L'état présent du bicamérisme en France

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Discours
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Intervention lors du colloque organisé par la Société de législation comparée et l’Université Panthéon-Assas

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L’état présent du bicamérisme en Europe

Colloque organisé par la Société de législation comparée et l’Université Panthéon-Assas

Conseil d’État, Vendredi 16 octobre 2015

Ouverture par Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État

 

Monsieur le président,

Mesdames et Messieurs les professeurs,

Mesdames et Messieurs,

Chers collègues,

Je suis heureux d’ouvrir aujourd’hui ce colloque consacré à l’état présent du bicamérisme en Europe, co-organisé par la Société de législation comparée et l’Université Panthéon-Assas. Par la diversité de leur structure étatique et de leur régime parlementaire, les pays européens offrent un observatoire privilégié pour comprendre et discuter les mutations contemporaines du bicamérisme et, partant, débattre du fonctionnement actuel de nos institutions démocratiques. Ce système dual, né à Westminster avec le parlementarisme, puis diffusé dans un grand nombre d’États dans le monde, est un modèle vivant qui est aujourd’hui confronté à un double enjeu : d’une part, la crise de la représentation politique et, d’une manière générale, de la confiance que les citoyens portent à leurs institutions publiques ; d’autre part, l’imparfaite adéquation des procédures de discussion et d’adoption des lois aux exigences de qualité, de célérité et de sécurité juridique, qu’expriment avec une certaine détresse leurs destinataires face à l’inflation, l’instabilité et la complexité normatives. L’institution parlementaire se voit en effet comme concurrencée par d’autres formes d’expression de la volonté populaire et, par ailleurs, le temps de la délibération démocratique qu’elle incarne par excellence ne garantit plus par lui-même la qualité de la loi et il apparaît aussi comme en décalage avec le rythme trépidant et impatient de la vie de nos contemporains.

Dans ces conditions, les secondes chambres des systèmes bicaméraux sont observées de près : longtemps qualifiées de chambres « hautes », en référence à leur origine aristocratique, elles sont souvent présentées comme des instances modératrices et, en tout cas, régulatrices des fluctuations, parfois brutales, de la vie publique et des débats parlementaires. Cette fonction institutionnelle n’épuise cependant plus leur rôle, qui s’est progressivement transformé : les secondes chambres sont aujourd’hui un gage précieux pour l’enrichissement et la maturation des lois, comme pour l’approfondissement du contrôle de l’action gouvernementale et de l’évaluation des politiques publiques. Pour autant, le bicamérisme requiert une ingénierie institutionnelle subtile et la recherche permanente d’un équilibre entre l’expression des différences de point de vue et l’obtention de points de consensus, entre les matières où la seconde chambre doit disposer d’un droit de veto et celles où le « dernier mot » doit revenir à l’autre assemblée. Les systèmes bicaméraux et, au premier chef, les secondes chambres savent que c’est en anticipant les risques de paralysie ou de lourdeur et en contribuant activement à l’ajustement de leurs règles de fonctionnement, qu’ils conserveront leur place éminente au sein des pactes démocratiques nationaux.

J’examinerai, dans un premier temps, la diversité du bicamérisme en Europe et, en particulier, la place qu’y occupe le système français, avant d’analyser quelles sont ses perspectives d’évolution.

I. La diversité du bicamérisme en Europe et la place du système français

Le bicamérisme n’est pas le système institutionnel prédominant en Europe : parmi les 28 États membres de l’Union européenne, 13 sont bicaméraux, soit moins d’un sur deux ; à l’échelle continentale, en tenant compte des États non-membres de l’Union, l’on dénombre 17 États bicaméraux, contre 25 monocaméraux, soit une proportion plus faible[2]. Si le bicamérisme est une caractéristique commune à tous les États fédéraux européens[3], il n’existe pas de modèle unique et, par ailleurs, d’autres types d’État l’ont adopté et développé dans le cadre de leur propre tradition constitutionnelle nationale.

A. Le bicamérisme en Europe présente une grande diversité. Celle-ci se mesure à l’aune des règles de composition des secondes chambres, mais aussi des pouvoirs qui leur sont dévolus.

1. Les « sénateurs », en donnant à cette dénomination un sens générique, sont désignés selon des modalités variées. Dans la plupart des pays européens, ils sont élus - soit au scrutin indirect, qu’il soit proportionnel comme aux Pays-Bas, ou mixte comme en France, - soit au scrutin direct, avec une règle majoritaire comme en Pologne, ou mixte comme en Italie. Deux États – la Belgique et l’Espagne – ont choisi un scrutin à la fois direct et indirect. Mais l’élection n’est pas le seul mode de désignation : les sénateurs peuvent être nommés par des instances locales, qu’il s’agisse de parlements locaux, comme en Belgique, ou de gouvernements locaux, comme en Allemagne, où chaque Land nomme autant de membres au Bundesrat qu’il a de voix. Les sénateurs peuvent en outre être nommés par des instances nationales, représentant des secteurs professionnels, comme en Irlande, ou par le chef de l’État, comme au Royaume-Uni où les pairs à vie sont nommés par la Reine, sur proposition du Premier ministre et après avis d’une commission indépendante – the House of Lords Appointments Commission[4]. Enfin, certains sénateurs siègent parfois de droit au sein de la seconde chambre, comme les anciens présidents de la République en Italie ou le haut clergé anglican au Royaume-Uni.

2. A cette diversité organique, s’ajoute une diversité fonctionnelle, selon la nature et l’ampleur des pouvoirs conférés à la seconde chambre. Dans le cadre d’un bicamérisme égalitaire, les deux chambres sont dotées des mêmes prérogatives législatives, comme c’est encore le cas en Italie pour peu de temps ou, hors d’Europe, aux États-Unis d’Amérique. A l’inverse, dans certains États, comme en Pologne, la « première chambre» peut passer outre à un veto opposé par le Sénat et elle dispose seule du pouvoir de contrôler l’action gouvernementale. Toutefois, entre ces deux cas extrêmes, il existe un dégradé très fin d’équilibres institutionnels, selon la nature et la portée des actes soumis au vote des assemblées. Ainsi, en Allemagne, le Bundesrat dispose-t-il d’un pouvoir décisionnel égal à celui du Bundestag, lorsqu’il examine des lois dites d’approbation, portant modification de la Constitution, touchant aux finances ou à l’organisation des Länder ou encore opérant des transferts de souveraineté au bénéfice de l’Union européenne. En revanche, pour les lois dites d’opposition, qui représentent plus de la moitié des textes votés, le veto du Bundesrat peut être levé par l’autre chambre, après l’échec d’une procédure de conciliation.

B. Le bicamérisme français a oscillé dans son histoire entre ces deux traditions, égalitaire et inégalitaire, et il présente désormais un équilibre à dominante inégalitaire.

1. L’histoire de notre bicamérisme remonte à la Constitution du 5 Fructidor de l’An III (22 août 1795) : en réaction aux expériences monocamérales de 1791 et de 1793, le Corps législatif a été scindé en deux Conseils – le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens - dotés de prérogatives égales et recrutés selon les mêmes procédures. Au regard de Thermidor, le bicamérisme égalitaire est alors apparu comme un gage de stabilité institutionnelle face aux risques de dérive dictatoriale que représente une assemblée unique dotée de tous les pouvoirs. La suite bien connue de l’histoire a révélé combien cette prévision était erronée, car le bicamérisme d’alors a fait le lit du césarisme. Le même équilibre a été recherché par les Chartes de 1814 et de 1830, alors que, sous le Premier et le Second Empire, le Sénat dit « conservateur » était dépourvu d’attributions législatives. L’institution d’un Sénat fort s’est progressivement enracinée dans notre tradition républicaine : conçu initialement comme une institution d’essence monarchique, il fut en 1875 « le prix à payer par les Républicains pour ne pas faire obstacle au consensus sur la République »[5], avant de devenir, après la crise du 16 mai 1877 et les élections de janvier 1879, le « grand Conseil des communes françaises », qu’appelait de ses vœux Gambetta. Après la Seconde guerre mondiale, si le premier projet de Constitution du 19 avril 1946 a renoué avec la tradition révolutionnaire d’une assemblée unique, la Constitution de la IVème République, promulguée le 27 octobre 1946, a introduit pour la première fois un bicamérisme inégalitaire – le Conseil de la République n’ayant qu’un rôle consultatif en matière législative.

2. A partir de la seconde moitié du XXème siècle et, notamment, de la révision constitutionnelle de 1954, notre modèle évolue et un régime « mixte »[6] s'affirme, à dominante inégalitaire, mais tempéré par un mécanisme de navette entre les deux assemblées. Cette « réhabilitation »[7] du bicamérisme sous la IVème, puis sous la Vème République s’est manifesté par le renforcement du rôle du Sénat dans la procédure législative. La seconde chambre dispose d’un « pouvoir bloquant » en matière constitutionnelle[8] et pour les lois organiques la concernant[9]. Depuis la révision constitutionnelle de 2003, elle est en outre saisie « en premier lieu » [10] des projets de loi ayant pour principal objet l’organisation des collectivités territoriales. S’agissant des autres lois, le Sénat jouit d’un poids égal à celui de l’Assemblée nationale, tant que le Gouvernement n’en a pas décidé autrement, c’est-à-dire, selon l’article 45 de la Constitution, tant qu’il n’a pas demandé à l’Assemblée nationale de « statuer définitivement »[11]. L’équilibre institutionnel repose en effet sur une procédure de « navettes » entre les chambres, que seule interrompt, à l’initiative du Gouvernement, le déclenchement de la procédure de conciliation, c'est-à-dire la réunion de la commission mixte paritaire, à la suite d’un désaccord ou de l’engagement de la procédure accélérée - à laquelle les Conférences des présidents des deux assemblées peuvent s’opposer conjointement depuis la révision du 23 juillet 2008[12]. Après la crise de 1962[13] et l’échec du référendum de 1969[14], cet équilibre procédural s’est inscrit dans la durée et il a permis au Sénat de « normaliser »[15] ses relations avec les autres pouvoirs publics[16] et réciproquement.

En France, comme dans la plupart des pays européens, les transformations du bicamérisme témoignent de la consécration de la légitimité démocratique et institutionnelle des secondes chambres. Au-delà de leur diversité organique et fonctionnelle, ces institutions ont  cependant été confrontées à des critiques souvent convergentes, auxquelles elles ont cherché à répondre.

II. Les perspectives contemporaines du bicamérisme en Europe

Dans la période récente, certains pays européens ont renoncé au bicamérisme : le Danemark en 1953, la Suède en 1969, l’Islande en 1991 ou encore, plus récemment, la Norvège en 2008. Dans ces pays, la seconde chambre a été supprimée soit parce qu’elle était source de paralysie législative en raison d’un conservatisme excessif, soit parce qu’elle apparaissait comme un doublon inutile de la chambre « basse »[17]. Pour autant, malgré ces abandons, les systèmes bicaméraux conservent leur légitimité et ils se sont engagés dans une phase d’adaptation et de rationalisation de leur organisation et de leurs procédures délibératives.

A. Le bicamérisme répond en effet à une double exigence, démocratique et institutionnelle.

1. Il permet en premier lieu d’améliorer la représentativité du système parlementaire. Par sa composition, la seconde chambre représente le plus souvent des autorités locales, disposant d’une autonomie normative plus ou moins large, qu’il s’agisse d’entités quasi-étatiques comme au sein des fédérations, ou d’entités infra-étatiques comme dans les États régionalisés ou décentralisés. En France, République « indivisible » à « l’organisation décentralisée »[18], l’article 24 de la Constitution dispose que le Sénat « assure la représentation des collectivités territoriales ». Si, par leur mode de désignation, les sénateurs sont l’émanation de ces collectivités et s’ils veillent en particulier à l’incidence sur la vie locale des mesures décidées à l’échelle nationale, ils n’en disposent pas moins d’une compétence législative générale. Ils sont, à l’instar des députés, les « représentants » du peuple français et ils participent ainsi à l’exercice de la souveraineté nationale, conformément à l’article 3 de la Constitution. Comme le relevait Carré de Malberg, dans un État unitaire, même décentralisé, les sénateurs « sont désignés (…), non en raison de distinctions personnelles établies entre les citoyens, mais en vertu d’un titre qui est lui-même purement national et démocratique »[19]. Dans d’autres pays, selon un critère, non plus territorial, mais sociologique, le bicamérisme permet d’assurer la représentation de certaines composantes de la population, qu’il s’agisse des classes les plus favorisées, comme dans les sénats aristocratiques, aujourd’hui en net recul avec notamment la suppression de la pairie héréditaire au Royaume-Uni, ou encore de catégories socioprofessionnelles ou groupes linguistiques déterminés. Le Sénat d’Irlande – Seanad Eireann – compte, par exemple, 43 représentants des cinq grands secteurs d’activité[20] ainsi que  6 membres de l’Université. En Belgique, les « sénateurs de Communauté » sont choisis parmi les membres des Parlements francophone, flamand et, dans une moindre mesure, germanophone. D’un point de vue purement théorique, la seconde chambre pourrait représenter le corps électoral dans sa plus grande diversité avec une élection au scrutin proportionnel quasi-intégral de ses membres, sans que cela ne nuise à la stabilité gouvernementale, si la première chambre, élue au scrutin majoritaire et donc dotée d’une majorité claire, disposait du dernier mot dans la procédure législative et d’un monopole dans la mise en cause de la responsabilité gouvernementale.

2. En second lieu, le système bicaméral peut être un gage de stabilité et d’efficacité institutionnelles. Par la durée de leur mandat et la nature de leurs prérogatives, en particulier constitutionnelles, les secondes chambres sont en effet en mesure d’exercer un rôle stabilisateur, voire « modérateur »[21], en cas de changements de politiques majeurs survenant dans la première chambre. Comme le soulignait Montesquieu, dans une perspective certes conservatrice, « le corps législatif étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher »[22]. La seconde chambre n’est pas non plus toujours, comme cela est parfois avancé, l’alliée objective du pouvoir exécutif et, même lorsque les majorités des deux assemblées parlementaires coïncident, elle peut faire entendre une voix propre, sans être une source de blocage ou de ralentissement indû des procédures législatives. En France, la Vème République apparaît, en dépit de certaines virtualités contraires procédant de la lettre de la Constitution, moins « sénatoriale »[23] que ne l’avait été la IIIème, même si elle l’est plus que la IVème, au moins commençante. Pour reprendre l’expression d’un ancien Président du Sénat, « ici, les majorités ne s’imposent pas, elles se construisent »[24], selon des logiques qui peuvent être plus détachées des disciplines partisanes et des clivages traditionnels.

Plus fondamentalement, grâce au double examen des textes législatifs, le bicamérisme permet d’approfondir la réflexion, de mieux débattre de points de vue initialement opposés, de croiser les expériences, de tester et d’enrichir les solutions retenues : il assure in fine une plus grande maturation des textes adoptés. Le temps des navettes n’est ni retard, ni pesanteur ; il est la respiration même du débat démocratique et un facteur de qualité de la loi. Il existe en effet dans le dialogue entre assemblées parlementaires – j’en ai fait l’expérience concrète en ma qualité de commissaire du Gouvernement devant le Parlement sur de nombreux projets de loi – une dialectique constructive à laquelle prend part le Gouvernement et qui concourt à l’amélioration des textes et à leur adéquation aux problèmes à régler. La seconde chambre n’est ainsi pas seulement un pouvoir de pondération, elle est une force autonome de proposition, d’expertise et de réflexion, même si, dans un système tel que le nôtre, la première chambre dispose presque toujours du « dernier mot ». Le bicamérisme permet en outre de compléter le contrôle de l’action gouvernementale et l’évaluation des politiques publiques, notamment lorsque les majorités des deux assemblées ne coïncident pas. La dialectique du contrôle gouvernemental entre les deux assemblées complète dès lors celle de la délibération des lois, qui est d’une autre nature.

B. Cette double légitimité, démocratique et institutionnelle, requiert un juste paramétrage des règles du bicamérisme, pour éviter un ralentissement excessif des procédures législatives.

1. Le temps du débat et de l’échange ne saurait se prolonger inutilement, ni conduire à des situations de blocage préjudiciables à l’efficacité de l’action publique. Il faut donc réguler et séquencer le processus de discussion et d’adoption des lois. A cet égard, l’enrichissement des textes par voie d’amendement au fil des navettes entre assemblées parlementaires ne saurait les détourner de leur objet initial, ni les enfler à l’excès, ni remettre en cause les points de consensus qui ont été acquis, ni même servir des stratégies d’obstruction parlementaire. En France, des règles constitutionnelles fixent les conditions de recevabilité des amendements parlementaires, notamment en matière financière[25], et des contrôles préalables garantissent le caractère effectif et systématique de ces règles au moment du dépôt des amendements[26]. En outre, la logique dite de « l’entonnoir » encadre l’usage du droit d’amendement : elle « repose sur le resserrement progressif de la délibération autour des dispositions sur lesquelles les deux assemblées ne sont pas parvenues à un accord »[27]. Revenant sur une interprétation devenue trop permissive, le Conseil constitutionnel a consacré en 1998 une lecture stricte de l’article 45 de la Constitution, selon laquelle « des adjonctions ne sauraient, en principe, être apportées au texte soumis à la délibération des assemblées après la réunion de la commission mixte paritaire »[28]. Par exception à ce principe, un « filet de sécurité », ajouté en 2000, prévoit que « les seuls amendements susceptibles d’être adoptés après la réunion de la commission mixte paritaire doivent être soit en relation directe avec une disposition restant en discussion, soit dictés par la nécessité de respecter la Constitution, d’assurer une coordination avec d’autres textes en cours d’examen au Parlement ou de corriger une erreur matérielle »[29]. Face à l’inflation du nombre d’amendements déposés, le Conseil constitutionnel a durci en 2006 le principe de l'entonnoir et restreint le dépôt d'amendements au cours de la seconde lecture[30]. Cette « remontée de l’entonnoir » a été consacrée par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. Désormais, au cours de la première lecture, tout amendement est recevable, dès lors qu'il présente « un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis »[31], sans préjudice de l’application des règles de recevabilité fixées aux articles 40 et 41 ; puis, au cours de la seconde lecture, jusqu’à la fin de la délibération parlementaire, les amendements qui ne sont pas en relation directe avec le texte examiné ne sont pas en principe recevables, sauf dans les trois cas précédemment mentionnés.

2. Pour autant, malgré ce durcissement des conditions de leur recevabilité, l’on constate ces dernières années une « vertigineuse augmentation du nombre des amendements déposés »[32] - et certains textes ont récemment illustré ce phénomène inquiétant, je pense notamment à la récente loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, dite « Loi Macron », ce phénomène n’étant pas l’apanage des secondes chambres ou des parlements bicaméraux et affectant tout autant les premières chambres ou les parlements monocaméraux. Le perfectionnement des règles de discussion parlementaire et des méthodes de travail est ainsi un chantier toujours ouvert. En France, des avancées ont été permises grâce à la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, qui a rénové des pans entiers de la procédure législative, mais des progrès restent encore à accomplir. S’agissant du droit d’amendement, des expérimentations sont actuellement menées au Sénat[33], afin de réguler l’exercice de ce droit plus en amont des délibérations en séance publique, c’est-à-dire au stade de l’examen en commission. Selon la nouvelle « procédure d’examen en commission », la Conférence des présidents peut décider que le droit d’amendement des sénateurs et du Gouvernement ne s’exercera qu’en commission[34] et que seules les interventions et les explications de texte seront acceptées dans l’hémicycle[35]. En pratique, un tel partage du temps de la délibération parlementaire devrait s’appliquer de manière privilégiée à l’examen de textes techniques ou consensuels - comme cela a été le cas le 12 octobre, pour les propositions de loi, organique et ordinaire, portant dématérialisation du Journal officiel de la République française. Il faut par ailleurs relever l’introduction au Sénat du principe d’un « temps législatif concerté », permettant de mieux anticiper et de rationaliser le déroulement des débats[36].

Sur tous ces points, nous devons attendre des éclairages utiles des études de droit comparé. Car, au-delà des idiosyncrasies nationales et de la diversité des traditions constitutionnelles, les systèmes bicaméraux sont confrontés à des évolutions sociologiques et politiques comparables et sont à la recherche d’outils nouveaux. Je tiens par conséquent à remercier les organisateurs de ce colloque, qui s’ouvre dans un contexte marqué par de nombreuses réflexions[37] et plusieurs chantiers d’envergure en Europe – je pense en particulier à la réforme radicale du bicamérisme italien, que le Sénat de ce pays vient d’adopter à une large majorité le mardi 13 octobre, même s’il existe des scénarios intermédiaires entre un bicamérisme strictement égalitaire et l’effacement presque total de la seconde chambre. Ces chantiers témoignent de la vitalité de nos institutions parlementaires et de leur capacité d’adaptation et de renouveau au service des valeurs et des principes dont elles sont les gardiennes.

[1] Texte écrit en collaboration avec Stéphane Eustache, magistrat administratif, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2] Voir sur ce point : P. Gélard, Rapport sur les secondes chambres en Europe, Commission européenne pour la démocratie par le droit, dite « Commission de Venise », n°335/2005, novembre 2006.

[3] Allemagne, Autriche, Belgique, Russie, Suisse.

[4] Voir pour les critères de sélection utilisés : http://lordsappointments.independent.gov.uk

[5] M. Morabito, Histoire constitutionnelle de la France (1789-1958), 11e éd., éd. Montchrestien, 2010, p. 302.

[6] R. Ferretti, « Le bicamérisme de la Ve République », Petites affiches, 31 décembre 1999, n°261, p. 10.

[7] F. Goguel, « Sur la réhabilitation du bicamérisme en France (1946-1958) », Itinéraires, études en l’honneur de Léon Hamon, éd. Economica, p. 325.

[8] Al. 2 et 3 de l’art. 89 de la Constitution.

[9] Al. 4 de l’art. 46 de la Constitution.

[10] Al. 2 de l’art. 39 de la Constitution, issu de l’art. 4 de la loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l'organisation décentralisée de la République.

[11] Al. 4 de l’art. 45 de la Constitution.

[12] Art. 20 de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République.

[13] Le président du Sénat, Gaston Monnerville, s’opposa à l’usage du référendum prévu à l’article 11 de la Constitution, en lieu et place de la procédure prévue à l’article 89, pour modifier le mode de désignation du président de la République et prévoir son élection au suffrage universel direct – usage que le président du Sénat qualifia de « forfaiture ». Pendant près de 7 ans, jusqu’en 1969, le Sénat fut « marginalisé », « les ministres ne fréquent[ant] qu’épisodiquement le Palais du Luxembourg ». Entre 1963 et 1968, 45,5% des textes soumis à commission mixte paritaire sont adoptés par l’Assemblée nationale statuant seule définitivement. Voir sur ce point : J. Mastias, « Histoire des tentations du Sénat de la Ve République », Pouvoirs, n°44, 1988.

[14] Le projet de réforme constitutionnelle de 1969 auquel le Conseil d’État a donné un avis défavorable pour des motifs de procédure – non-respect de l’article 89 de la Constitution-, mais aussi de fond, visait notamment à fusionner le Sénat et le Conseil économique et social et à en faire une assemblée simplement consultative.

[15] J. Mastias, « Histoire des tentations du Sénat de la Ve République », Pouvoirs, n°44, 1988.

[16] D. Maus, « Le Sénat, l’Assemblée nationale et le Gouvernement », Pouvoirs, n°44, 1988.

[17] Voir sur ce point : « Formes et fonctions du bicamérisme dans le monde contemporain », site du Sénat : http://www.senat.fr/senatsdumonde/syntheselebicamerismedanslemonde.html

[18] Al. 1er de l'art. 1er de la Constitution.

[19] Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, 1920-1922, éd. Dalloz, section 459, p. 557.

[20] A savoir : la culture, la langue nationale, la littérature, l’art et l’éducation ; l’agriculture et la pêche ; le travail ; l’industrie et le commerce ; l’administration publique et les services sociaux.

[21] D. Hoeffel, « Le bicamérisme, élément de tempérance : l’exemple du Sénat français », Libertés, justice, Tolérance, mélanges en l’honneur du Doyen Gérard Cohen-Jonathan, volume II, éd. Bruylant, p. 986.

[22] Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XI, chapitre 6.

[23] F. Goguel, « Du Sénat de la IIIe à celui de la Ve », Pouvoirs, n°44, 1988.

[24] Jean-Pierre Bel, discours d’ouverture du colloque organisé le 17 avril 2014 et intitulé « Le bicamérisme à la française : un enjeu pour la démocratie ».

[25] Voir art. 40 de la Constitution et, sur la notion de « gage » permettant de substituer une ressource à une autre : CC n°76-64 DC du 2 juin 1976, Résolution tendant à modifier et à compléter certains articles du règlement du Sénat et, sur la notion de « charge » après l’adoption de la loi organique n° 2001-692 du 1 août 2001 relative aux lois de finances, CC n°2001-448 DC du 25 juillet 2001, Loi organique relative aux lois de finances.

[26] Voir l’introduction en 2009 dans le règlement du Sénat (art. 45) d’une procédure préalable de contrôle de la recevabilité financière des amendements au regard de l’art. 40 de la Constitution et les décisions du Conseil constitutionnel rappelant la nécessité de ce contrôle : CC n°78-94 du 14 juin 1978, Résolution tendant à modifier les articles 24, 39, 42, 44, 45 et 60 bis du règlement du Sénat et CC n°2009-582 du 25 juin 2009, Résolution tendant à modifier le règlement du Sénat pour mettre en œuvre la révision constitutionnelle, conforter le pluralisme sénatorial et rénover les méthodes de travail du Sénat.

[27] P. Avril, J. Gicquel et J.-E. Gicquel, Droit parlementaire, éd. LGDJ, 5e éd., 2014, p. 260.

[28] CC n°98-402 DC du 25 juin 1998, Loi portant diverses dispositions d’ordre économique et financier, cons. 2.

[29] CC n°2000-430 DC du 29 juin 2000, Loi organique tendant à favoriser l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats de membre des assemblées de province et du congrès de la Nouvelle-Calédonie, de l'assemblée de la Polynésie française et de l'assemblée territoriale des îles Wallis-et-Futuna, cons. 7.

[30] CC n°2005-532 DC du 19 janvier 2006, Loi relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers, cons. 26.

[31] Al. 1er de l’art. 45 de la Constitution et CC n°2009-584 DC du 16 juillet 2009, Loi portant réforme de l’hôpital, cons. 40 à 43.

[32] P. Avril, J. Gicquel et J.-E. Gicquel, Droit parlementaire, éd. LGDJ, 5e éd., 2014, p. 236. Voir le site du Sénat pour des données chiffrées : entre 2008 et 2009, 8 746 amendements ont été déposés en séance ; on en compte, entre 2013 et 2014, 8 345 en séance et3 511 en commission.

[33] Sur le fondement de l’art. 16 de la loi organique n°2009-403 du 15 avril 2009 : « Les règlements des assemblées peuvent, s'ils instituent une procédure d'examen simplifiée d'un texte et si la mise en œuvre de cette procédure ne fait pas l'objet d'une opposition du Gouvernement, du président de la commission saisie au fond ou du président d'un groupe, prévoir que le texte adopté par la commission saisie au fond est seul mis en discussion en séance. »

[34] Al. 1 de l’art. 47 ter du Règlement du Sénat modifié.

[35] Al. 11 de l’art. 47 ter du Règlement du Sénat modifié.

[36] Voir sur ce point, comme pour le précédent : J.-E. Gicquel, « Un nouveau train de réformes pour le Sénat. – Réforme du règlement du 13 mai 2015 et décision du Conseil constitutionnel n°2015-712 DC du 11 juin 2015 », La Semaine juridique édition générale, n°26, 29 juin 2015, 754.

[37] Voir notamment le rapport Refaire la démocratie, rapport n° 3100 du groupe de travail sur l’avenir des institutions présidé par MM. Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, et Michel Winock, historien. La proposition n° 10 de ce rapport recommande de fusionner le Sénat et le Conseil économique, social et environnemental et d’orienter sa compétence vers l’évaluation et le contrôle. A défaut, le groupe de travail  propose de limiter les compétences du Sénat aux questions relatives aux collectivités territoriales.