Lettre de la justice administrative n° 50

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À la Une de la Lettre de la justice administrative n°50 : le cycle de conférences sur la citoyenneté.

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CONTENTIEUX

Contraventions de grande voirie

Alors même que les textes ne prévoient pas de modulation des amendes infligées pour sanctionner des contraventions de grande voirie, le juge peut toutefois moduler leur montant dans la limite du plafond que constitue le montant de l'amende prévu par ces textes et du plancher que constitue le montant de la sanction directement inférieure, pour tenir compte de la gravité de la faute commise, laquelle est appréciée au regard de la nature du manquement et de ses conséquences.
CE, 25 octobre 2017, M. M., n° 392578, A.

M. M. s’est amarré, sans autorisation, à un emplacement du port de Boulogne-sur-Mer réservé à un autre bateau qui devait y débarquer le produit de sa pêche et a refusé d’obtempérer à l’ordre qui lui avait été donné de libérer le poste d’amarrage. L’officier de port a alors dressé un procès-verbal de contravention de grande voirie daté du même jour, relatant ces faits, et le préfet du Pas-de-Calais a poursuivi le contrevenant devant le tribunal administratif de Lille au titre de la contravention de grande voirie. Par un jugement du 19 septembre 2013, le tribunal administratif de Lille a condamné M. M. au paiement d’une amende de 8 000 euros en application du 2° de l’article L. 5337-5 du code des transports. L’intéressé s’est pourvu en cassation contre l’arrêt du 11 juin 2015 par lequel la cour administrative d’appel de Douai a confirmé ce jugement.
Par sa décision du 25 octobre 2017, le Conseil d’État pose le principe selon lequel, en matière de contravention de grande voirie, le juge peut, eu égard à la gravité de la faute commise, moduler, sous certaines conditions, le montant de l'amende infligée alors même que les textes ne le prévoiraient pas.
Il rappelle que dès lors que le juge retient la qualification de contravention de grande voirie s'agissant de faits qui lui sont soumis, le juge est tenu d'infliger une amende au contrevenant. Toutefois, alors même que les textes ne prévoient pas de modulation des amendes, le juge, qui est le seul à les prononcer, peut moduler leur montant dans la limite du plafond que constitue le montant de l'amende prévu par ces textes et du plancher que constitue le montant de la sanction directement inférieure, pour tenir compte de la gravité de la faute commise, laquelle est appréciée au regard de la nature du manquement et de ses conséquences.
En l’espèce, le Conseil d’État constate que le requérant s'était amarré, sans autorisation, à un emplacement d'un port réservé à un autre bateau qui devait y débarquer le produit de sa pêche et avait refusé d'obtempérer à l'ordre qui lui avait été donné de libérer le poste d'amarrage. Il juge que ces faits doivent être qualifiés de contravention de grande voirie dès lors qu’en application de l’article L. 5334-5 du code de transport tout capitaine, maître ou patron d’un navire est tenu d’obtempérer aux ordres donnés par les officiers de port et que, selon l’article L. 5337-1 du même code, tout manquement à ces dispositions constitue une contravention de grande voirie. Le Conseil d’État constate ensuite que le bateau du contrevenant étant d'une longueur de 21 mètres, l'amende pouvant être infligée par le juge à l'intéressé à raison de ce manquement constitutif d'une contravention de grande voirie, sur le fondement de l'article L. 5334-5, L. 5337-1 et L. 5337-5 du code des transports, était nécessairement comprise entre la somme de 8 000 euros, maximum possible pour les bateaux d'une longueur supérieure à 20 mètres et inférieure ou égale à 100 mètres, et 500 euros, maximum possible pour les bateaux d'une longueur inférieure ou égale à 20 mètres. Faisant application du principe de modulation dégagé, le Conseil d’État, tenant compte à la fois de la gravité du manquement et de sa brièveté, fixe en l'espèce à 4000 euros le montant de l'amende.
 
> lien vers la décision n° 392578

Fiscalité – Espérance légitime

Le Conseil d’État juge que, compte tenu des caractéristiques particulières de l’agrément permettant de bénéficier du régime du bénéfice mondial consolidé (ancien art. 209 quinquies du CGI), une société bénéficiaire d’un tel agrément en cours de validité, qui escomptait en retirer un gain fiscal et ne pouvait anticiper la suppression de ce régime à la date de délivrance de cet agrément, peut se prévaloir d’une espérance légitime devant être regardée comme un bien au sens des stipulations de l’article 1er du premier protocole additionnel à la CEDH.
CE, Plénière fiscale, 25 octobre 2017, Min. c/ Société Vivendi, n° 403320, A.
 
Après que le ministre de l’économie et des finances lui a délivré un agrément le 22 août 2004 pour une durée de cinq ans, la société Vivendi a pu bénéficier du régime du bénéfice mondial consolidé prévu par les dispositions alors en vigueur de l’article 209 quinquies du code général des impôts. Cet agrément a été renouvelé par une décision du 13 mars 2009, pour la période du 1er janvier 2009 au 31 décembre 2011. La société Vivendi a souscrit le 30 novembre 2012 une déclaration de bénéfice mondial consolidé au titre de l’exercice clos le 31 décembre 2011 et a demandé la restitution de la créance sur le Trésor apparaissant sur cette déclaration, pour un montant d’environ 366 millions d’euros. Cette demande a été rejetée par l’administration fiscale, au motif que la loi du 19 septembre 2011 de finances rectificative pour 2011 avait limité le bénéfice de ce régime aux bénéfices « réalisés au titre des exercices clos avant le 6 septembre 2011 ». Le ministre de l’économie et des finances se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 5 juillet 2016 par lequel la cour administrative d’appel de Versailles a rejeté son appel contre le jugement du tribunal administratif de Montreuil du 6 octobre 2014 qui a accordé à la société Vivendi la restitution de la somme qu’elle demandait.
Le Conseil d’État relève que le ministre avait délivré à la société l'agrément lui permettant de bénéficier du régime du bénéfice mondial consolidé pour une durée initiale de cinq ans et l'a ensuite renouvelé pour une période de trois ans, en contrepartie d'engagements économiques de sa part tenant notamment à la réalisation d'investissements, au maintien de l'activité de plusieurs centres d'appels en France ainsi qu'à la création d'emplois sur le territoire national, et sans que la société ne puisse renoncer aux effets de l'agrément pendant toute sa durée de validité. La société a contesté le refus opposé par le ministre à la demande présentée par la société tendant à la restitution de la créance sur le Trésor apparaissant sur sa déclaration de bénéfice mondial consolidé au titre de l'exercice clos le 31 décembre 2011, au motif qu'une loi du 19 septembre 2011 avait limité le bénéfice de ce régime aux exercices clos avant le 6 septembre 2011. La société invoquait l’existence d’une espérance légitime devant être considérée comme un bien au sens des stipulations de l’article 1er du premier protocole additionnel à la convention EDH, et estimé qu’en mettant fin de manière anticipée au bénéfice du régime mondial consolidé, le législateur aurait porté une atteinte injustifiée à cette espérance.
Le Conseil d’État juge que, compte tenu des caractéristiques particulières de l'agrément en cause, en sollicitant, dans les conditions rappelées ci-dessus, le bénéfice du régime du bénéfice mondial consolidé, la société escomptait en retirer un gain fiscal et que la suppression de ce régime ne pouvait être anticipée à la date de délivrance de l'agrément. Cette délivrance permettait ainsi à la société d'espérer bénéficier, sur l'ensemble de la période couverte par l'agrément, y compris l'exercice clos le 31 décembre 2011, de gains fiscaux attachés au maintien du régime du bénéfice mondial consolidé. Dès lors, la société pouvait se prévaloir d'une espérance légitime devant être regardée comme un bien au sens des stipulations de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Le Conseil d’État confirme en l’espèce que le juge d’appel n’a commis ni erreur de droit ni erreur de qualification juridique en jugeant que la société pouvait se prévaloir d’une espérance légitime au sens des stipulations précitées. Par ailleurs le Conseil d’État confirme l’appréciation de la cour d’appel qui a jugé que l’inefficacité de régime du bénéfice mondial consolidé et le coût budgétaire élevé de ce régime ne pouvait constituer un motif d’intérêt général susceptible de justifier l’atteinte portée à l’espérance légitime de la société.
 
> Lien vers la décision n° 403320

Fiscalité. Abus de droit

Le Conseil d’État précise que l'administration est fondée à user de la faculté que lui confère l’article L. 64 du livre des procédures fiscales (LPF) pour écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable lorsque la norme dont ce dernier recherche le bénéfice procède d'une convention fiscale bilatérale ayant pour objet la répartition du pouvoir d'imposer en vue d'éliminer les doubles impositions et que cette convention ne prévoit pas explicitement l'hypothèse de fraude à la loi.
CE, Plénière fiscale, 25 octobre 2017, M. A E… et autres, n° 396954, A.
 
M. A E., résident fiscal français, s’était engagé, par un acte sous seing privé conclu le 30 décembre 2003, à acquérir un ensemble immobilier situé en France. L’intéressé a, par ailleurs, créé le même jour, au Luxembourg, une société holding dont il est devenu le gérant et associé à 99,99 % et qui avait pour objet social la prise de participations dans d’autres entreprises luxembourgeoises ou étrangères, la gestion et la mise en valeur de ces participations, ainsi que l’assistance à ses filiales. Par avenants à l’acte de vente des 28 et 31 janvier 2004, l’intéressé a été autorisé, pour la réalisation de l’acquisition immobilière stipulée, à se faire substituer une société de son choix. La société holding qu’il a créée, substituée à l’intéressé, a acquis l’ensemble immobilier le 30 juillet 2004. Après modification de son objet social, élargi à l’achat, la gestion, la mise en valeur et la vente d’immeubles, la société luxembourgeoise a, par acte du 10 novembre 2005, vendu l’ensemble immobilier, à une société française, créée le 29 mars 2005, exerçant l’activité de marchand de biens et ayant pour gérante et unique associée l’ancienne épouse de M. A E. La plus-value réalisée à l’occasion de cette cession par la société luxembourgeoise a bénéficié d’une non-imposition totale en France, en vertu d’une divergence d’interprétation, entre les juridictions française et luxembourgeoise, des articles 3 et 4 de la convention fiscale franco-luxembourgeoise du 1er avril 1958, dans sa rédaction alors en vigueur. A la suite d’un contrôle, l’administration fiscale, relevant que M. A E, fiscalement domicilié en Suisse depuis le 30 juin 2004, aurait été soumis, s’il avait lui-même réalisé cette opération immobilière, au prélèvement fiscal d’un tiers sur la plus-value y afférente, prévu à l’article 244 bis A du code général des impôts, a estimé que, par la substitution artificielle de la société luxembourgeoise, l’intéressé n’avait eu d’autre but que de faire échapper la plus-value à toute imposition en France. En conséquence, suivant la procédure générale de répression des abus de droit prévue à l’article L. 64 du livre des procédures fiscales, l’administration fiscale a écarté l’interposition de la société luxembourgeoise comme ne lui étant pas opposable puis a assujetti M. A E au prélèvement prévu à l’article 244 bis A du code général des impôts. M. A E et autres ont demandé au tribunal administratif de prononcer la décharge, en droits et pénalités, de ce rappel de prélèvement ou, à titre subsidiaire, la réduction du taux de celui-ci par application des stipulations de l’article 15 de la convention fiscale franco-suisse du 9 septembre 1966. Par un jugement du 22 février 2013, le tribunal administratif de Montreuil n’a fait droit qu’à ces conclusions subsidiaires. Les requérants se sont pourvus en cassation contre l’arrêt du 17 décembre 2015 par lequel la cour administrative d’appel de Versailles a rejeté leur appel contre ce jugement, en tant qu’il a rejeté le surplus de leur demande.
Le Conseil d’Etat rappelle tout d’abord qu’il résulte de l'article L. 64 du LPF que, lorsque l'administration use de la faculté qu'il lui confère dans des conditions telles que la charge de la preuve lui incombe, elle est fondée à écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable, dès lors qu'elle établit que ces actes ont un caractère fictif ou que, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, s'il n'avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées, eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. Il précise qu’il en va également ainsi lorsque la norme dont le contribuable recherche le bénéfice procède d'une convention fiscale bilatérale ayant pour objet la répartition du pouvoir d'imposer en vue d'éliminer les doubles impositions et que cette convention ne prévoit pas explicitement l'hypothèse de fraude à la loi.
Le Conseil d’Etat relève ensuite qu’en vertu de l’article 4 de la convention fiscale franco-luxembourgeoise du 1er avril 1958, la plus-value réalisée à l’occasion de l’occasion de la vente d’un bien immobilier situé sur le territoire français, par une entreprise industrielle et commerciale luxembourgeoise n’exploitant aucun établissement stable en France n’était pas imposable en France. Il juge que les Etats parties à cette convention ne sauraient être regardés comme ayant entendu, pour répartir le pouvoir d'imposer, appliquer ses stipulations à des situations procédant de montages artificiels dépourvus de toute substance économique. Le Conseil d’Etat rejette en conséquence le pourvoi dirigé contre l’arrêt par lequel la cour administrative d’appel avait jugé que l’interposition de la société de droit luxembourgeois n’avait eu d’autre but que de faire échapper la plus-value de cession à toute imposition en France.
 
> Lien vers la décision n° 396954