Les règles de l’Art

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Colloque annuel de l’Association des juristes franco-britanniques

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Les règles de l’Art

The State of the Art

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Colloque annuel de l’Association des juristes franco-britanniques

Annual Colloquium of the Franco-British Lawyers Society

 

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Conseil d’Etat

17 septembre 2010

 

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Introduction par Jean-Marc Sauvé

vice-président du Conseil d’Etat [1]

 

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Honorable Lady Dorrian,

 

Mesdames et Messieurs les membres de l’Association des juristes franco-britanniques,

 

Mesdames et Messieurs,

 

Chers collègues,

 

Je suis particulièrement heureux d’accueillir au Conseil d’Etat ce colloque organisé à l’occasion du XXème anniversaire de l’Association des juristes franco-britanniques. Cet événement témoigne du dynamisme du dialogue entre les juristes de nos deux pays, auquel la juridiction administrative s’associe volontiers. Un tel colloque est aussi un moment d’échanges entre des juges, des avocats, des acteurs économiques et sociaux et l’Université. De ce dialogue et de ces échanges entre des points de vue, des pratiques et des systèmes juridiques différents naissent une meilleure compréhension réciproque et un enrichissement mutuel qui contribuent tous deux à l’amélioration continue de la justice que nous rendons.

 

Le thème auquel ce colloque est consacré, celui des règles de l’art – the state of the art-, outre qu’il met en relation deux sujets qui me sont personnellement chers – la quête du juste et du beau-, trouve par ailleurs un écho certain dans la salle d’Assemblée générale où nous nous trouvons à présent, puisque celle-ci peut représenter à certains égards un exemple de l’utilité réciproque de l’art pour le droit et du droit pour l’art.

 

Chacun d’entre vous le sait, le Conseil d’Etat est un juge. Il est le juge suprême de l’ordre administratif, chargé de trancher par le droit les litiges qui surviennent entre les particuliers et l’administration. Mais à côté de ces fonctions juridictionnelles, le Conseil d’Etat est aussi un conseiller juridique, celui du Gouvernement et, depuis peu, celui du Parlement. A ce titre, ses formations consultatives ont pour mission de donner un avis juridique sur l’ensemble des projets de loi présentés par le Gouvernement de même que sur les projets de décrets les plus importants et, lorsqu’elles sont saisies, sur les propositions de loi déposées par les députés et les sénateurs. L’Assemblée générale, dont j’assure la présidence ici même chaque jeudi, est la plus solennelle de ces formations consultatives.

 

La salle où nous nous trouvons a été conçue et construite spécialement pour les délibérations de cette assemblée, dans le cadre des travaux de transformation qui ont permis, en 1876, l’emménagement du Conseil d’Etat au Palais-Royal.

 

1 - L’architecture et la décoration de ce lieu sont un témoignage du jeu de l’art et du droit et, tout d’abord, de la contribution que l’art peut apporter à l’élaboration de la règle de droit.

 

La majesté de cette salle, à laquelle contribuent l’unité de la décoration et les matériaux utilisés, mais aussi les douze allégories ornant la voussure du plafond qui, inspirées des dieux de l’olympe, figurent les ministères des débuts de la République, rappellent ainsi à nos travaux que le droit ne s’écrit qu’avec scrupule et la révérence qui sied pour la chose publique. La disposition des fauteuils et les pupitres, selon un plan en ellipse au centre duquel figure le rapporteur, qu’entourent d’un côté, l’Assemblée des conseillers et, de l’autre, les présidents de section et le vice-président, évoque quant à elle la circularité de la parole qu’exige la recherche de la meilleure délibération. Même l’éclairage zénithal électrique, initialement voulu par l’architecte Chabrol, dont la lumière très douce, presque faible, irradiait du plafond tel un ciel éclairé soutenu par quatre cariatides, devait inciter les membres de l’Assemblée générale à la concentration et au recueillement. Mais conseiller l’Etat exige une grande sagesse et cette sagesse ne s’acquiert qu’après un certain âge : le souhait d’une lumière plus adaptée aux yeux des sages conseillers a donc eu raison, dès 1913, de ce premier éclairage que certains, dit-on, qualifiaient de « lunaire ».

 

Les peintures murales, œuvres du peintre Henri Martin, qui ont remplacé au cours des années 1920 des tentures de soie rouge, témoignent aussi de l’utilité de l’art pour le droit. Le travail de la terre –qu’illustrent les trois panneaux représentant les semailles, la moisson et le labour-, le commerce -symbolisé par l’activité du port de Marseille- et les travaux publics – représentés par les travaux d’aménagement de la place de la Concorde- sont la traduction par l’artiste de la commande qui lui avait été passée, dont le thème était « la France laborieuse se présentant devant le Conseil d’Etat ». Ce sujet qui, près d’un siècle plus tard ne paraît pas exempt de toute suffisance, est très éloigné de l’ouverture sur notre environnement et de la volonté de rendre compte de notre activité qui inspire aujourd’hui notre institution. Mais, outre l’intérêt artistique de ces peintures, la pertinence de leur présence ici même perdure. Ces représentations de la France laborieuse encadrent en effet, dans la disposition même de la salle, le travail intellectuel, qui est, quant à lui, représenté derrière moi par cet homme seul et pensif au cœur d’une forêt de pins. Les œuvres d’Henri Martin nous rappellent ainsi au quotidien que notre travail de réflexion sur la règle juridique ne prend tout son sens que s’il est empreint des considérations concrètes qui seules permettent l’application effective du droit. « Les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois » écrivait Portalis[2]. Ce sont d’ailleurs sans doute de telles considérations concrètes qui ont un jour, dit-on, conduit l’un de nos collègues à compter les arbres de cette forêt et à s’apercevoir qu’il y en avait alors autant que ce qui constituait alors l’effectif des conseillers d’Etat en service ordinaire, soit 82. Vous comprendrez à la disposition de mon fauteuil que je n’ai jamais eu personnellement l’occasion d’en vérifier l’exactitude.

 

2 - L’écho que renvoie la salle d’Assemblée générale au thème de ce colloque est aussi celui de l’utilité du droit pour l’art.

 

Le droit a été, en ces lieux, une source de l’art. La figure de la justice qui, une balance dans sa main droite, rend à « chacun son dû » – « Suum cuique »-, illustre ainsi l’inspiration de l’art par le droit. Le contrat passé le 10 juin 1914 avec Henri Martin pour les peintures murales est, lui aussi, l’exemple évident d’un instrument juridique qui a initié une création artistique. Les modalités de son exécution peuvent d’ailleurs témoigner en partie de ce « business de l’art » – en dépit de l’anachronisme du terme - qui sera évoqué cet après-midi. Le prix de ce contrat, initialement fixé à 140 000 F, a en effet été augmenté en 1922 d’une indemnité de 20 000F, destinée à tenir compte de l’inflation. Quant au règlement du concours d’architecture organisé en 1882 pour le Grand prix de Rome, dont le thème, « un palais pour le Conseil d’Etat », était inspiré des travaux menés au Palais-Royal quelques années auparavant, il est un témoignage de cette « culture de l’art » qui sera abordée aujourd’hui, lorsque l’Etat se fait juge de l’art.

 

Cette salle porte également la trace de ce que le droit protège l’art ou, autrement dit, des « droits de l’art » qui sont le thème de cette matinée. La « reconnaissance » de l’artiste se traduit ici par le droit au respect de leur nom, de leur qualité et de leur œuvre[3] dont jouissent les auteurs des œuvres qui nous entourent. Les droits d’auteur qui restent attachés aux peintures d’Henri Martin, 67 ans après sa mort, pourront aussi servir de point de départ à la comparaison entre la « rigueur française » et le « pragmatisme britannique » en matière de droit moral. Quant à la protection dont bénéficie la salle d’Assemblée générale au titre de la législation sur les monuments historiques – la salle a été classée avec l’ensemble du Palais-Royal en 1994-, elle atteste également toute l’utilité du droit pour la protection et la conservation de l’art. « La valorisation par l’Etat de son patrimoine artistique », enfin, pourra sans doute trouver un point d’appui sur l’exposition intitulée « Les coulisses du Conseil d’Etat » qui, à l’occasion des journées européennes du patrimoine organisées demain et dimanche, permettra au public de découvrir de l’intérieur l’ensemble de nos bâtiments.

 

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Je forme donc le vœu que l’architecture et les décors cette salle puissent inspirer les travaux de ce colloque. Celui-ci offre l’opportunité de réfléchir, échanger et partager en permettant à chacun de prendre mieux la mesure des relations étroites entre l’art et le droit. Je sais donc gré à votre association d’avoir organisé une telle manifestation et je la félicite pour son vingtième anniversaire. Je forme pour son avenir des vœux chaleureux d’activité réussie et féconde.

 

[1] Texte écrit en collaboration avec M. Timothée Paris, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du Vice-président du Conseil d’Etat

[2] Discours préliminaire du premier projet de code civil.

[3] Code de la propriété intellectuelle, article L. 121-1 : « L'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre./ Ce droit est attaché à sa personne./ Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible./ Il est transmissible à cause de mort aux héritiers de l'auteur ».