Entretiens du contentieux du Conseil d'Etat - Deuxième table ronde - intervention de Daniel Labetoulle

Par Daniel Labetoulle, Président honoraire de la section du contentieux au Conseil d'État
Discours
Passer la navigation de l'article pour arriver après Passer la navigation de l'article pour arriver avant
Passer le partage de l'article pour arriver après
Passer le partage de l'article pour arriver avant

Deuxième table ronde des entretiens du contentieux.

I. Il s’agissait des « Mélanges Braibant ». G Braibant avait été mon maître de conférence à Sciences Po. Je lui avais succédé comme commissaire du gouvernement. Nous n’avions pas cessé d’entretenir des rapports étroits. J’abordais donc avec une attention toute particulière la préparation d’un texte destiné à figurer dans les Mélanges qui porteraient son nom.
L’idée du sujet tient sans doute à l’intérêt que j’avais pour la thématique de la stabilité (ou de la sécurité) des situations juridiques : j’avais regretté d’avoir, comme commissaire du gouvernement, échoué à faire abandonner la jurisprudence selon laquelle une décision pécuniaire ne peut être créatrice de droits. Et j’étais réservé à l’égard de la toute récente jurisprudence Alitalia.
Mais il y a eu aussi le croisement de deux clins d’oeil.
L’un révérencieux : le rapport du Conseil d’État de 1991, préparé par la section du rapport et des études du président Braibant était consacré à la « sécurité juridique ».
L’autre clin d’oeil n’était pas exempt d’une dose de taquinerie : j’avais souvent dit à Guy Braibant que j’étais en complet désaccord avec une jurisprudence adoptée en 1966 conformément à ses conclusions (Ville de Bagneux), qui , partant de l’idée que, selon la jurisprudence Dame Cachet, l’administration pouvait retirer pour illégalité un acte créateur de droits si le délai de recours contentieux contre cet acte n’était pas expiré , en avait déduit que quand le délai de recours n’avait pas commencé à courir, le retrait était possible sans condition de délai, indéfiniment : dans ce cas l’acte créateur de droits pouvait être retiré six mois, un an, dix ans après son édiction.
Le président Braibant me faisait valoir – et il n’avait pas tort ‐ que cet aboutissement faisait une parfaite application du principe de légalité :

  • d’une part l’acte ne pouvait être retiré que s’il était illégal,

  • d’autre part cette solution se bornait à prolonger la règle jurisprudentielle selon laquelle le pouvoir de retrait est aligné sur la possibilité d’une annulation juridictionnelle.

À quoi je lui répondais :

  • que je ne me résignais pas à l’idée que, dans cette hypothèse, le détenteur d’un acte que l’administration lui a délivré et auquel il était fondé à faire confiance, pouvait à tout moment voir cet acte lui être retiré,

  • que le droit ayant pour fonction sociale de créer de la sécurité, il y avait une contradiction à justifier par le principe de légalité une telle insécurité.

Le thème était là…
J’ai donc cherché à réfléchir à la façon dont légalité et sécurité peuvent parfois diverger et aux compromis qu’il faut trouver entre elles : qu’on songe au délai de recours ou à la prescription.
Si je peux me citer ; « laissé à lui‐même le principe de légalité débouche sur une vision de « droit intégral » dans lequel la consolidation de ce qui est ne trouve pas nécessairement sa place. Or la société a besoin d’une dose de stabilité : et elle l’attend du droit ».

II. Je ne crois pas, ce faisant, avoir mis les deux notions de légalité et de sécurité sur le même plan.
La sécurité – la sécurité juridique – me paraissait être non pas une règle ou une norme en soi, mais plutôt un objectif, une valeur que le droit positif (droit écrit ou jurisprudentiel) doit s’efforcer de réaliser, tout comme – mais on ne le savait pas à l’époque – il doit, selon le Conseil constitutionnel, être intelligible et accessible.
L’intitulé de l’article indique « principe de légalité » et « principe de sécurité ». Pour autant je n’ai entendu ni les assimiler ni voir dans l’objectif de sécurité l’équivalent d’un principe général du droit ; et, pour dire le vrai, aussi attaché que je sois à la sécurité des situations juridiques, quand l’arrêt KPMG a paru en faire un principe général du droit (sans d’ailleurs aller jusqu’à le dire expressément – on se demande pourquoi ! ‐) je ne suis pas sûr d’avoir, du fond de ma retraite, applaudi ...
Le voeu sous‐ jacent à l’article, qui se combine avec ma vision de la création jurisprudentielle, est que dans le processus intellectuel d’élaboration de la norme jurisprudentielle, le juge utilise la dose de liberté et de volontarisme dont il dispose pour rendre un compte suffisant de l’objectif de sécurité qui est inhérent à l’idée de droit.
Quand j’étais président de la section du contentieux, il m’est arrivé de dire que quand l’enchaînement‐ l’engrenage‐ de l’abstraction du raisonnement juridique risque d’aboutir à une jurisprudence déraisonnable, eh bien, il faut faire un effort d’imagination pour interrompre cet enchaînement infernal. Dans le cas du retrait et de la jurisprudence Ville de Bagneux, c’est ce que fera la jurisprudence Ternon en procédant au découplage du délai de recours contentieux et du délai dans lequel l’administration peut retirer un acte.

Légalité, sécurité : les deux notions coexistent sans vraiment s’articuler l’une à l’autre. Je crois que dans mon article je disais qu’il faut leur trouver des « accommodements réciproques »

III. J’en viens à une question de fond : la sécurité (la stabilité juridique) pour qui ? Au profit de qui ?
À lire la plupart des commentaires critiques relatifs aux évolutions jurisprudentielles inspirées par l’idée de sécurité juridique, celles‐ci auraient pour effet ‐ et peut‐être pour objet‐ de favoriser ou du moins de conforter l’administration au détriment du requérant.
Pourtant si je reviens à la théorie du retrait, la jurisprudence Ternon a eu au contraire pour effet de limiter les pouvoirs de l’administration (qui l’avait d’ailleurs critiquée, au point d’envisager une disposition législative en limitant la portée).
Plus généralement, il me semble qu’il y a une erreur de méthode à considérer de façon quasi exclusive les rapports binaires et bilatéraux entre les requérants et l’administration alors qu’une part essentielle de la réalité concrète de la vie administrative et du contentieux administratif est faite de relations triangulaires où un administré critique une décision qui est certes prise par une administration mais qui l’est à la demande d’un autre administré, qui souhaite en conserver le bénéfice. Et il me semble que le juge doit avoir autant de considération pour le titulaire d’une décision créatrice de droits que pour le requérant : pas plus mais pas moins.
Dans son « Droit administratif général » le professeur Plessix cite cette belle formule du président Boulouis : « plus fonctionnelle que conceptuelle, la sécurité juridique n’est rien d’autre que le nom donné par le juge aux manifestations de son équité (..) ». On ne saurait mieux dire et l’équité du juge doit être partagée le moins imparfaitement possible entre tous les justiciables, les administrés comme l’administration, bien sûr, mais aussi les défendeurs comme les requérants, sans privilégier par principe tel ou tel.
Bien entendu l’appréciation sur laquelle repose telle ou telle de ces évolutions jurisprudentielles – Danthony, Czabaj, CFDT ‐ peut être critiquée. Le curseur a‐t‐il été placé trop loin ? Qu’on en discute : la jurisprudence a besoin de la critique. Encore faut‐il bien poser le problème.

D.L.