Intervention de Jean-Marc Sauvé, le lundi 6 décembre 2010, lors de la visite au Tribunal administratif de Poitiers.
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VISITE AU TRIBUNAL ADMINISTRATIFDE POITIERS
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Intervention de M. Jean-Marc Sauvé
Vice-président du Conseil d’Etat
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Lundi 6 décembre 2010
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Madame le député,
Monsieur le Président du Conseil général,
Monsieur le Premier président de la cour d’appel,
Madame le procureur général près la cour d’appel,
Monsieur le président de la chambre régionale des comptes,
Monsieur le procureur de la République près le tribunal de grande instance,
Monsieur le secrétaire général pour les affaires régionales,
Monsieur le directeur de l’Agence régionale de santé,
Messieurs les colonels représentant la gendarmerie,
Messieurs les Bâtonniers,
Mesdames et Messieurs les directeurs départementaux,
Mesdames et Messieurs les représentants des autorités civiles et militaires.
La justice administrative est au cœur de l’Etat de droit. Garante de l’intérêt général et protectrice des libertés et des droits fondamentaux, elle a su gagner et conserver la confiance et la considération des justiciables, personnes privées et administrations. En témoignent les choix récents du législateur de lui confier des compétences nouvelles, comme par exemple dans le domaine du droit au logement opposable, en matière de revenu de solidarité active ou pour la mise en œuvre de la question prioritaire de constitutionnalité.
En témoigne aussi, je crois, votre présence ici aujourd’hui, dont je vous remercie très chaleureusement, et qui atteste la richesse des relations entre le tribunal administratif de Poitiers et l’ensemble de celles et ceux qui, par le dialogue qu’ils entretiennent avec cette juridiction, contribuent au bon accomplissement de sa mission.
Je crois pouvoir affirmer que cette considération et cette confiance sont celles que l’on peut accorder à une justice indépendante, utile et efficace. Ces qualités sont le fruit à la fois de la fidélité de la justice administrative aux principes essentiels qui fondent son action, et de sa volonté permanente d’adapter son organisation et ses méthodes pour répondre aux évolutions et aux attentes de la société.
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Elle le fait en s’appuyant d’abord sur la mobilisation résolue des magistrats et des agents des greffes. Celles et ceux qui sont ici présents le savent : rendre la justice est une activité exigeante. Cette exigence est celle de charges quotidiennes souvent lourdes pour chacun d’entre eux. Cette exigence est aussi et surtout celle que dictent les principes et les buts ultimes de l’action juridictionnelle, aussi bien que les impératifs de qualité et d’efficience du service public.
La situation du tribunal administratif de Poitiers confirme avec évidence que l’engagement résolu des magistrats et des agents de greffe rend possible la conciliation de ces exigences. Dans un contexte de relative stabilité du contentieux depuis plusieurs années, leurs efforts ont permis à la juridiction de préserver, en dépit d’un léger ajustement de son format en 2009, un délai moyen de jugement aux alentours de 10 mois. Je rends hommage à cet engagement, dont je sais qu’il ne se démentira pas dans les années à venir, afin de maintenir ce résultat et le haut degré de qualité de décisions rendues.
La vie de la juridiction administrative est aussi, bien entendu, celle de son dialogue permanent et nécessaire avec les justiciables et leurs représentants que sont les avocats, avec ses partenaires, tels que les experts, avec l’Université qui nous aiguillonne et nous stimule, ou encore avec les membres des autres juridictions, nationales et internationales, qui sont nos pairs et avec qui nous formons la communauté des juges. Les visites que je rends à chacun des cinquante tribunaux et cours d’appel que compte l’ordre administratif participent pleinement de ce dialogue de la juridiction administrative avec celles et ceux qui l’environnent, comme les personnalités qui nous font aujourd’hui l’honneur de leur présence.
Ce dialogue est une exigence de responsabilité et de qualité. Comme tout service public, la justice administrative se doit de rendre compte de son action. Comme tout service public, elle se doit d’être à l’écoute de la société, attentive à l’évolution de ses pratiques et consciente de ses exigences en général et de l’attente qu’elle exprime à son égard. Comme tout service public, enfin, la justice administrative doit prendre la mesure de ce que son activité, et plus largement le droit public, s’insèrent aujourd’hui dans un réseau plus large de juridictions et de normes, qu’elles soient nationales, européennes ou internationales.
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Nos échanges avec les autres systèmes juridiques, et avec l’ensemble de ses partenaires et interlocuteurs, sont pour la justice administrative l’occasion de faire connaître son action, et les principes et valeurs qui la fondent. Ils sont aussi un creuset fécond pour penser, pour imaginer, dans le respect de ces principes et de ces valeurs, et dans la continuité d’une longue tradition de réformes, les voies de l’évolution à construire jour après jour pour offrir aux justiciables la justice de qualité qu’ils sont en droit d’exiger.
Ces réformes, ce sont celles de l’organisation de la juridiction administrative : à cet égard, le décret du 22 février 2010, clarifiant la répartition du contentieux entre les différents degrés de juridiction, parachève le mouvement engagé avec la création des tribunaux administratifs en 1953 et celle des cours administratives d’appel en 1987. Ces réformes, ce sont celles aussi des pouvoirs du juge administratif, qui ont été étendus pour lui permettre de mieux assurer l’exécution de ses décisions en les assortissant le cas échéant d’injonctions ou d’astreintes – ce sont les lois du 16 juillet 1980 et du 8 février 1995 – ou d’apporter une réponse plus efficace aux situations d’urgence – c’est la réforme des référés par la loi du 30 juin 2000. Ces réformes, enfin, ce sont celles des procédures et des méthodes de travail, pour adapter la réponse juridictionnelle à la complexité de chaque affaire, et mobiliser au mieux la compétence des magistrats, des greffiers et des agents d’aide à la décision : chaque décision rendue par la justice administrative devient, plus encore qu’auparavant, le fruit d’un travail d’équipe.
Toutes ces réformes, des plus anciennes aux plus récentes, sont destinées à porter toujours plus haut l’exigence de qualité de la justice administrative. Cette qualité se mesure à la sécurité juridique et à l’impartialité des décisions rendues, à l’accessibilité du juge, et à la célérité du travail juridictionnel.
La sécurité juridique est bien sûr le premier pilier de la qualité. Elle est au cœur de la mission de la juridiction administrative : garantir l’Etat de droit. Elle se traduit, dans la jurisprudence, par un renforcement continu de la protection des droits et une capacité à évoluer sans déstabiliser. Elle se traduit aussi par la sûreté des décisions rendues par les juridictions administratives. Le maintien des taux d’appel, comme celui des taux d’annulation prononcées en appel ou en cassation, à des niveaux qui restent très modérés, en sont des indices : il en résulte que 96 % des litiges sont définitivement réglés conformément à la solution adoptée en premier ressort.
Cette sécurité juridique est indissociable de l’indépendance et de l’impartialité des juges de l’administration. Pour qu’aucune ambiguïté ne puisse subsister sur ce point, le décret du 6 mars 2008 a consacré en droit la séparation de fait qui existait entre les fonctions consultatives et contentieuses du Conseil d’Etat. De même, le décret du 7 janvier 2009 a rebaptisé « rapporteur public », l’ancien commissaire du gouvernement, dont le nom n’exprimait pas la réalité des fonctions et pouvait susciter le doute quant à son identité.
Cette sécurité juridique se nourrit aussi de la qualité des débats devant le juge. C’est dans cet esprit, notamment, que le décret du 7 janvier 2009, sans revenir sur la rigueur que permet la procédure écrite, a permis aux parties de prendre désormais systématiquement connaissance du sens des conclusions du rapporteur public avant l’audience et, lors de celle-ci, de reprendre la parole après ces conclusions. L’audience publique s’en trouve enrichie, le juge mieux éclairé, et la décision ainsi rendue n’en est que meilleure : elle est aussi sans doute mieux comprise et mieux acceptée. Le décret du 22 février 2010, quant à lui, a accru l’ouverture des juridictions sur la société, en permettant aux formations de jugement d’accueillir de manière simple et transparente l’avis de personnalités extérieures, que ce soit par la réforme de la procédure de l’expertise ou en offrant désormais au juge la possibilité de recueillir l’avis d’un amicus curiae.
De manière générale, et c’est un deuxième pilier de la qualité, la justice administrative se doit d’être accessible au justiciable. Dans ses décisions, dans la manière dont est conduite la procédure, elle doit s’efforcer d’être aussi compréhensible que possible. Et, très concrètement, elle doit offrir au justiciable les moyens les plus commodes et les plus modernes d’accéder à son prétoire et de suivre l’avancement de son affaire.
Cet accès doit être possible à tous. Par l’aide juridictionnelle, bien sûr. Mais aussi par notre politique immobilière qui vise à adapter nos bâtiments à un travail juridictionnel convivial et efficace, mais aussi à rendre nos locaux plus ouverts et plus facilement accessibles au public, en particulier pour les personnes handicapées. Les obligations que le Conseil d’Etat vient de rappeler au contentieux, dans sa décision d’Assemblée Mme Bleitrach du 22 octobre dernier, il les respecte comme gestionnaire de la juridiction administrative.
Cette accessibilité est aussi grandement favorisée par l’ouverture résolue de la juridiction administrative aux nouvelles technologies, qui permettent une simplification des procédures et facilitent les échanges avec les justiciables. La mise en service de notre nouvelle application de gestion des dossiers contentieux – ARAMIS, pour les connaisseurs – qui est prévue à compter du milieu de l’année 2011, favorisera ainsi la généralisation à l’ensemble des juridictions et des contentieux des « téléprocédures », qui sont actuellement expérimentées avec succès, en matière fiscale, dans les juridictions d’Ile-de-France : la saisine de la juridiction, comme les échanges ultérieurs de mémoires et de pièces entre la juridiction, et les parties, s’effectuent dans ce dispositif entièrement par voie électronique.
L’information des justiciables sur le déroulement de leur affaire, d’ores et déjà grandement facilitée par l’application Sagace, devra en outre profiter de la mise en place progressive de véritables calendriers d’instruction, permettant dans chaque affaire d’indiquer au justiciable la date prévisible d’audiencement de sa requête.
Cette transparence contribuera à la maîtrise des délais de jugement. Car, troisième pilier de la qualité, une bonne justice, c’est aussi une justice qui juge en temps utile. La sérénité n’exclut pas la célérité. A cet égard, le formidable élan que connaît la juridiction administrative depuis plusieurs années a permis des progrès considérables. D’une part, le développement des référés l’inscrit dans le temps même de l’action des décideurs publics. D’autre part, plus globalement, la juridiction administrative a considérablement réduit ses délais de jugement : encore supérieurs à 3 ans dans les cours et proches de 2 ans dans les tribunaux administratifs au début des années 2000, ces délais, en moyenne nationale, ont été ramenés désormais à 1 an ou moins, aussi bien en première instance qu’en appel et devant le Conseil d’Etat.
Ce redressement découle d’une progression remarquable du nombre de jugements rendus chaque année : depuis 2001, ce nombre a augmenté de 67% dans les tribunaux administratifs, et de 150% dans les cours administratives d’appel. Cette progression tient pour partie aux moyens supplémentaires accordés aux juridictions, mais elle est aussi, à part égale, le fruit de la rénovation des méthodes et des instruments de travail de la juridiction administrative, tout autant que de l’énergie et des efforts déployés par chacun des magistrats et agents de greffe.
Mais les progrès accomplis ne doivent pas dissimuler les défis à venir. Depuis une cinquantaine d’années, le contentieux porté devant le juge administratif augmente en moyenne de 6% par an, et cette tendance de long terme ne devrait pas connaître de diminution sensible dans les prochaines années, compte tenu de l’enrichissement des compétences de la juridiction administrative que j’évoquais tout à l’heure, et de l’impact sur le contentieux de diverses réformes. Je pense notamment à celle prévue, en matière d’éloignement du territoire des étrangers en situation irrégulière, par le projet de loi relatif à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité adopté en première lecture par l’Assemblée nationale.
Il est donc essentiel de préparer l’avenir sur des fondations solides.
Pour cela, la juridiction administrative s’efforce d’obtenir des moyens supplémentaires. L’attestent la création des tribunaux administratifs de Nîmes en 2006, de Toulon en 2008, et de Montreuil en 2009, et le renforcement des effectifs des juridictions les plus sollicitées. Ce renforcement se poursuivra : la programmation triennale du budget de l’Etat prévoit en effet la création en 2011, 2012 et 2013, de 40 emplois de magistrat et de 50 emplois d’agent, à la seule fin de faire face au contentieux des étrangers et de l’asile politique en France qui ne cesse de croître et qui va peser beaucoup plus lourdement sur la juridiction administrative après le vote du projet de loi auquel je viens de faire référence.
Mais dans un contexte budgétaire de plus en plus tendu, bâtir l’avenir de la juridiction administrative nécessite aussi une réflexion d’ensemble sur les facteurs et les causes qui expliquent l’augmentation constante du contentieux, et sur la manière aussi de limiter celle-ci. Il ne s’agit pas seulement de maîtriser des flux, mais bien d’accompagner par des réponses appropriées l’évolution d’une demande sociale. Les réflexions actuellement en cours sur la création d’une action collective en matière administrative, de même que les efforts entrepris en faveur d’une concrétisation rapide des propositions du rapport sur les recours administratifs préalables obligatoires, procèdent de cette volonté.
Bâtir l’avenir de la juridiction administrative, c’est aussi persévérer résolument dans la voie des réformes nécessaires pour continuer de conjuguer harmonieusement efficacité du service public et identité de la justice administrative.
Parmi les éléments qui forgent cette identité, le jugement en formation collégiale et les conclusions du rapporteur public occupent une place essentielle. C’est pour préserver cette signature de la juridiction administrative, à laquelle nous sommes tous profondément attachés, et pour lui rendre tout son sens, que la réforme de la juridiction administrative actuellement en préparation prévoit que, dans certaines matières précisément définies, où la jurisprudence est bien établie, il appartiendra au rapporteur public, dossier par dossier, d’apprécier en pleine responsabilité s’il y a lieu ou non de prononcer des conclusions. L’objectif poursuivi est bien de permettre au rapporteur public de se concentrer sur les dossiers dont le traitement appelle une analyse particulièrement approfondie, et de restaurer ainsi la plénitude de son office : celui d’un magistrat qui, par ses conclusions, éclaire la formation de jugement sur les aspects juridiques et factuels les plus complexes d’une affaire et qui permet aux parties, lorsque cela s’avère nécessaire, de mieux comprendre la décision rendue.
Les réformes entreprises s’inscrivent enfin dans un souci profond d’unité de la justice administrative. Les réflexions qui, depuis 2006, ont jeté les bases de ces réformes ont été nourries d’une concertation approfondie avec l’ensemble des membres du Conseil d’Etat, des magistrats administratifs et des agents de la juridiction administrative. Cette unité sera confortée par le projet de loi en préparation. Il consolidera le statut des juges administratifs et consacrera de façon explicite leur qualité de magistrat. Il permettra à un nombre croissant d’entre eux d’être nommés au Conseil d’Etat. Il conduira aussi à formaliser l’existence d’un code et d’un comité de déontologie commun à l’ensemble de la juridiction administrative.
L’identité de la juridiction administrative, c’est – et peut-être même surtout – la conscience que nous avons tous en commun de servir l’Etat de droit et l’intérêt général, et c’est l’attachement que nous portons aux valeurs et aux principes qui sont le fondement de cette mission. Ces valeurs et ces principes que nous avons en partage, ce sont l’indépendance, l’impartialité et la qualité de la justice que nous rendons. Ils s’incarnent dans chacun de ceux et chacune de celles qui font vivre la justice administrative. De cela, nous pouvons et nous devons être fiers.