Peut-on parler d’une crise de la citoyenneté ?

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Discours
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Ouverture de la conférence inaugurale du cycle de conférences sur la citoyenneté par Jean-Marc Sauvé le 18 octobre 2017

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Cycle de conférences sur la citoyenneté
Conférence inaugurale
Peut-on parler d’une crise de la citoyenneté ?
Conseil d’État, Mercredi 18 octobre 2017
Ouverture par Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État

 

Mesdames et Messieurs,

Chers collègues,

« Les mots ne sont jamais innocents, et celui-là moins que tout autre : la citoyenneté est un concept essentiel et fondateur, autour duquel a été construit le lien politique et, au-delà, le lien social, en Occident »[2]. Par ces mots, Jacques Chevallier souligne la centralité de la notion de citoyenneté dans les démocraties ainsi que sa complexité, comme les difficultés d’appréhension et d’interprétation qu’elle peut faire naître aujourd’hui. La citoyenneté n’est pas un mot « innocent ». Souvent révéré, parfois galvaudé, voire brocardé, le concept de citoyenneté a traversé les âges, depuis la Grèce antique jusqu’à aujourd’hui, sans jamais susciter l’indifférence. Dans sa Politique, Aristote mettait en évidence le rôle de la cité et des citoyens qui la composent dont le premier devoir est de participer aux affaires publiques et qui accomplissent leur destin dans cette participation. Dans les cités antiques, le citoyen disposait certes de droits et de privilèges importants, mais il était avant toute chose le membre d’une communauté juridique constituée plutôt qu’un individu doté de droits attachés à sa personne.

Depuis son émergence à Athènes au Vème siècle avant notre ère, la notion de citoyenneté a profondément évolué. Elle n’est en effet pas quelque chose de « naturel » ou d’intrinsèque à la nature humaine[3]. C’est une idée abstraite, une construction juridique, décrivant le lien qui unit l’individu à la communauté politique à laquelle il appartient. La citoyenneté crée un statut juridique différentiel entre les individus : ceux qui sont membres de la cité et ceux qui ne le sont pas[4]. Les critères qui fondent ce statut et les principes auxquels il se réfère peuvent évoluer, de la même manière que le champ de la citoyenneté s’est élargi de la cité à la nation avec la construction des États modernes, voire à l’Europe aujourd’hui, et concerne désormais l’ensemble des membres de la communauté nationale.

La définition de la citoyenneté en France est intimement liée à notre histoire nationale : celle des Lumières, de la Révolution française, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et de la construction de la Nation. Avec l’abolition de la société ordinale et la proclamation par le Tiers États qu’il était l’Assemblée constituante, le sujet est devenu un citoyen, un membre du corps souverain et de la communauté politique nationale. Cette conception d’une citoyenneté attachée à la nationalité et ancrée dans l’adhésion aux principes de la République s’est depuis lors maintenue et elle est, encore aujourd’hui, profondément enracinée dans notre identité constitutionnelle et nationale.

La question de la signification de cette notion dans la société française contemporaine est cependant plus problématique. De nos jours, la citoyenneté est de fait le plus souvent décrite au travers de la « crise » qu’elle traverserait et qui trouve sa source dans le dépérissement de l’évidence des principes républicains et de l’attachement à ces principes. Elle réside aussi dans l’insatisfaction des individus à l’égard du fonctionnement de la démocratie qui les conduit à s’interroger sur ses finalités et ses moyens[5]. Les proclamations solennelles de la Constitution ou de la Déclaration des droits de l’homme cachent mal de nos jours la crainte d’une citoyenneté uniquement formelle et dépourvue de traduction concrète dans la vie quotidienne des personnes. La perception d’une crise de la citoyenneté et la fragilisation de ses fondements (I) questionnent les contours de cette notion dans notre pays et elles nous imposent de repenser, à plus ou moins long terme, son contenu et ses conditions d’exercice (II).

I - Le constat d’abord : la conception originelle de la citoyenneté en France est aujourd’hui confrontée à des mutations qui en remettent en cause les fondements.

ALa citoyenneté est, dans notre pays, l’héritière des principes de la Révolution.

1 - En France, la citoyenneté repose, d’abord, sur un sentiment d’appartenance et l’adhésion à un projet politique. Plus que dans d’autres États démocratiques où elle résulte d’éléments objectifs liés à la langue, l’origine ou le territoire, elle accorde, dans notre pays, une importance déterminante à un acte volontaire d’adhésion aux idéaux et aux valeurs de la République. Si l’assimilation entre Nation et citoyenneté dans une République une et indivisible implique que la citoyenneté s’acquiert le plus souvent par la naissance, sans manifestation particulière de volonté, la Révolution a attribué la nationalité et la citoyenneté françaises à tous ceux qui, comme Thomas Paine, adhéraient à ses idéaux[6]. Au-delà de l’appartenance passive à la Nation des citoyens nés français, notre tradition implique par conséquent l’adhésion volontaire et continue à un ensemble de valeurs et de principes. Ce qui fonde la Nation et la citoyenneté qui en est le corollaire, c’est « la possession en commun d’un riche legs de souvenirs (…) ; le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. (…) L’existence d’une nation est (…) un plébiscite de tous les jours » selon la célèbre définition d’Ernest Renan dans sa conférence à la Sorbonne du 11 mars 1882[7]. La citoyenneté dans notre pays revêt ainsi une dimension volontariste de consentement personnel et collectif qui se conjugue avec son caractère universel et l’idée que la Nation, incarnée dans la République, est la matrice de l’intérêt général et de la réalisation du bien commun. L’idéal autour duquel s’unissent les citoyens français est en particulier contenu dans la devise de la République – « Liberté, égalité, fraternité » – et l’article 1er de notre Constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion ».

2 -D’un point de vue juridique, la citoyenneté française repose sur un corpus de droits et de devoirs. S’agissant des droits, la citoyenneté promeut l’égalité de tous devant la loi et dans la société. Dans les cités grecques, déjà, elle reposait sur l’égalité en droit de tous les citoyens, ce statut excluant toutefois de son champ les femmes, les métèques et les esclaves. Cette conception de l’égalité a perduré, en s’élargissant, jusqu’à trouver son acmé dans la Révolution française qui proclame que « les hommes » – et pas seulement les citoyens – « naissent et demeurent libres et égaux en droits »[8] et surtout que « tous les Citoyens ont le droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants », à la formation de la loi, qui « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse »[9]. Par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’Assemblée constituante s’est ainsi affranchie de l’assujettissement du Tiers État pour faire des citoyens les dépositaires de la souveraineté nationale. Les citoyens obtiennent alors le droit de participer, d’une manière égale, autonome et personnelle, à la vie publique et à l’exercice de la souveraineté nationale.

En contrepartie, ils se voient conférer des devoirs qui reflètent l’« éthique de la responsabilité » associée à la citoyenneté[10]. Être citoyen, c’est, au premier chef, agir au service de la communauté politique et de l’intérêt général, que ce soit de manière directe, comme dans l’Antiquité, ou indirecte, via les représentants élus. Aujourd’hui, cela implique une participation à cet objectif par le droit de vote et le choix des représentants qui prennent les décisions en leur nom. Mais les citoyens doivent aussi participer à toutes les instances de la vie publique au plan local, communal, départemental ou régional, comme ils sont appelés à prendre part, presque chaque jour, à des procédures de consultation ou de participation à l’élaboration des décisions publiques. Si, à la différence de ce qui se pratiquait dans la cité antique, la citoyenneté n’implique plus d’obligations particulières dans la sphère privée[11], il existe toujours des hypothèses où le manquement à des devoirs qui s’attachent à la qualité de citoyen peut entraîner ce que les Grecs appelaient l’atimie, c'est-à-dire la privation des droits civiques et, notamment, du droit de vote ou de l’éligibilité[12].

B.  Aujourd’hui, si la citoyenneté apparaît en crise, c’est en raison de la distance, réelle ou supposée, prise par rapport à ce modèle.

Plusieurs évolutions interrogent la pérennité de la conception française de citoyenneté, centrée sur la Nation, l’égalité et la poursuite de l’intérêt général.

1 - En premier lieu, la participation à l’exercice de la souveraineté apparaît, aux yeux d’un nombre croissant de citoyens, de moins en moins évidente et elle décline. A la différence de la citoyenneté des cités grecques, la conception française de la citoyenneté, telle qu’issue de l’idéal révolutionnaire, non seulement s’étend à tout l’espace national, mais elle concerne en principe la totalité des citoyens, sans distinction d’origine ou de sexe, même s’il est vrai que le suffrage censitaire jusqu’en 1848 et l’absence de droit de vote des femmes jusqu’en 1944 ont longtemps limité la portée concrète de cet idéal. Or le nombre porte en germe une division entre la société civile, composée de l’ensemble du corps social, et la gestion des affaires publiques, qui devient l’apanage des représentants élus par le peuple[13], bien que les citoyens assurent toujours indirectement le contrôle de l’action publique[14].Cette situation est aujourd’hui à l’origine d’une forme de défiance des citoyens à l’égard de leurs représentants et de l’exercice de la souveraineté nationale qui se traduit, notamment, par les taux élevés d’abstention enregistrés aux élections nationales et locales depuis plusieurs décennies. De scandales en mises en cause, les citoyens ont de moins en moins le sentiment d’être représentés, et de pouvoir participer, même indirectement, aux décisions qui les concernent. Ils n’ont plus la conviction que leur vote puisse avoir une influence sur les choix politiques ultérieurs et, par conséquent, une utilité concrète. Le fondement essentiel de la citoyenneté qu’est la participation à l’exercice de la souveraineté s’en trouve ainsi fragilisé. La crise de la citoyenneté est ainsi d’abord une crise de la représentation qui débouche sur une multitude de remèdes plus ou moins adaptés : la prohibition du cumul des mandats et la limitation de leur renouvellement ; la remise en cause du scrutin majoritaire ; la réduction drastique du nombre des élus…

2 - La désaffection que nous observons résulte, en second lieu, du sentiment que les principes et les valeurs de la citoyenneté et de la République sont de simples proclamations formelles qui ne trouvent aucune concrétisation réelle dans la vie quotidienne des personnes. Cette inquiétude est particulièrement vive s’agissant du principe d’égalité qui ne produit plus les effets escomptés. Certaines personnes et certains groupes, notamment en raison de leurs origines, peinent à trouver leur place dans notre société sur les plans économiques, social et culturel. L’accès aux emplois publics et, plus largement, au marché du travail est limité par l’impuissance à offrir des opportunités égales à tous les citoyens et le principe proclamé à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen tend à tourner à vide. Ce phénomène est aggravé par la difficulté de l’école à garantir la transmission des valeurs civiques et morales et l’égalité des chances. Il est, dans ce contexte, reproché à notre modèle républicain de ne pas savoir – ou de ne plus savoir – répondre aux aspirations, ni aux attentes, parfois pressantes, des citoyens et de créer des « citoyens de seconde zone », laissés pour compte de la République. Ces divisions et le sentiment d’exclusion qui en résulte affaiblissent le caractère unitaire et universel que la Révolution française avait mis au cœur de la citoyenneté

La citoyenneté est ainsi remise en cause par les évolutions de la société française qui mettent en doute la capacité du modèle à répondre aux aspirations des citoyens au service de l’intérêt général et du bien commun.

II - Un diagnostic de la situation que je viens d’évoquer paraît s’imposer : les principes fondateurs de la citoyenneté sont confrontés à des transformations sociales profondes. De ce diagnostic peuvent émerger les conditions de son renouveau.

 A.  La citoyenneté se caractérise, dans notre pays, par son individualisation, sa fragmentation et sa dimension plurielle.

1 - Dans les sociétés contemporaines, l’individu est devenu la source et la racine de la vie sociale et des comportements politiques, remettant en cause la vision d’une citoyenneté collective et unitaire au sein de laquelle l’individu n’est que « le membre non indépendant (…) de l’être collectif (…) participant à l’autorité souveraine »[15]. Ce qui avait constitué la base de la citoyenneté, à savoir la séparation entre la sphère publique et la sphère privée, entre la famille où règnent des individus et la cité où agissent des citoyens guidés par le service de l’intérêt général, est aujourd’hui fragilisé pour deux raisons. C’est d’abord le consumérisme accru des citoyens qui, se retranchant derrière les difficultés pratiques de leur vie, entendent que la puissance publique les règle, leur procure des avantages ou supprime les problèmes auxquels ils se heurtent. Les citoyens expriment ainsi la volonté de manifester et faire valoir leur individualité et leurs intérêts privés dans la sphère publique, ce qui rend la convergence des intérêts plus délicate. A cette aune et dans cette société atomisée, l’intérêt général, s’il survit, ne peut être que la somme des intérêts particuliers. A cela s’ajoute le sentiment de perte d’efficacité ou même celui d’impuissance des politiques publiques dans un contexte où les défis à surmonter sont considérables et l’impatience des citoyens n’a jamais été aussi forte : la stagnation économique, le poids des dettes publiques, le chômage de masse, la crise environnementale et les problèmes de sécurité affaiblissent la foi dans l’efficacité de l’action publique et dans la citoyenneté comme participation à l’exercice de la souveraineté. On voit, dans ce contexte, émerger une citoyenneté sociale et économique organisant les besoins individuels et collectifs, qui se double d’un effacement de l’intérêt porté à la citoyenneté politique et aux droits qui y sont attachés, de plus en plus regardés comme inopérants[16].

Se développent en outre des formes de repli identitaire qui contredisent la vision universaliste de la citoyenneté. Cette évolution engendre en retour des crispations qui, par exemple, conduisent à réclamer l’application stricte du principe de laïcité dans l’espace public. On constate aussi un affaiblissement des solidarités organiques traditionnelles et du lien social qui en découle. La montée en puissance de l’individu – qui n’était déjà pas inconnu dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – s’opère au relatif détriment de la citoyenneté dans sa dimension classique et conduit à une sorte de dépassement de la frontière entre l’être humain et le citoyen, certains droits attachés à la citoyenneté s’étendant à l’universalité des individus sans lien exclusif avec la citoyenneté classique ou la nationalité. Ce mouvement s’est, par exemple, manifesté dans l’élaboration par le Conseil constitutionnel d’un véritable « statut constitutionnel des étrangers »[17], qui leur confère une « garantie générale des droits »[18] non identique bien sûr, mais proche de celle dont bénéficient les citoyens français.

Dans ce contexte, se substitue au droit de la citoyenneté fondé sur un ensemble de devoirs et de responsabilités civiques, un droit à la citoyenneté[19] fondé sur des identités individuelles et autonomes qui vont à l’encontre de l’idéal unitaire et universaliste de la République.

2 - Par ailleurs, l’émergence de nouveaux centres de décision aux niveaux local et supranational met en lumière une concurrence des appartenances et un dépassement du cadre national d’exercice de la citoyenneté : hier la seule et unique Nation, déjà bien plus vaste qu’une cité antique ; aujourd’hui, la Nation et l’Europe ou la Nation dans l’Europe, voire même la seule l’Europe. Les citoyens français sont désormais aussi citoyens de l’Union européenne, sans compter ceux qui se déclarent en « citoyens du monde » et qui, à ce titre, ne peuvent se prévaloir d’aucune qualification ou protection juridique. En effet, le Traité sur l’Union européenne, entré en vigueur le 1er novembre 1993, a introduit, au nombre des principes démocratiques de l’Union européenne, la citoyenneté européenne[20] et il en a défini les conditions[21]. La Cour de justice de l’Union européenne a donné corps à ce principe par plusieurs arrêts qui en ont déterminé le contenu, la portée et les limites. La reconnaissance du caractère « fondamental » du statut de citoyen européen[22] s’accompagne ainsi de droits et de libertés, au nombre desquelles figurent le principe de non-discrimination[23] et la liberté de circulation qui, par ricochet, s’étendent à la famille de l’intéressé et, notamment, à ceux de ses membres qui ne sont pas eux-mêmes citoyens d’un État membre de l’Union européenne[24]. C’est un autre exemple de la dilution ou de l’expansion continue de la citoyenneté. En outre, l’on observe un repli des individus sur des identités infranationales, régionales ou locales[25].

Il résulte de ces appartenances multiples et de la fragmentation du corps social une recomposition des identités et une transformation des enjeux liés à la citoyenneté. Il ne faut toutefois pas en surestimer les effets sur la citoyenneté classique, dès lors que la citoyenneté européenne s’ajoute à la citoyenneté nationale, sans remettre en cause le droit de la nationalité des États membres de l’Union[26].

B.  Pour tenir compte de ces évolutions, il est nécessaire de refonder le pacte de citoyenneté, sans pour autant abandonner notre héritage biséculaire.

1 - La refondation du pacte de citoyenneté devrait passer, en premier lieu, par la réaffirmation des valeurs qui sont à sa racine. La citoyenneté française s’est inscrite dans une vision partagée du bien commun et de l’intérêt général. L’individualisation et l’émiettement de nos sociétés, qui sont encore accrus par le développement spectaculaire des plateformes numériques, affaiblissent cet objectif, dès lors qu’ils abolissent les intermédiations et conduisent les citoyens à se replier sur des choix individuels, plus que collectifs, et sur l’optimisation, notamment micro-économique, de leurs décisions. Il est, dans ce contexte, indispensable, me semble-t-il, de redéfinir les finalités poursuivies par la collectivité et les modalités de la participation des citoyens. Il est nécessaire de recréer du lien social et des projets collectifs autour desquels les citoyens s’unissent. La création du service civique en 2010[27] et l’instauration d’une réserve civique au début de cette année[28] sont autant d’initiatives destinées à réunir les citoyens autour de projets d’intérêt général. L’expérimentation d’un « revenu contributif »[29] est une autre piste tendant à encourager des activités qui existent déjà et qui contribuent au bien commun, mais qui ne sont, en tant que telles, pas rémunérées. En outre, il est devenu indispensable de repenser l’éducation des citoyens afin de les sensibiliser à leurs devoirs et de lutter contre les phénomènes contradictoires qui favorisent ou provoquent leur exclusion de fait. Le rôle de l’école est à cet égard crucial. La loi du 8 juillet 2013 pour la refondation de l’école de la République[30] y a introduit un enseignement moral et civique qui tend à inculquer aux élèves « le respect de la personne, de ses origines et de ses différences, de l’égalité entre les femmes et les hommes ainsi que de la laïcité »[31]. La loi relative à l’égalité et à la citoyenneté du 27 janvier 2017 a également prévu des dispositions tendant à renforcer le « modèle citoyen »[32], et à lutter contre l’exclusion[33] et la discrimination[34]. Cette multitude de textes législatifs ne signifie en rien qu’une solution ait été trouvée à la crise de la citoyenneté. Elle est seulement l’indice de la prise de conscience d’un problème et d’une recherche de solution.

2 - L’engagement civique et la participation à la vie de la cité doivent également être encouragés par de nouvelles formes d’expression et d’action. Certains individus cherchent à participer davantage, à être entendus et à mieux faire valoir leurs droits dans l’ensemble des domaines d’intervention de la puissance publique, comme en témoigne le dynamisme d’actions associatives et d’initiatives locales depuis quelques années. Cette tendance est positive. Elle doit être confirmée et approfondie. L’essor des réseaux numériques qui, d’une certaine manière, met en péril le lien social peut aussi être une chance. Il est en effet un moyen de renouveler les formes d’engagement civique en favorisant la participation directe des personnes à la prise de décision publique. Avec le développement d’internet se sont par exemple multipliées les consultations citoyennes sur des choix politiques[35], ainsi que les pétitions en ligne ou les groupes de mobilisation sur des intérêts ou des idéaux communs[36]. Les budgets et les financements participatifs se développent[37], la ville de Paris ayant ainsi dévoilé au début de ce mois les initiatives retenues par ses habitants à l’issue d’une concertation. Les plateformes numériques peuvent également être un vecteur de renouvellement des formes de solidarité en permettant, à grande échelle, des échanges gratuits en vue d’ouvrir au plus grand nombre l’accès à des ressources ou des services qu’ils peinent à se procurer autrement. Alors que se développe l’attention à ce qui nous est commun et qui est par conséquent nommé les « communs » ou les « biens communs », un dictionnaire venant d’ailleurs d’être consacré à cette notion[38], la révolution numérique en cours semble ouvrir des espaces à des initiatives collectives et non lucratives, les « communs collaboratifs »[39], appelés à retisser le lien social. L’essor de la citoyenneté administrative est aussi une nouvelle façon de mieux prendre en compte les droits des personnes dans leurs relations avec l’administration, alors qu’elles sont longtemps restées, à cet égard, dans une situation d’infériorité et d’assujettissement. Les grandes lois relatives aux relations entre l’administration et les individus ont notamment permis à ces derniers d’obtenir des réponses plus rapides à leurs demandes, d’exprimer leurs préférences dans des processus consultatifs élargis et de mieux signaler leurs intérêts particuliers[40].

 

Nous le voyons, la citoyenneté est sans aucun doute un concept fondateur et central de notre histoire nationale, mais il n’est ni évident à saisir, ni simple à concrétiser. La conception française de la citoyenneté, héritée de la période révolutionnaire, n’est certes pas immuable et il est souhaitable qu’elle puisse s’adapter aux évolutions profondes de notre société. Les valeurs qui la fondent ne sont pour autant pas caduques. Elles doivent être réappropriées par les citoyens, dans une logique volontariste. Ces quelques réflexions peuvent, pour chacune d’entre elles, être contredites et elles n’ont aucune prétention à clore le débat. Elles entendent simplement l’ouvrir sur un sujet aussi essentiel que complexe. Nous nous interrogerons ce soir sur l’existence d’une crise de la citoyenneté, avant de consacrer les six conférences suivantes à la citoyenneté dans la tradition républicaine, au rôle de l’école, aux devoirs du citoyen et à la citoyenneté européenne ou globale : existe-elle vraiment ? Je remercie très chaleureusement, nos invités de ce jour, Mmes Schnapper et Canto-Sperber et notre collègue Erik Orsenna, d’avoir accepté d’ouvrir le débat et de partager leurs réflexions sur la crise de la citoyenneté. Je remercie également la section du rapport et des études, sa présidente Martine de Boisdeffre et l’ensemble de ses membres et agents qui ont pris part à l’élaboration de ce projet et qui vont le mener à bien jusqu’à l’été 2018, avant de consigner leurs conclusions dans une étude qui sera le point d’orgue de ce cycle de conférences.

 

[1] Texte écrit en collaboration avec Sarah Houllier, magistrat administratif, chargée de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2] J. Chevallier, « Les transformations de la citoyenneté », Regards sur l’actualité, n° 250, avril 1999, p. 3.

[3] J-M. Denquin, « Citoyenneté », in D. Alland et S. Rials (dir), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003, p. 198.

[4] J-M. Denquin, op.cit. note 3, p. 198.

[5] A. Le Pors, Le nouvel âge de la citoyenneté, Les éditions de l’atelier, 1997, p. 7.

[6] Lors de la Révolution française, la France a accordé la nationalité à tous les étrangers qui s’étaient engagés au service de la liberté et contre la tyrannie (voir le décret du 26 août 1792 qui accorde la nationalité française à Thomas Paine, Jeremy Bentham et Anacharsis Cloots notamment). Ce dispositif n’a toutefois pas été durable et le décret du 26 décembre 1793 a prévu que les « individus nés en pays étranger sont exclus du droit de représenter le peuple français ».

[7] Conférence « Qu’est-ce qu’une nation ? » d’Ernest Renan lue le 11 mars 1882 à la Sorbonne.

[8] Article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. ».

[9] Article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La Loi est l'expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. »

[10]A. Le Pors, op.cit. note 5, p. 9.

[11] Les citoyens grecs ne pouvaient notamment pas épouser qui ils souhaitaient sous peine d’atimie (J-M. Denquin, op.cit. note 3, p. 199).

[12] Article 131-26 du code pénal relatif à l’interdiction des droits civiques, civils et de famille.

[13] B. Kriegel, Philosophie de la République, Plon, 1998, p. 190.

[14] Article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. »

[15] H. Kelsen cité par A. Le Pors, op.cit. note 5, pp. 57-58.

[16] M. Miaille, « A propos de citoyenneté et laïcité : débat sur l’universel », in Frontières du droit, critique des droits : billets d’humeur en l’honneur de Danièle Lochak, LGDJ, 2007, p. 80.

[17]Voir la décision CC, 13 août 1993, Loi relative à la maîtrise de l'immigration et aux conditions d'entrée, d'accueil et de séjour des étrangers en France, n° 93-325 DC, pts. 2 à 4. Voir sur ce point l’article de B. Genevois, « Un statut constitutionnel pour les étrangers. A propos de la décision du Conseil constitutionnel n° 93-325 DC du 13 août 1993 », RFDA, 1993, p. 871.

[18] Rapport de R. Chapus lors du colloque des 25 et 26 mai 1989 sur La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la jurisprudence, cité par B. Genevois, « Un statut constitutionnel pour les étrangers. A propos de la décision du Conseil constitutionnel n° 93-325 DC du 13 août 1993 », RFDA, 1993, p. 871.

[19] J-M. Denquin, op.cit. note 3, p. 200.

[20] Article 9 du Traité sur l’Union européenne : « Dans toutes ses activités, l'Union respecte le principe de l'égalité de ses citoyens, qui bénéficient d'une égale attention de ses institutions, organes et organismes. Est citoyen de l'Union toute personne ayant la nationalité d'un État membre. La citoyenneté de l'Union s'ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas. »

[21] Voir notamment l’article 20 du Traité sur l’Union européenne : « 1. Il est institué une citoyenneté de l'Union. Est citoyen de l'Union toute personne ayant la nationalité d'un État membre. La citoyenneté de l'Union s'ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas. / 2. Les citoyens de l'Union jouissent des droits et sont soumis aux devoirs prévus par les traités. Ils ont, entre autres : / a) le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres ; / b) le droit de vote et d'éligibilité aux élections au Parlement européen ainsi qu'aux élections municipales dans l'État membre où ils résident, dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet État ; / c) le droit de bénéficier, sur le territoire d'un pays tiers où l'État membre dont ils sont ressortissants n'est pas représenté, de la protection des autorités diplomatiques et consulaires de tout État membre dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet État ; / d) le droit d'adresser des pétitions au Parlement européen, de recourir au médiateur européen, ainsi que le droit de s'adresser aux institutions et aux organes consultatifs de l'Union dans l'une des langues des traités et de recevoir une réponse dans la même langue. / Ces droits s'exercent dans les conditions et limites définies par les traités et par les mesures adoptées en application de ceux-ci. »

[22] CJCE, 20 septembre 2001, Rudy Grzelczyk c. Centre public d’aide sociale d’Ottignies-Louvain-la-Neuve, aff. C-184/99 : « le statut de citoyen de l’Union a vocation à être le statut fondamental des ressortissants des États membres » (pt. 31).

[23] Par exemple, un citoyen européen tient ses droits de ce seul statut et la circonstance qu’il n’ait pas exercé les libertés de circulation rendues possibles par le traité ne peut autoriser qu’il soit moins bien traité dans son État d’origine que dans un autre État de l’Union européenne (CJCE, 11 juillet 2002, D’Hoop, aff. C-224/98 ; CJCE, 5 mai 2011, Shirley McCarty, aff. C-434/09).

[24] CJCE, 19 octobre 2004, Zhu et Chen, aff. C-200/02 ; CJUE gr.ch., 8 mars 2011, Ruiz Zambrano, aff. C-34/09.

[25] J-L. Quermonne, « Réflexions prospectives sur la citoyenneté européenne », in Mélanges en l’honneur de Jacques Robert, Montchrestien, 1998, p. 550.

[26] L’article 20 § 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne lie clairement la citoyenneté européenne à la détention de la nationalité de l’un des États membres. La marge d’appréciation reconnue aux États membres pour définir les conditions d’octroi ou de retrait de leur nationalité (CJCE, 19 octobre 2004, Zhu et Chen, aff. C-200/02. Voir également la décision CJUE gr.ch., 2 mars 2010, Janko Rottman, aff. C-135-08 ; CJUE gr.ch., 8 mars 2011, Ruiz Zambrano, aff. C-34/09) n’est limitée que lorsqu’une décision nationale, en particulier une décision de déchéance ou de retrait de la nationalité, est de nature à priver l’intéressé de sa citoyenneté européenne (CJUE gr.ch., 2 mars 2010, Janko Rottman, aff. C-135-08 ; CJUE gr.ch., 8 mars 2011, Ruiz Zambrano, aff. C-34/09).

[27] Loi n° 2010-241 du 10 mars 2010 relative au service civique.

[28] Titre 1er, chapitre 1er de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté, qui fait suite aux propositions du rapport « Pour que vive la fraternité. Propositions pour une réserve citoyenne », remis au Président de la République par Claude Onesta et Jean-Marc Sauvé en juillet 2015.

[29] Voir notamment l’étude annuelle 2017 du Conseil d’État, Puissance publique et plateformes numérique : accompagner l’ « ubérisation », La documentation française, 2017, p. 92.

[30] Loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République.

[31] Article 41 de la loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République.

[32] L’article 170 de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté introduit dans le code pénal la possibilité de substituer à une peine d’emprisonnement un stage de citoyenneté tendant à l’apprentissage des valeurs de la République et des devoirs du citoyen (Art. 131-5-1 du code pénal).

[33] Titre III de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté.

[34] Titre III, chapitre IV, de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté.

[35] Voir notamment la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 qui a donné lieu à une vaste consultation du public. Voir également la consultation numérique sur le choix du nom de la nouvelle région issue de la fusion des régions Languedoc-Roussillon et Midi-Pyrénées. La décision rendue par le Conseil d’État au sujet de cette procédure défini les principes directeurs qui doivent assurer la loyauté et la sincérité de telles consultations (CE Ass., 19 juillet 2017, Association citoyenne pour Occitanie Pays Catalan, n° 403928).

[36] Etude annuelle 2017 du Conseil d’État, op.cit. note 29, p. 91.

[37] En 2017, 46 communes avaient recours à ce dispositif.

[38] M. Cornu, F. Orsi et J. Rochefeld (dir), Dictionnaire des biens communs, PUF, 2017.

[39] Etude annuelle 2017 du Conseil d’État, op.cit. note 29, p. 90.

[40] M. Miaille, op.cit. note 16, pp. 81-82.