’article 255 du TFUE, chargé de rendre un avis sur l’adéquation des candidats à l’exercice des fonctions de juge et d’avocat général à la Cour de justice et au Tribunal. Proposant, comme le prévoit cet article, six des sept membres de ce comité, le président de la Cour a tenu à ce que la majorité d’entre eux soit issue des juridictions suprêmes des États membres, ce qui témoigne de manière tangible de la confiance qu’il place en elles.

Au sein du système juridictionnel de l’Union, ces voies de dialogue et de coopération ont été des vecteurs à la fois d’intégration et de respect des identités. Sans nul doute, elles continueront à l’avenir d’être fortement sollicitées.

 

II. Car votre Cour est confrontée à de nouveaux défis.

A. Les interactions de plus en plus fortes entre les ordres juridiques appellent de fait des actions renforcées de coordination.

Il est devenu banal de constater qu’en Europe l’expansion de la garantie des droits est un phénomène qui se déploie à de multiples niveaux. Elle se manifeste dans la sphère des droits nationaux, avec l’essor des garanties constitutionnelles dans les matières administrative, civile et pénale. Elle se développe, comme je l’ai relevé, dans la sphère de l’Union, avec l’approfondissement du marché unique et le rayonnement de la Charte des droits fondamentaux. Elle est enfin patente dans la sphère de la Convention européenne des droits de l’Homme, avec le développement d’un exigeant contrôle de proportionnalité et celui des « obligations positives ». Ces trois sphères de justice ne se juxtaposent pas, ni ne se confondent, mais elles se superposent, en vastes pans toujours plus étendus, et elles s’influencent mutuellement. Les droits qu’elles font éclore sont des instruments vivants, à la fois distincts et très proches les uns des autres. Ils sont les fruits de valeurs communes et d’une histoire partagée et ils s’appliquent ensemble aux mêmes personnes et aux mêmes situations. L’autonomie des ordres juridiques ne saurait masquer le profond processus d’hybridation en cours, qui est constitutif de l’espace juridique européen.

Parce qu’il agit sur le cœur de l’État de droit et des principes démocratiques, ce processus peut faire croire, à tort, à un affaiblissement des souverainetés nationales ; parce qu’il imbrique davantage les protections régionales, il peut faire redouter une dilution de leur spécificité. Il faut donc que l’hybridation en cours s’ordonne, que les garanties partagées se consolident en un socle commun et qu’à défaut, la plus grande complémentarité soit recherchée entre elles, avec une spécialisation maintenue des droits selon les principes et les traditions de chaque ordre juridique. Cette clarification requiert un effort constant d’ajustement, pour conjurer le risque d’un désordre normatif ou d’un « conflit des primautés ».

 

B. Dans cette tâche, les juges nationaux et européens doivent continuer à jouer un rôle stabilisateur et régulateur.

La Cour de justice de l’Union européenne y parviendra en poursuivant son effort de restructuration et en faisant aboutir la refonte de son architecture actuelle, qui n’est plus viable. Les questions délicates que soulève cette réforme ne sauraient entraver l’adoption d’un projet ambitieux et ne justifient en aucun cas certaines attaques inacceptables que je tiens à flétrir.

Cette réforme structurelle sera un point d’appui pour la poursuite du dialogue nécessaire entre juges à l’échelle de l’Europe. Depuis plus d’une décennie, les outils jurisprudentiels de coordination se sont diversifiés. Aux techniques de l’interprétation conforme, de l’ « équivalence des protections » ou des marges nationales d’appréciation, se sont ajoutées la prise en compte des identités constitutionnelles et, plus récemment, la vérification des compétences transférées à l’Union, dans le cadre d’un contrôle ultra vires. Pour relever les nouveaux défis qui se présentent, un esprit de coopération sincère et loyale doit être préservé. Cet esprit est l’un des principes cardinaux de l’organisation des pouvoirs en Europe. Il implique l’écoute et la pédagogie réciproques des jurisprudences ; il suppose que soient anticipés et prévenus les risques de divergences et que soient respectées les solutions définitivement adoptées par les formations solennelles des cours européennes. Le dialogue des juges doit rester la « clé de voûte du système juridictionnel » européen et, par sa qualité comme sa fécondité, il doit contribuer, à sa mesure, à pacifier les débats et les inquiétudes qui pèsent aujourd’hui sur la poursuite du projet européen.

Ecrire l’histoire de la Cour, c’est suivre les étapes d’un chemin conduisant vers une « union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe ». Cette histoire s’est écrite avec l’ensemble des juridictions nationales et européennes, et elle s’est aussi nourrie des échanges avec les institutions de l’Union et les barreaux européens. C’est pourquoi, sont aujourd’hui réunis, pour en éclairer toutes les facettes, les représentants de ses partenaires et interlocuteurs qui s’associent à l’hommage rendu par la Cour de justice à son président. Avec leur témoignage et l’ouvrage aujourd’hui présenté, l’observateur contemporain dispose d’un fil directeur pour explorer et comprendre, plus encore que la vie d’une institution et la contribution éminente de Vassilios Skouris à ses progrès et ses résultats, les structures de la pensée juridique en Europe et les perspectives de ses développements à venir.

 

 

[1] Texte écrit en collaboration avec Stéphane Eustache, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2] Art. 19 § 1 du TUE.

[3] Les renvois préjudiciels représentent 69% des affaires enregistrées en 2014, soit 428 affaires, contre seulement 38% en 2003, soit 210 affaires.