De quelle haute fonction publique avons-nous besoin aujourd’hui ?

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Discours
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Article publié dans le dossier « l’ENA a 70 ans » de L’ENA Hors les murs, magazine des anciens élèves de l’ENA, septembre 2015, n°454.

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De quelle haute fonction publique avons-nous besoin aujourd’hui ?

Article publié dans le dossier « l’ENA a 70 ans » de L’ENA Hors les murs, magazine des anciens élèves de l’ENA, septembre 2015, n°454

Le 70ème anniversaire de la fondation de l’ENA offre opportunément l’occasion d’opérer un retour sur nous-mêmes : sur nos origines et nos sources, nos devoirs et nos missions, les fins que nous poursuivons. Non pour une introspection vaguement morbide ou prudemment balancée. Mais pour nous projeter utilement dans l’avenir.

I- Disons-le d’emblée de la manière la plus nette. La France a besoin d’une haute fonction publique forte et structurée, c'est-à-dire de carrière, qui soutienne ses ambitions et aide à réaliser ses projets. Pourrait-elle l’avoir oublié ? Elle a besoin d’une haute fonction publique qui, comme c’est le cas, conjugue l’excellence et la compétence, l’impartialité, le caractère et le courage, une capacité de vision et d’anticipation. C’est un atout essentiel pour notre pays. Il s’est révélé décisif à certaines étapes cruciales de son histoire, en particulier à la Libération ou lors de la fondation de la Vème République. Dans la phase actuelle de transformation de notre société et de la puissance publique, il est plus que jamais indispensable.

Il est vrai que cette transformation est si profonde qu’elle pose de multiples questions sur les meilleurs moyens d’y faire face et sur la pertinence de notre conception de la fonction publique. L’Etat ne sort pas indemne, c’est un euphémisme, de la globalisation : dans un monde ouvert, il passe de l’exercice classique de la souveraineté à l’interdépendance. Il s’inscrit dans une architecture polycentrique des pouvoirs : il agit dans le cadre de l’Union européenne qu’il contribue à façonner et développer ; il redistribue ses pouvoirs au niveau local ; il délègue une part de ses responsabilités à des autorités indépendantes ; il développe les procédures de concertation et de participation du public à ses propres décisions... Son imperium de naguère est clairement battu en brèche. Par ailleurs, l’efficacité de ses politiques est de plus en plus questionnée. Dans ce contexte obscurci par une crise économique qui se manifeste par la persistance d’un chômage de masse, l’Etat est déprécié et les hauts fonctionnaires qui le servent, souvent brocardés, sont contestés en tant que corps. Il n’est par conséquent question que de « crise de l’Etat » et de « fin de l’âge d’or » de la haute administration. Le populisme ambiant amplifie cette remise en cause, voire ce dénigrement. Une fonction publique d’exécution, effacée, voire repentante, dans un Etat réduit au minimum, voilà ce qui serait aujourd’hui désirable.

Ces vues sont erronées. Il suffit, pour s’en rendre compte, de regarder un instant au-delà de nos frontières. Nulle part, l’Etat ne dépérit. Nulle part, les espoirs placés en lui et les exigences qui lui sont adressées n’ont été aussi forts. Nulle part, l’enjeu de la sélection et de la qualité de ses cadres supérieurs –souvent envoyés en formation à l’ENA !- n’a été autant pris au sérieux et regardé comme aussi déterminant qu’aujourd’hui. Car dans le monde global et incertain qui est le nôtre, l’Etat est le dépositaire et le gardien des aspirations nationales et un instrument actif de leur réalisation. C’est dans le cadre de l’Etat que bat le coeur de la démocratie et que réside la légitimité de toute action publique. Les exigences universelles d’économies et d’efficacité des politiques publiques ne remettent absolument pas en cause cette analyse, bien au contraire.

Ces constatations valent particulièrement pour la France. Car chez nous plus encore qu’ailleurs, l’Etat est le socle sur lequel la Nation s’est construite. Il en constitue la matrice et l’une des principales forces agissantes. Il est le dépositaire d’une mémoire collective et l’incarnation de notre désir de vivre ensemble. C’est en lui que la communauté nationale fonde son « indestructibilité symbolique ». On ne peut rayer d’un trait de plume cette histoire millénaire que la Révolution française, loin d’abolir, a confirmée et amplifiée. L’Etat en France est en effet le garant de la réalisation concrète des promesses du pacte républicain ; il incarne et fait vivre une certaine conception de l’intérêt général et il est l’un des maillons essentiels qui assurent la cohésion entre les citoyens et l’unité du corps social. Bref, chez nous moins encore qu’ailleurs, l’Etat n’est frappé de caducité. Il est toujours la voie pour réaliser un idéal commun et porter les ambitions nationales ; pour relever les défis, faire émerger les chances du futur, protéger les citoyens et anticiper, accompagner et amortir les nécessaires mutations.

Parmi les organes de l’État, la haute fonction publique a le devoir de proposer et de rendre possibles les choix et les actions qui sont décidés au nom du peuple français : elle est responsable de la conception opérationnelle et du déploiement de l’action publique sous l’autorité du Gouvernement. Si celui-ci est la tête, elle est en quelque sorte la colonne vertébrale. Sa mission est d’autant plus fondamentale dans la période actuelle que l’État, tout en étant plus que jamais responsable et comptable du bien commun, n’est plus, on l’a vu, omnipotent. Il est plus facile d’être haut fonctionnaire quand l’État détient tous les leviers de la puissance publique. Mais il y a plus de mérite à l’être dans le contexte actuel où les défis à relever sont accrus et les moyens de l’action publique, mesurés et ambivalents. La responsabilité de la haute fonction publique est par conséquent devenue plus lourde et plus essentielle, car il lui faut concilier des impératifs contradictoires dans des environnements complexes avec des marges de manœuvre variables et parfois très limitées.

 

II- Si notre pays doit reconnaître, maintenir et valoriser les acquis et les atouts dont il dispose avec sa haute fonction publique, celle-ci doit s’adapter pour répondre avec efficacité aux défis actuels. Ces défis sont, on le sait, particulièrement pressants et la responsabilité des hauts fonctionnaires dans ce contexte,  est éminente. Au moins autant qu’en 1945. Sans doute ne peuvent-ils ainsi complètement s’exonérer du décrochage français constaté depuis la fin des Trente Glorieuses.

C’est à l’autorité politique de diriger la fonction publique et d’en fixer les objectifs. Le fait-elle suffisamment ? Ce n’est pas sûr. Il y a là des marges de progrès. Les hauts fonctionnaires aspirent en effet à être dirigés et à participer à des projets ambitieux. La situation actuelle leur donne d’innombrables occasions de servir: qu’il s’agisse de l’amélioration de la compétitivité de notre économie et de l’attractivité de notre territoire; de l’inscription de nos entreprises dans le nouvel environnement technologique et international ; du redressement des performances de notre système d’éducation et de recherche ; de l’équilibre des comptes publics et, par conséquent, de l’amélioration de la gestion publique et de l’efficacité des dépenses ; de la réduction de la distance –qui n’est plus acceptée- entre les principes républicains révérés avec constance –mérite, égalité des chances, fraternité...- et leur traduction concrète ; de la simplification de nos procédures et de notre droit... L’Etat n’est pas en première ligne sur tous ces sujets, il s’en faut de beaucoup. Mais l’une des spécificités françaises est qu’il est regardé par nos concitoyens comme étant en charge de nos destinées ; et il est, par ses compétences propres et son rôle dans la dévolution des pouvoirs, le « meneur de jeu ». Les hauts fonctionnaires de tous corps, institutions et ministères ont par conséquent, sans attentisme ni usurpation, leur part à prendre aux actions de redressement difficiles et parfois douloureuses qui doivent être conduites.

Pour mener à bien nos tâches, que devons-nous faire de plus ou de mieux que nous n’ayons à ce jour entrepris ? Il ne s’agit pas de prétendre transformer radicalement nos méthodes et notre organisation. Il s’agit de renouveler nos manières de faire et l’esprit dans lequel nous exerçons nos missions. Il nous faut aussi mieux gérer, à tous les stades, la ressource humaine que représente l’encadrement supérieur de l’État.

J’ai parlé en janvier 2014, lors des vœux des corps constitués au Président de la République, de la nécessité d’une « réforme intellectuelle et morale » inséparable d’une nouvelle morale de l’action publique. C’est bien de cela qu’il est question.

Il nous faut ainsi revenir aux sources de l’intérêt général, qui n’est pas un mot creux, mais le ciment de notre société. Les hauts fonctionnaires doivent contribuer à le promouvoir, mais aussi à l’actualiser et à hiérarchiser les actions qui s’y rattachent. C’est un devoir qui s’impose à eux, même si le dernier mot ne saurait leur appartenir.

Il nous faut mieux conjuguer le court et le long terme et constamment relier l’action immédiate à une vision prospective et stratégique des politiques à conduire. Les exigences de l’action ne sauraient conduire à négliger les enjeux de moyen et long terme. Si les hauts fonctionnaires l’oublient, qui s’en chargera ?

Nous devons encore veiller plus que par le passé à donner des repères et du sens à l’action publique, à rendre intelligibles les buts et les étapes. L’Etat ne peut plus mener son action sans dialogue avec les autres acteurs publics, les citoyens et la société civile, sans expliquer et faire partager ses objectifs et ses décisions par le public et les agents. Sans renoncer à leurs autres devoirs, notamment celui de l’autorité, les hauts fonctionnaires doivent par conséquent porter une grande attention à leur interaction avec le corps social. Leur parole doit coïncider avec leurs actes et les réalités sur lesquelles ils entendent agir. A défaut, ils risquent de verser dans l’incohérence, voire la duplicité.

Nous sommes aussi et nous devons de plus en plus être responsables, pas seulement de manière collective, mais aussi individuelle. Cette responsabilité est multiforme. Elle peut être professionnelle, disciplinaire, voire pénale. Si son surgissement au cours des 30 dernières années a été une évolution lourde et parfois traumatisante, elle doit être assumée, sans pour autant stériliser la prise de risque, je n’ose dire la prise de responsabilité. Car elle est la traduction d’un principe trop longtemps méconnu de la Déclaration des droits de l’Homme : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ».

Dans la période actuelle, nous avons aussi un devoir particulier de lucidité et de courage. Pour signaler les carences et les errements quand ils existent. Mais aussi pour proposer des solutions raisonnables et réalistes aux problèmes qui sont diagnostiqués. Plus que jamais, il faut éviter le double écueil d’une gestion pusillanime et, ce qui revient au même, des solutions parfaites, mais hors de portée et donc inopérantes. Il faut assumer une gestion du risque tournée vers l’action et l’innovation.

Enfin, pour vaincre le soupçon, nous avons un ultime devoir : celui d’assumer une véritable éthique de l’exemplarité. Les Français attendent des hauts fonctionnaires plus que la conformité à la loi, plus que la probité du « bon père de famille ». Ils attendent d’eux des preuves tangibles et continues de désintéressement et de dévouement à l’intérêt général ainsi que la dignité inhérente à l’exercice d’une parcelle de la puissance publique. La déontologie, qui est l’un des fondements de la confiance des citoyens et de l’efficacité de l’action publique, est une force de notre fonction publique, mais elle doit s’approfondir avec la généralisation de formations, d’instruments de bonnes pratiques, comme les chartes de déontologie, et de la capacité à rendre des comptes en la matière. Nous devons assumer ces exigences et les règles de transparence correspondantes que la loi a commencé à instituer. Mais les attentes légitimes du public ne sauraient conduire à une suspicion généralisée et à des formes vindicatives d’inquisition médiatique.

L’inflexion des pratiques doit aller de pair avec de nouvelles méthodes de gestion de l’encadrement supérieur de l’Etat. L’accent devrait, dans les années à venir, être mis sur trois priorités :

-la diversité du recrutement. Les deuxième et troisième concours ont représenté en 1945 et 1983 des innovations et des avancées majeures qui sont sans équivalent à l’étranger. Ils doivent bien sûr être préservés. Mais ils ne suffisent plus pour assurer la diversité sociale du recrutement de la haute fonction publique. D’autres mécanismes, tels que l’actuelle classe préparatoire intégrée de l’ENA, doivent être maintenus ou créés avec des objectifs ambitieux. Ils doivent être évalués sans complaisance et, le cas échéant, réformés s’ils ne donnent pas les résultats escomptés. Aucune réforme tendant à renforcer la diversité ne doit par principe être écartée, dès lors qu’elle respecte l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme, c'est-à-dire l’égal accès de tous aux emplois publics sans autre distinction que celle des « capacités, des vertus et des talents ». En revanche, les concours externes gardent toute leur pertinence : il serait nocif d’y renoncer ou d’en réduire significativement la place.

-la mobilité et le perfectionnement des cadres supérieurs de la fonction publique. La mobilité doit, par le partage des compétences et des expériences, rendre plus forts l’Etat et les autres entités publiques. Les principes et les procédures en la matière existent : le droit de la fonction publique a aménagé des passerelles permettant de passer d’un corps et d’un « versant » à un autre de la fonction publique. Il suffit de les mettre en œuvre d’une manière plus manière moins frileuse et plus dynamique. Il faut aussi veiller à une articulation plus étroite entre la haute fonction publique de l’Etat, d’une part, son homologue territoriale et l’encadrement militaire supérieur, d’autre part. Il s’agit là d’enjeux importants pour la cohésion nationale. Quant au perfectionnement, il est le parent pauvre de notre encadrement supérieur, alors que le droit, les outils et méthodes de gestion, comme les technologies de l’administration ne cessent pas d’évoluer : les hauts fonctionnaires doivent bénéficier de formations régulières adaptées à leurs métiers ou leurs projets. Par ailleurs, des « approfondissements-métier » sont indispensables en début de carrière. Ils doivent être partout proposés.

-l’accès aux emplois supérieurs. C’est dans ce domaine que des améliorations décisives doivent être apportées. Une politique utile de repérage et de formation des futurs cadres dirigeants a déjà été engagée et un délégué interministériel à l’encadrement supérieur a été nommé pour prendre en charge ces actions. Le Premier ministre a aussi prescrit un ensemble de mesures tendant à une meilleure gestion des cadres de la fonction publique de l’État, comme le montre, en dernier lieu, la circulaire du 10 juin 2015. Ces premiers pas doivent se traduire dans les faits –il nous faut sérieusement passer du « dire » au « faire »- ; ils doivent aussi être prolongés. Il faut en particulier s’engager résolument dans la voie de l’ouverture et de la transparence, c'est-à-dire de la publication des emplois supérieurs à pourvoir assortis de leurs profils et de leurs enjeux, et faire en principe évaluer par des comités de sélection, de manière aussi objective et impartiale que possible, les mérites des candidats au regard des caractéristiques des emplois. La liberté de choix de l’autorité de nomination doit bien sûr être préservée. Mais la porte doit être ouverte sans restriction aux candidats de toutes origines (de toutes les branches de l’administration comme du secteur privé) qui auraient des titres, des mérites, une motivation et des projets à faire valoir. Il faut en finir avec les procédures confidentielles et les « chasses gardées » réelles ou supposées. L’État ne s’en portera que mieux. Pour les postes dotés d’un statut d’emploi, des procédures équivalentes, mais plus légères, devraient compléter celles qui existent déjà.

La haute fonction publique sert au plus haut niveau la collectivité nationale. Placée au cœur des défis et des tensions de notre société, alors que des repères se brouillent et que des doutes surgissent sur les buts poursuivis ou les moyens de l’action publique, elle ne doit pas perdre confiance dans sa mission; elle doit au contraire en garder ou en retrouver le sens et la fierté. Car ses éminentes qualités –sa compétence, son désintéressement, son impartialité, son dévouement à la chose publique- sont des atouts infiniment précieux au service de notre pays dans les circonstances présentes. L’ENA dont nous célébrons le 70ème anniversaire est, faut-il le rappeler, universellement reconnue comme un modèle pour le recrutement et la formation d’une haute fonction publique de qualité. Mais la valeur de la contribution des hauts fonctionnaires de notre pays peut et doit encore progresser au prix d’un approfondissement de leurs pratiques et d’une rénovation de leur gestion. L’État doit de son côté préserver et faire avancer ce qui est bien plus qu’un héritage du passé, mais une réalité présente et vivante et même un avantage compétitif de notre pays dans le monde tel qu’il est. Cela implique qu’il exprime son cap et ses attentes vis-à-vis de l’encadrement supérieur de l’État, qu’il prenne appui sur lui, qu’il se préoccupe de sa situation matérielle et morale et qu’il veille à motiver et utiliser pleinement le potentiel remarquable dont il dispose. A cet égard, la situation actuelle demeure perfectible. La haute fonction publique soutient l’État. Elle ne demande rien, mais elle mérite d’être soutenue par lui.