Le modèle du droit continental

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Université d’été de la Fondation pour le droit continental, Paris - 24 juillet 2009

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Allocution de M. Jean-Marc SAUVÉVice-président du Conseil d'Etat ---

C'est avec le plus grand plaisir que je vous souhaite la bienvenue au Palais-Royal.

Le Conseil d'Etat est particulièrement heureux de vous accueillir et de pouvoir ainsi contribuer au bon déroulement de cette première université d'été de la Fondation pour le droit continental. Le projet d'une université d'été était innovant et je tiens à rendre hommage à la décision audacieuse de lancer ce projet, prise par le conseil d'administration que préside M. Henri Lachmann et mise en œuvre avec professionnalisme par M. Jean-Marc Baïssus, directeur général de la Fondation et par toute son équipe. Le Conseil d'Etat, qui est présent et actif au sein de son conseil d'administration, suit de près les travaux entrepris sous les auspices de la Fondation pour le droit continental. Nous ne pouvons en effet qu'adhérer à la démarche qui a conduit à sa création.

Celle-ci a répondu tout d'abord à la volonté justifiée de redresser des erreurs commises par les auteurs de divers rapports produits au sein de cénacles internationaux et s'efforçant de faire accroire que le droit continental dans son ensemble -et le droit français en particulier- constituaient un frein au dynamisme économique, en enserrant les acteurs présents sur les divers marchés dans des règles archaïques et tatillonnes, ultimes vestiges d'un colbertisme de mauvais aloi, au nom duquel les Etats s'obstinaient encore à vouloir réglementer ce qui n'avait plus lieu de l'être. Ces auteurs, loin de suivre une démarche scientifique et intellectuellement rigoureuse, ne poursuivaient pas d'autre but que de justifier une conclusion déjà inscrite dans les prémices de leurs travaux, celle selon laquelle seul le droit d'inspiration anglo-saxonne constituait le cadre adapté au libre développement de l'initiative économique, à la réalisation des profits et à la croissance d'un marché désormais mondialisé.

Il était indispensable que, via la création de la Fondation, des moyens intellectuels et matériels soient mis en commun pour opposer à cette vision biaisée et erronée une nécessaire contradiction. Mais il était possible et même indispensable d'aller plus loin et d'œuvrer à la promotion du droit continental. En effet globalisation ne veut pas dire uniformisation, notamment dans un domaine tel que le droit dont nous savons qu'il est profondément façonné, d'un Etat à l'autre, par des facteurs historiques et culturels. Le droit continental répond à une forte attente, présente sur tous les continents. Je crois être assez bien placé pour le vérifier à l'occasion des fréquentes visites que j'accomplis à l'étranger depuis que j'exerce la fonction de Vice président du Conseil d'Etat, soit un peu moins de trois ans.

Exception faite des Etats qui ont de très longue date intériorisé la common law, je constate à peu près partout que bien des Etats ne se sentent pas très à l'aise vis-à-vis de cette école de pensée juridique et sont inversement bien plus en phase avec le droit continental. Ceci ne se limite nullement aux Etats anciennement placés dans la sphère d'influence de la France, dont le droit a été dans une certaine mesure façonné par le droit français. Pour vous donner un exemple et non des moindres, je me suis rendu deux fois en Chine au cours de l'année écoulée et j'ai été frappé de constater que tous les juristes chinois que j'ai rencontrés, qu'ils soient universitaires, magistrats ou fonctionnaires, ont exprimé devant moi leur attachement vis-à-vis du système de pensée juridique que les pays de droit continental ont en partage. Dans ces conditions, prétendre que le droit continental est sur le déclin, voire moribond, relève de la désinformation, volontaire ou non.

Mon collègue Terry Olson vient de vous présenter, au moins dans leurs grandes lignes, la mission, l'organisation et le fonctionnement du Conseil d'Etat. Je ne reviendrai pas sur ces éléments qui vous sont désormais connus, tout en marquant que la promotion et le perfectionnement du modèle de droit continental sont véritablement au cœur de l'activité quotidienne de nos formations contentieuses et de nos sections consultatives. Pour prévenir toute ambiguïté au regard de l‘articulation entre nos fonctions consultative et contentieuse, je tiens à souligner que le Conseil d'Etat statuant au contentieux respecte très strictement le principe d'impartialité : un membre ayant siégé dans une section administrative qui a été consultée sur un projet de texte ne peut siéger dans une formation contentieuse connaissant d'une requête dirigée contre ce même texte. Il y a une séparation étanche entre ceux qui conseillent et ceux qui jugent.

Que ce soit en façonnant son œuvre jurisprudentielle par les arrêts qu'il rend ou en apportant une plus-value incontestée dans l'élaboration de la norme juridique par les avis qu'il donne au Gouvernement -et qu'il donnera bientôt également au Parlement- le Conseil d'Etat apporte sa contribution à une œuvre de création juridique dont la portée dépasse les limites de l'Hexagone. Le rôle du Conseil d'Etat est tout aussi essentiel, lorsqu'il supervise un processus tendant non à la création du droit mais à sa mise en ordre. Je fais ici allusion à la codification, dont la place qu'elle occupe dans le modèle de droit continental est essentielle. La codification de l'ensemble de notre législation et de notre réglementation qui s'était essoufflée dans le courant du 20ème siècle a été relancée avec rigueur en 1989 et une partie importante des codes traditionnels ont dès maintenant été refondus, tandis que de nombreux codes nouveaux ont vu le jour. Les travaux conduits en notre sein ont des échos au-delà de nos frontières, car l'évolution du droit français est suivie avec la plus grande attention à l'extérieur.

Ainsi, et parfois même sans en avoir conscience à l'instar de Monsieur Jourdain qui, à en croire Molière, a fait de la prose pendant 40 ans sans s'en rendre compte, le Conseil d'Etat œuvre quotidiennement pour la cause du droit continental.

Je souhaiterais brièvement développer devant vous aujourd'hui trois séries d'observations en soulignant :

- en premier lieu, que le système français de justice administrative est partie intégrante du modèle de droit continental, dans son unité comme dans sa diversité ;- en deuxième lieu, que la crise que nous vivons, en mettant l'accent sur la nécessité d'une régulation par l'Etat de la vie économique et financière, a du même coup renforcé l'exigence d'un contrôle juridictionnel efficace de l'action de l'administration ;- enfin que la mission du juge administratif français connaît sous nos yeux une évolution profonde.

1. Le système français de justice administrative est partie intégrante du modèle de droit continental, dans son unité comme dans sa diversité.

Pour s'en tenir au continent où nous vivons, nul n'ignore que les systèmes de droit continental sont majoritaires -et même largement majoritaires- en Europe. Ce qui est parfois moins connu, mais n'en reste pas moins à mes yeux évident, c'est que l'existence d'un juge spécialisé et dédié au contrôle de l'action administrative est également le modèle dominant en Europe.

1.1 Le choix de confier à un ordre juridictionnel spécifique le contrôle des activités de la puissance publique est majoritaire en Europe. En effet sur les 27 Etats membres de l'Union européenne, 15 ont instauré une justice administrative entièrement distincte de la justice civile, commerciale et pénale. La plupart des autres Etats ont, au sein d'un ordre juridictionnel unique, créé des tribunaux spécialisés dans les affaires administratives voire une chambre spécialisée au sein de leur cour suprême. Les Etats ne ménageant pas une place à part au contentieux administratif en traitant celui-ci comme s'il s'agissait d'un contentieux opposant des parties privées, comme le veut le modèle de common law au moins dans ses principes originels, sont donc très rares. Au demeurant, dans le pays de référence pour la common law que constitue à cet égard le Royaume-Uni, on voit se développer depuis quinze ou vingt ans les éléments d'un droit administratif, et même récemment certaines juridictions dédiées au contentieux des activités des personnes publiques, les "Administrative tribunals" créés en 2007.

Ceci renvoie dans une certaine mesure au choix terminologique que sous-tend l'utilisation de l'expression « droit continental ». Ce vocable permet de désigner les systèmes se rattachant à la tradition du droit civil en tant qu'elle se distingue de la common law, mais si cet adjectif à connotation géographique a été retenu et si la Fondation organisatrice de cette université d'été ne s'intitule pas « Fondation pour le droit civil », c'est aussi pour manifester que le droit continental ne se résume pas à l'existence d'un droit civil, écrit et le plus souvent rassemblé en un code dont le code Napoléon de 1804 a été le précurseur. Le « modèle continental » n'est aucunement un simple « modèle civiliste ». Le recours aux termes « droit continental » veut dire aussi que les systèmes qui s'y reconnaissent ménagent presque tous une place à part au contrôle juridictionnel de l'administration.

1.2 Il est vrai que, précisément du point de vue du contrôle juridictionnel de l'administration, le modèle continental n'est en aucun cas monolithique et que des différences appréciables existent. A cet égard on peut sans trop schématiser faire valoir que les deux modèles de référence -le système français de Conseil d'Etat et le système autrichien ou allemand de cour administrative suprême- divergent notamment sur le point de savoir si la juridiction suprême exerce ou non, parallèlement à sa fonction contentieuse, un rôle consultatif. Quant aux compétences et aux pouvoirs du juge, ils varient également. Pour s'en tenir à quelques illustrations, rappelons pour mémoire que des différences non négligeables existent en particulier en ce qui concerne :

- la place du recours administratif préalable au recours contentieux : toujours possible mais jamais obligatoire en France sauf texte l'imposant, il est en revanche exigé en principe sauf texte en dispensant en Allemagne ;- la possibilité reconnue de demander l'annulation des actes réglementaires qui est largement reconnue en France pour autant qu'on y ait intérêt, mais qui n'existe guère en droit allemand où la demande d'annulation vise en règle générale un acte individuel méconnaissant un droit subjectif ;- l'effet suspensif du recours exercé devant le juge qui est en principe de droit chez nos amis allemands mais qui n'existe pas au profit des justiciables français, qui doivent obtenir du juge qu'il accorde la suspension, dans des conditions d'ailleurs infiniment plus libérales depuis qu'est appliqué le nouveau code de justice administrative entré en vigueur le 1er janvier 2001 ;- la possibilité existant en France mais pas outre-Rhin d'assortir des conclusions d'annulation de conclusions destinées à obtenir la réparation du préjudice causé par l'illégalité fautive qui a été commise par la personne publique ;- enfin l'existence de voies de droit spécifiques à un ordre juridique : citons par exemple l'action en déclaration de droits qui existe en Allemagne mais pas chez nous, ou du moins pas sous cette forme.

Comme on le voit, les possibilités offertes aux justiciables, et par conséquent aux juges, ne sont pas identiques d'un pays à un autre et cette diversité est quelque part source de richesse pour le droit continental. Les divers systèmes de droit continental se fécondent intellectuellement : il ne fait guère de doute que le droit administratif allemand a été pour nous Français une source d'inspiration stimulante, en particulier au cours des quinze dernières années. La réciproque est vraie.Mais ces nuances ou même ces différences doivent être minorées en regard de tout ce qui nous unit, à commencer par une conviction partagée de l'intérêt qui s'attache pour la promotion de l'Etat de droit à ce que le contrôle de l'administration soit opéré par un juge spécialement formé à cette fin, ayant une connaissance intime des rouages de l'action administrative et qui met en œuvre, s'agissant du fond du droit comme de la procédure, un corpus juridique spécifique et se voulant adapté.

En résumé sur ce point, le paysage offert par les ordres juridictionnels administratifs dans les systèmes de droit continental est un peu à l'image de ce que devrait être une globalisation intelligente : nous sommes unis sur l'essentiel et sur les valeurs que nous cultivons tous, mais nous sommes riches de nos différences et surtout très à l'écoute des facteurs d'enrichissement et de progrès que nous pouvons trouver ailleurs. Présente à peu près partout dans le monde et nettement dominante en Europe sans cultiver quelque prétention hégémonique que ce soit, la justice administrative -du moins celle qui fait corps avec le modèle de droit continental- récuse avec vigueur l'idée profondément erronée suivant laquelle elle serait une simple exception voire une survivance passéiste. Elle représente tout au contraire un modèle dynamique et très moderne.

L'année que nous venons de vivre n'a fait que le confirmer.

2. La crise économique et financière, en mettant l'accent sur la nécessité d'une régulation par l'Etat de la vie économique et financière, a renforcé l'exigence d'un contrôle juridictionnel efficace de l'action de l'administration.

La crise économique et financière mondiale que nous connaissons depuis un an environ aura eu au moins un effet positif, celui de rééquilibrer les choses et de mettre en évidence les avantages comparatifs du modèle de droit continental. Celui-ci se veut porteur de stabilité et de prévisibilité des rapports de droit et notamment des relations contractuelles. Le droit continental contribue donc à promouvoir la sécurité juridique, récemment érigée en tant que principe général du droit par la jurisprudence du Conseil d'Etat.

2.1 Dans la plupart des pays, la crise s'est traduite par un retour en force de l'Etat en tant que garant ultime du fonctionnement des mécanismes économiques, devant répondre devant le corps social tout entier du respect de l'intérêt général en particulier lorsque les acteurs privés sont menacés de défaillance et que, n'en déplaise à Adam Smith, la main invisible du marché n'est clairement plus à même de jouer un rôle exclusif. Mais ce retour en force de la puissance publique n'est pas conciliable avec l'Etat de droit s'il ne va pas de pair avec un contrôle juridictionnel robuste et efficace. Ce paysage renouvelé impose au juge d'appliquer rigoureusement et parfois de créer les mécanismes juridictionnels aptes à encadrer toutes les mesures prises par les personnes publiques pour juguler la crise.

Le Conseil d'Etat, loin de rester dans sa tour d'ivoire -qu'au demeurant vous chercherez en vain en visitant le Palais-Royal- se doit dans ses fonctions consultatives aussi bien que contentieuses de veiller au respect de la légalité, qu'elle trouve sa source dans la Constitution, le droit conventionnel et tout particulièrement européen ou la loi. Manquer à cette mission capitale serait source de contentieux internationaux, exposerait la responsabilité des personnes publiques et susciterait le risque de l'arbitraire.

2.2 Tout ceci donne une acuité particulière à la fonction consultative exercée par le Conseil vis-à-vis des nombreux projets de textes législatifs et règlementaires que l'Exécutif élabore pour les besoins de la relance de l'économie. Cette consultation s'impose, selon les cas en vertu de la Constitution ou de la loi, sans égard pour le juge qui aura à veiller à leur application. En d'autres termes, elle permet au Conseil d'Etat de veiller au respect de la hiérarchie des normes, y compris lorsque sont en cause des textes régissant des rapports contractuels purement privés et y compris lorsque l'application de ces textes incombera en cas de contentieux aux tribunaux civils, aux tribunaux de commerce voire même aux tribunaux répressifs lorsqu'est en cause le droit pénal des affaires.

La crise donne aussi une importance accrue au contrôle de légalité qui est exercé par le juge administratif notamment vis-à-vis :- des décisions prises au titre de la régulation des marchés financiers ;- des sanctions administratives dont la méconnaissance de nombreux textes de droit économique et financier est assortie ;- du contrôle exercé sur la passation des contrats administratifs en général et des marchés publics en particulier : à ce titre, l'arme que constitue le référé pré-contractuel joue un rôle capital car en ce domaine l'essentiel du contentieux se joue avant même la passation du contrat, ce mécanisme de référé permettant de trancher en amont l'essentiel des questions délicates.

Ce trop rapide tour d'horizon vous aura, du moins je l'espère, convaincus de ce que, si la crise a contribué à redonner toute sa légitimité à l'action de l'Etat et si cela a suscité à l'échelle internationale un regain d'intérêt en faveur du modèle de droit continental, celui-ci suppose aujourd'hui plus que jamais un contrôle rigoureux de l'action de l'Etat : en France, le Conseil d'Etat est, eu égard à sa double fonction, au cœur de ce dispositif.

3. La mission du juge administratif français connaît sous nos yeux une évolution profonde.

Je souhaite achever mon propos en évoquant avec vous l'évolution de la mission dévolue au juge administratif français. Il est vrai que ce thème pourrait justifier de très longs développements et je me bornerai à souligner deux points à mes yeux particulièrement importants.

3.1 Je voudrais tout d'abord souligner que le juge administratif, dans le champ de compétence qui est le sien et qui est étendu, joue un rôle clé dans le succès du projet européen et tout particulièrement du marché unique. En effet les interrogations peuvent légitimement s'exprimer sur l'application effective du droit communautaire dans les Etats membres. C'est au juge qu'il revient de veiller à la pleine et exacte application de la norme communautaire. A l'échelle de l'Union tout entière les justiciables -qu'il s'agisse des citoyens ou des acteurs économiques- ne pourraient comprendre qu'une même norme communautaire connaisse une application à géométrie variable, et encore moins accepter que cette norme engendre d'un Etat membre à un autre des distorsions criantes dans son application. De tels écarts dans l'application du droit européen seraient porteurs de multiples inconvénients et engendreraient des risques d'inégalités de traitement entre les citoyens de l'Union, d'imprévisibilité et d'insécurité juridique, de distorsions de concurrence. Ils créeraient des obstacles à la circulation des personnes, des biens et des capitaux.

Prenons un exemple qui renvoie à des thématiques particulièrement sensibles aux yeux de millions d'Européens : celles de la protection de l'environnement et du développement durable et, en particulier, l'application des règles communes en matière de sécurité environnementale des installations industrielles pouvant menacer la santé publique ou les milieux naturels. Il est aisé de comprendre que si devaient être constatés des écarts significatifs dans le degré de rigueur dont les juridictions des différents Etats membres font preuve pour les appliquer, il en résulterait inévitablement des différences de traitement qui, selon les cas, favoriseraient ou pénaliseraient les acteurs économiques. Le fonctionnement harmonieux du marché unique en serait gravement faussé.

A cet égard, les exemples pourraient être multipliés. Au total, c'est la confiance dans l'application homogène et cohérente de la norme juridique européenne qui pourrait se trouver minée. C'est aussi la crédibilité des institutions et la réalisation même des buts des traités fondateurs qui seraient menacées.

Par conséquent, il m'apparaît qu'il est indispensable, pour renforcer la confiance mutuelle dans les décisions des juridictions suprêmes des Etats membres et dans une exacte application du droit de l'Union, de renforcer le dialogue et la coopération entre les juges européens, ceci valant pour les juges nationaux comme pour les juges faisant partie intégrante des institutions européennes. Nous nous y employons activement, notamment en organisant régulièrement des réunions de travail avec les juges de la Cour de justice des Communautés européennes, dont la dernière visite a eu lieu ici même en février dernier.

3.2 Le deuxième point sur lequel je souhaite attirer votre attention tient à ce que la mission du juge administratif est déjà et sera de plus en plus de contribuer à la protection des libertés et droits fondamentaux y compris dans le champ économique et financier. Le rôle historique de sa jurisprudence a été de façonner un modèle de gouvernance respectueux des « libertés publiques » selon l'expression alors consacrée. Le levier essentiel en a été notamment l'affirmation par l'arrêt Benjamin de 1933 que la liberté est la règle et que l'interdiction doit être l'exception et satisfaire au test de proportionnalité. A aussi joué un rôle fondamental la construction de la théorie des principes généraux du droit, dont le succès a été tel qu'un grand nombre d'entre eux ont été par la suite constitutionnalisés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Le paysage juridique que nous connaissons aujourd'hui évolue en profondeur par l'effet de deux phénomènes :

- la soumission désormais effective de la loi à la Constitution, que l'émergence d'un contrôle de constitutionnalité a posteriori ne fera que renforcer ;- le développement des droits et libertés trouvant leur source dans le droit conventionnel qui est souvent d'origine européenne, auquel cas le garant ultime du respect de ces droits et libertés peut être recherché par le justiciable à Luxembourg ou Strasbourg.La pluralité de juges et de normes destinées à garantir les droits fondamentaux, loin d'engendrer leur affaiblissement ou des contradictions, conduit au contraire à élever le niveau de protection car ce ne sont pas toujours les mêmes principes que consacrent les sources constitutionnelles et conventionnelles et des principes formulés en termes proches peuvent avoir une portée différente. La protection dont bénéficie le justiciable procède d'une somme de garanties et non d'une soustraction ou d'un différentiel. Le juge administratif doit alors conjuguer, combiner voire pondérer les diverses sources de protection des droits et libertés pour exercer pleinement sa mission. La pluralité des sources ne fait qu'accroitre la responsabilité du juge. A l'intersection d'ordres juridiques non hiérarchisés entre eux, le juge saisi du litige doit, selon le cas, concilier des normes partiellement contradictoires entre elles, parfois transposer dans un autre ordre juridique (en l'occurrence, l'ordre communautaire) un contrôle identique à celui qu'il ne peut exercer valablement dans l'ordre interne. L'exercice atteint un certain degré de sophistication intellectuelle lorsqu'il s'agit pour le juge administratif d'interpréter une règle d'un ordre (l'ordre communautaire) à la lumière des principes d'un autre ordre (celui de la convention européenne des droits de l'homme) sans s'écarter évidemment du respect de la Constitution.

Cette évolution a-t-elle enrichi ou appauvri la mission du juge administratif ? Je n'ai pour ma part aucun doute. Vaut-il mieux, pour assurer la protection des libertés et droits fondamentaux, un juge souverain mais corseté, en dépit de sa créativité jurisprudentielle, par l'assujettissement à la loi interne ou un juge confronté à une pluralité de normes supérieures et opposables à la loi, dont le sens et la portée sont, au terme d'un dialogue réel et fécond, ultimement fixés par d'autres juges ? Poser cette question, c'est déjà y répondre.

Conclusion

Il est temps pour moi de conclure et je souhaiterais le faire en formulant deux ultimes observations :

- La première sera de souligner que dans un monde en perpétuelle mutation la justice administrative, avec le Conseil d'Etat à son sommet, doit s'adapter en permanence à des défis nouveaux et des attentes nouvelles. Il y a notamment lieu de réfléchir constamment à ce qui peut être fait pour rendre nos procédures plus adaptées et plus efficaces. A titre d'exemple je voudrais rappeler qu'un groupe de travail présidé par mon collègue Philippe BELAVAL a récemment déposé un très riche rapport sur l'instauration d'une action collective en contentieux administratif. Une telle action collective pourrait offrir aux justiciables placés dans la même situation qui entendent contester la légalité de décisions similaires ou faire valoir des droits identiques une voie adéquate et pertinente. Les conclusions de ce rapport ne manqueront pas d'être tirées. - La seconde observation me conduira à souligner qu'au-delà même du modèle juridique -celui du droit continental- que nous défendons avec conviction et ardeur, nous nous attachons dans l'exercice de nos activités juridictionnelles, à ne pas travailler seulement pour les parties qui nous saisissent et pas seulement pour la société qui nous confie la mission de rendre la justice en son nom. Les valeurs que nous portons et la confiance des justiciables, voilà notre véritable trésor. Parfois même sans en avoir conscience, nous appliquons des règles et forgeons des principes qui peuvent transcender le temps et l'espace et lancer au monde un message qui interpelle la conscience universelle.