Comment conforter l’exercice de notre souveraineté ?

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Guerre en Ukraine, pandémie du Covid-19, crise énergétique… La prolifération des crises internationales a replacé la souveraineté au centre du débat public. Face à un système mondial instable, beaucoup de Français ont le sentiment d’être dépossédés de la liberté de choisir leur destin. En 2024, le Conseil d’État consacre son étude annuelle à la souveraineté, une notion fondamentale de l’État moderne. Il y propose dix solutions pour améliorer les conditions de son exercice.

En 2020, la pandémie de Covid-19 et la pénurie de masques ont porté la question de la souveraineté industrielle sur le devant de la scène médiatique. Deux ans plus tard, l’invasion de l’Ukraine et la flambée des prix de l’énergie ont placé au centre des débats la question de notre souveraineté militaire et énergétique. Derrière l’utilisation croissante de cette notion dans tous les secteurs, se lit une inquiétude qui parcourt de plus en plus la société française : la France est-elle en train de perdre sa souveraineté ?

En 2024, le Conseil d’État s’est intéressé au fondement juridique de cette notion, à l’exercice effectif de la souveraineté et aux moyens de le renforcer. Il a défini la souveraineté comme la capacité pour un peuple et un territoire de choisir son destin. Concrètement, un État souverain est un État indépendant, libre de toute tutelle extérieure, qui exerce une autorité pleine et entière sur son territoire et sa population. La souveraineté est le socle de son action.

La France est un État pleinement souverain en droit

Dans son analyse, le Conseil d’État rappelle que la France est un État souverain. C’est la Constitution qui le garantit : « la souveraineté nationale appartient au peuple, qui l’exerce par ses représentants ou directement par référendum ». En droit, la Constitution est supérieure à toutes les autres normes juridiques : toute loi ou traité international doit s’y conformer. Le pouvoir de modifier cette norme suprême appartenant au peuple, c’est bien lui qui a le dernier mot en ultime ressort.

Contrairement à ce qui est parfois affirmé, l’intégration européenne ne remet pas en cause cette primauté Si la France a transféré certaines compétences à l’Union européenne, elle l’a fait conformément à la Constitution qui reste la norme suprême en droit français. Les juges s’assurent au quotidien que la mise en œuvre du droit européen se fait dans le respect des règles et principes constitutionnels que la Nation s’est donnés.

L’exercice concret de la souveraineté à l’épreuve d’un triple défi

Pour autant, être souverain en droit ne dispense pas un pays de devoir « faire avec » les réalités économiques, sociales et géopolitiques du monde. Si la souveraineté de la France ne fait aucun doute, le Conseil d’État identifie trois grands défis qui fragilisent son exercice au quotidien.

Premièrement, le renforcement des dépendances et des interdépendances liées à la mondialisation. La crise sanitaire de 2020 et la crise énergétique l’ont montré : quand l’économie dépend de chaînes de production étrangères, la liberté de décision de l’État s’en trouve réduite. La montée en puissance d’acteurs non étatiques comme les géants du numérique (ou GAFAM) et l’accroissement de la dette sont deux autres exemples de facteurs qui limitent l’exercice de la souveraineté.

Deuxièmement, l’intégration européenne, parfois perçue par les citoyens comme une atteinte à leur souveraineté.

Si l’Union européenne permet aux États membres d’additionner les facteurs de puissance – économique, diplomatique –, les contraintes qu’impose cette mise en commun, même si elles sont librement décidées par les États, peuvent être perçues comme des atteintes à la souveraineté.

Enfin, l’exercice de la souveraineté est fragilisé par la crise de la démocratie représentative. En France comme dans toutes les démocraties, la participation électorale décline, la défiance envers les institutions s’installe et l’impression d’inefficacité de l’action publique nourrit les frustrations. Ce sentiment d’impuissance conduit un certain nombre de citoyens à se désengager de la vie démocratique, à renoncer à participer à l’expression de la souveraineté du peuple.

Dix propositions pour améliorer l’exercice de la souveraineté

Face à ces trois défis, le Conseil d’État formule dix propositions méthodologiques pour renforcer les conditions d’exercice de la souveraineté.

D’abord, il suggère de rendre les citoyens pleinement acteurs de la souveraineté en développant une citoyenneté active. Cela suppose de renforcer les modes d’expression démocratique : encourager les consultations locales, permettre aux citoyens d’initier des conventions citoyennes sur une thématique donnée, ou recourir dans certains cas au vote préférentiel pour offrir davantage de nuances dans les scrutins. Le Conseil d’État souligne aussi l’importance de former l’esprit critique en luttant davantage contre la désinformation et en renforçant l’enseignement civique à l’école.

Ensuite, la souveraineté nationale doit mieux s’articuler avec le cadre européen. Le Conseil d’État estime que le principe de subsidiarité devait être appliqué de manière plus stricte. Cela signifie que l’Union européenne ne doit intervenir que si elle apporte une valeur ajoutée par rapport à l’échelle nationale. En marge de ce principe, l’étude propose d’inclure dans les textes européens une « clause bouclier ». Celle-ci réaffirmerait la compétence des États en matière d’ordre public, de sécurité nationale et d’intégrité du territoire.

Enfin, l’étude invite la France à bâtir une « doctrine de la souveraineté ». Pour s’exercer efficacement, la souveraineté doit s’envisager dans la durée. Cette doctrine suppose une stratégie à long terme avec des priorités claires : dans quels domaines la France doit-elle être autonome ou, au contraire, partager sa souveraineté ? L’État doit fixer des objectifs précis et se doter de l’expertise ainsi que des compétences techniques nécessaires pour les concrétiser.

En démocratie, la souveraineté est la liberté du peuple de choisir son destin. Elle fonde l’organisation de notre société comme notre adhésion à un projet commun. L’exercice de cette souveraineté est indissociable du bon fonctionnement de l’État de droit et de celui de la vie démocratique. Cela suppose de faire des choix, à commencer par celui du projet collectif au nom duquel elle s’exerce. Un choix qui n’appartient qu’au peuple souverain.

L'avis de ...

Anne Levade, professeure de droit public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

« On reproche parfois aux juges de s’opposer à la souveraineté du peuple. Par exemple, quand ils censurent une loi au nom de la Constitution ou d’un traité international, alors que la loi est réputée exprimer la volonté générale. Pourtant, les juges sont l’incarnation institutionnelle de la démocratie. Leur existence et leur rôle sont définis dans la Constitution. Et le pouvoir de modifier cette norme suprême n’appartient qu’au peuple souverain. »

Martine de Boisdeffre, présidente de la Section des études de la prospective et de la coopération du Conseil d’État

« En France, l’exercice de la souveraineté est indissociable des conditions de fonctionnement de l’État de droit, de la vitalité de la démocratie et donc de la citoyenneté. Cet exercice s’ancre dans notre histoire, notre géographie, il est influencé par nos dépendances, nos leviers de puissance et nos alliances. Il s’appuie aussi sur notre capacité à mettre en œuvre, au service de notre souveraineté, une vision de long terme.

Conforter son exercice suppose de définir une stratégie adaptée aux spécificités françaises, qui répond aux aspirations du peuple souverain. Cette stratégie impose de faire des choix, de se fixer des objectifs, mais aussi des lignes rouges à ne pas franchir, de se doter des moyens et des compétences nécessaires. »

Jean-François Carron, ancien maire de Loos-en-Gohelle et président de la Fabrique des transitions

« Aujourd’hui, trois grands changements de paradigme bouleversent l’exercice de la souveraineté : la transition écologique, la révolution numérique – qui transforme l’accès au savoir et donc les conditions de la démocratie – et la montée de l’individualisme, qui fragilise les anciennes cohésions. Beaucoup de citoyens vivent désormais “en solitudes côte à côte”, déléguant la question de la production de l’intérêt général à l’État et aux élus. Impliquer davantage les citoyens doit devenir une priorité pour les pouvoirs publics. »