Le développement des tribunaux administratifs

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
Passer la navigation de l'article pour arriver après Passer la navigation de l'article pour arriver avant
Passer le partage de l'article pour arriver après
Passer le partage de l'article pour arriver avant

Intervention de Jean-Marc Sauvé lors du Colloque de Toulouse pour le 60ème anniversaire des tribunaux administratifs le 28 octobre 2013

< ID du contenu 3640 > Lien à reprendre : > télécharger l'intervention au format pdf</a>

 

L’identité des tribunaux administratifs

Colloque du 60ème anniversaire des tribunaux administratifs

Toulouse, le lundi 28 octobre 2013

Premier temps : Le développement des tribunaux administratifs

 

Introduction de la table ronde par Jean-Marc Sauvé[1],

vice-président du Conseil d’Etat

 

Le premier temps de cette séance plénière, que j’ai l’honneur de présider, est consacré au « développement des tribunaux administratifs », c’est-à-dire à leur création, leur essor et leur consolidation progressive. Elle réunit le professeur Henri Oberdorff, qui retracera une « histoire » de la juridiction administrative, M. Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d’Etat, qui traitera de l’évolution de l’office du juge administratif, ainsi que M. François Séners, secrétaire général du Conseil d’Etat, qui nous entretiendra du rôle de gestionnaire des tribunaux administratifs.

Avant ces interventions sur des sujets essentiels, pour lesquelles je veux d’avance remercier les orateurs, je souhaite simplement esquisser, en quelques traits, de manière impressionniste même, la façon dont les vice-présidents sont impliqués dans le développement et la réforme de la juridiction administrative.

 

Réforme de 1953, tout d’abord. Je mentionnais, en ouverture de ce colloque, les difficultés rencontrées par René Cassin pour parvenir à faire adopter ce texte, qui pour un jour eût pu ne pas voir le jour, puisque l’habilitation donnée par la loi du 11 juillet 1953 expirait le 1er octobre de la même année, les décrets sur la juridiction administrative ayant été signés la veille, le 30 septembre. La voie réglementaire, finalement couronnée de succès, fut choisie après l’échec du recours à la loi. Echec, d’abord, en 1948 après que René Cassin eut transmis au garde des sceaux un projet de loi qui transférait le contentieux administratif de premier ressort aux conseils de préfecture. Echec, ensuite, lorsqu’un nouveau projet de loi, déposé en 1950 et discuté jusqu’en mars 1953, ne fut finalement pas examiné par le Conseil de la République. On imagine aisément ce qu’il fallut de constance et de persévérance à René Cassin – ses biographes, Antoine Prost et Jay Winter, parlent même de son « obstination à harceler les ministres successifs »[2] – pour parvenir, selon ses propres mots, à « une évolution capitale couronnant six ans de gestation »[3]. La persévérance : sans doute est-ce là un trait commun aux vice-présidents qui entendent porter des réformes.

 

Est-ce bien étonnant ? La persévérance s’impose en effet, car la voie de la réforme n’est pas toute tracée. Elle est le fruit de la volonté. J’en viens même à soupçonner que l’échec du projet de loi portant création des tribunaux administratifs peut avoir exercé une influence sur le sens de l’avis du 6 février 1953, par lequel le Conseil d’Etat a admis, en dépit de la lettre de l’article 13 de la Constitution de 1946, que le législateur puisse temporairement étendre la compétence du pouvoir réglementaire, sous réserve des matières que la tradition constitutionnelle républicaine, notamment, réserve à la loi. Et quelques semaines plus tard, toujours sous la présidence de René Cassin, le Conseil d’Etat a estimé, ce qui n’allait pas du tout de soi, que la création des tribunaux administratifs, c’est-à-dire d’un nouvel ordre de juridiction, ne relevait pas de la loi au titre de cette tradition constitutionnelle.

 

Fruit de la volonté, la réforme est aussi le fruit du hasard et de la nécessité. La loi du 31 décembre 1987 en est une autre illustration. A cette époque, tout comme en 1953, le stock des affaires en instance était critique et la juridiction submergée : par une de ces coïncidences dont se nourrit l’histoire, lorsque le président Marceau Long fut installé à la vice-présidence en février 1987, le nombre des affaires pendantes devant le Conseil d’Etat était, à deux centaines près, le même qu’en 1952, lorsqu’il avait intégré l’institution comme auditeur à la veille de la création des tribunaux administratifs. Une réforme était donc nécessaire, indispensable même, comme le rappela avec vigueur Jacques Chirac, alors Premier ministre, lors de l’installation du président Long[4].

 

Mais, hormis la création des cours administratives d’appel, cette réforme aurait fort bien pu être très différente de celle finalement votée. Le système actuel de gestion des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel par le Conseil d’Etat est en effet né d’un amendement, « discret dans la forme, mais explosif sur le fond » pour reprendre les termes de Marceau Long[5]. Ce n’est qu’en commission mixte paritaire, en effet, que la question du rattachement au Conseil d’Etat ou à la Chancellerie fut tranchée, après que l’Assemblée nationale, penchant pour le premier, et le Sénat, préférant la seconde, eurent d’abord marqué leur désaccord. Sans parler du refus initial de l’Assemblée nationale d’abord opposée à un tel rattachement ! D’autres modes d’administration que celui finalement retenu étaient concevables. Et il est assez clair que si mon prédécesseur, Marceau Long, ne s’est pas opposé au choix du Parlement, s’il est clair aussi qu’il a contribué, en coordination avec les représentants du Gouvernement, à « arrêter l’évolution du projet, au fil des amendements, sur la ligne rouge [qu’il souhaitait ne] pas dépasser »[6], il n’avait pas proposé ce transfert.

 

Cette mesure, en apparence purement administrative et introduite en quelque sorte par surprise, s’est révélée d’une portée considérable pour assurer « l’unité, l’indépendance et le développement harmonieux de la juridiction administrative »[7]. C’est donc aussi un peu par accident qu’après la réforme de 1953, celle de 1987 a érigé le vice-président en responsable de la gestion de la juridiction administrative.

 

L’histoire des tribunaux administratifs tient aussi bien à ces soubresauts imprévus qu’à des réformes autant souhaitées qu’ardemment – et patiemment – défendues.

 

Le projet très structurant de création du Conseil supérieur des tribunaux administratifs a ainsi été porté par mon prédécesseur, Pierre Nicolaÿ, avant de trouver son aboutissement dans la loi du 6 janvier 1986[8]. Il a préparé et rendu plus naturel le rattachement de la gestion des tribunaux au Conseil d’Etat en posant les bases d’« une relation plus intime […] entre les membres des trois étages de la juridiction administrative »[9] : il a suffi pour ce faire de remplacer, au sein de ce Conseil supérieur présidé par le vice-président, le directeur chargé des personnels du ministère de l’intérieur par le secrétaire général du Conseil d’Etat.

La pratique a par la suite confirmé le vice-président du Conseil d’Etat dans ce rôle nouveau de gestionnaire ou d’administrateur, qui s’est ajouté aux fonctions historiques qu’il assume dans l’exercice par le Conseil d’Etat de ses missions contentieuses et administratives et à celle plus récente consistant à représenter et porter la parole de notre ordre de juridiction. Bien entendu, il serait aussi abusif que lacunaire de limiter la gestion des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel à la seule figure du vice-président, ainsi que l’expliquera tout à l’heure François Séners, qui assume la part prépondérante de cette mission.

 

Pour clore ce propos introductif, je souhaite souligner l’importance que revêtent à mes yeux l’unité et la cohérence de notre ordre de juridiction, au-delà même de son mode de gestion, fruit de contingences que j’assume, comme mes prédécesseurs, sans l’avoir revendiqué, ni en faire un enjeu de pouvoir, mais aussi choix réitéré du Parlement.

Lorsque j’ai pris mes fonctions de vice-président du Conseil d’Etat le 3 octobre 2006, je pressentais tout l’enjeu que représentait l’unité de cet ordre. Je n’ai toutefois pleinement mesuré l’importance de cette mission qu’au contact des juridictions et des magistrats, lors de la présidence du CSTA et, bien sûr, chaque fois que nous avons été conduits à réfléchir aux adaptations de notre organisation, de notre procédure et de nos méthodes de travail. Le vice-président du Conseil d’Etat a certes son bureau au Palais-Royal, mais c’est un ordre de juridiction qu’il représente et anime. Tel est le sens profond de sa mission. Il ne peut pleinement l’assumer qu’en portant une vision de cet ordre, de son rôle au service de l’Etat de droit et de l’office du juge administratif au cœur de la société. Mais cette vision n’est pas solitaire : elle doit être débattue et partagée. Car ce n’est que collectivement que nous pouvons faire face aux défis consistant à défendre les droits et libertés des administrés, promouvoir l’intérêt général et concourir à l’amélioration de la gouvernance publique.

La création des tribunaux administratifs faisait craindre, y compris à de grands professeurs – je pense notamment à Jean Rivero –, un risque d’éclatement du contentieux administratif. On sait que ni cette réforme, ni celle de 1987, ni aucune autre d’ailleurs, n’a conduit à un tel éclatement. Notre unité va au contraire grandissant et doit avoir pour horizon de se renforcer encore. 1953 n’a donc pas marqué le commencement de la fin, mais le commencement d’un renouveau, une nouvelle étape. « Le développement des tribunaux administratifs », pour reprendre le titre de notre table ronde, c’est donc aussi, et avant tout, l’épanouissement de notre ordre de juridiction.

[1] Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.

[2] A. Prost,J. Winter, René Cassin, Fayard, 2011, p. 329.

[3] R. Cassin, « Introduction », EDCE, 1953, p. 1.

[4] « En 1987, comme en 1953, une réforme d’envergure s’impose. […] Il vous reviendra, Monsieur le Vice-Président, de trouver les voies d’une telle réforme » (J. Chirac, discours lors de l’Assemblée générale du 26 février 1987, in P. Gonod, La présidence du Conseil d’Etat républicain, Dalloz, 2005, p. 157-158).

[5] M. Long, « La création des cours administratives d’appel », AJDA, 2008. 1245.

[6] M. Long, M. Combarnous, « Genèse et élaboration de la loi du 31 décembre 1987 portant réforme du contentieux administratif », in Comité d’histoire du Conseil d’Etat et de la juridiction administrative, Conférences Vincent Wright. Tome 1, La Documentation française, col. Histoire et Mémoire, p. 342.

[7] Ibid.

[8] Loi n° 86-14 du 6 janvier 1986 fixant les règles garantissant l’indépendance des membres des tribunaux administratifs. Voir le rapport n° 3126 de M. Hory au nom de la commission des lois sur le projet de loi fixant les règles garantissant l’indépendance des membres des tribunaux administratifs, JO, Documents de l’Assemblée nationale. Cette réforme avait été évoquée par le ministre de l’intérieur dès la loi du 11 janvier 1984 relative à la fonction publique d’Etat, compte tenu de l’inadaptation du système des commissions administratives paritaires et des comités techniques paritaires aux spécificités du corps des conseillers de tribunal administratif.

[9] M. Long, M. Combarnous, op. cit.