En 2024, la vie institutionnelle française a été marquée par une série d’événements au niveau national et local, comme la dissolution de l’Assemblée nationale ou la crise en Nouvelle-Calédonie. Dans ce contexte, le Conseil d’État a été saisi pour préciser les règles de droit propres à garantir la continuité de l’action publique.
Ministre démissionnaire et député, des fonctions incompatibles ?
Le 9 juin 2024, le président de la République dissout l’Assemblée nationale. À l’issue des élections législatives qui s’ensuivent, aucune majorité absolue n’émerge. Le Gouvernement démissionnaire reste en fonction pour gérer les affaires courantes. Ce contexte parlementaire inédit sous la Ve République soulève une question : un ministre démissionnaire récemment élu député peut-il continuer à exercer ses fonctions gouvernementales ?
Incompatibilité des mandats
En juillet, le Premier ministre démissionnaire signe un décret relatif au traitement des données opérationnelles en matière de cyberdéfense. Un groupe parlementaire et plusieurs associations saisissent le Conseil d’État. Ils estiment qu’un ministre récemment élu député n’est plus compétent pour signer cet acte, invoquant l’article 23 de la Constitution, qui prévoit que les fonctions de ministre sont incompatibles avec l’exercice d’un mandat parlementaire. Le Premier ministre aurait, selon eux, choisi son mandat de député et renoncé à sa compétence ministérielle puisqu’il a participé à l’élection de la présidente de l’Assemblée nationale la veille du jour où il a signé le décret.
Que dit la Constitution ?
Le Conseil d’État constate que la Constitution prévoit que le député nommé ministre doit être remplacé dans son mandat de parlementaire, mais qu’elle ne prévoit nullement que l’incompatibilité qu’elle édicte mette fin aux fonctions de membre du Gouvernement.
Quelles ressources pour l’État en l’attente d’un budget ?
En 2024, le calendrier parlementaire est bouleversé par la dissolution. Faute de majorité à l’Assemblée nationale, le Gouvernement ne parvient pas à faire voter les lois de finances et de financement de la sécurité sociale pour 2025. À la suite d’une motion de censure votée par l’Assemblée nationale, il est contraint de démissionner. Comment assurer la continuité des services publics en l’absence de budget ?
Une loi spéciale en l’absence de budget
L’article 47 de la Constitution et l’article 45 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) prévoient une procédure exceptionnelle pour gérer ces situations : le Gouvernement a jusqu’au 19 décembre pour déposer un projet de loi spéciale l’autorisant à percevoir les impôts jusqu’au vote de la loi de finances. Il peut ainsi obtenir un minimum de ressources pour assurer le fonctionnement des services publics dans les mêmes conditions que l’année en cours. Mais cette loi ne donne pas davantage de précision et la situation est sans précédent. Pour clarifier les moyens juridiques qui sont à sa disposition, le Gouvernement demande l’éclairage du Conseil d’État.
Assurer la continuité de la vie nationale
Pour le Conseil d’État, le Gouvernement, même démissionnaire, est compétent pour déposer un projet de loi spéciale : cette mesure est nécessaire à la continuité de la vie nationale et relève à ce titre des « affaires courantes » qu’il est chargé d’« expédier ». Le Conseil d’État précise que la loi spéciale peut autoriser l’ensemble des prélèvements de l’État, et pas seulement ses ressources fiscales, pour permettre notamment au pays de tenir ses engagements européens comme aux collectivités territoriales de fonctionner. Compte tenu de l’importance des emprunts dans le financement de l’État et de la solidarité nationale, il estime que cette loi spéciale peut également autoriser l’État et les organismes de protection sociale à emprunter.
Pas de nouvelles règles fiscales
Le Gouvernement s’interroge également sur la possibilité d’intégrer au texte des mesures fiscales complémentaires. En particulier l’indexation sur l’inflation du barème de l’impôt sur le revenu, qui éviterait que 380 000 nouveaux foyers deviennent imposables et que plus de 17 millions voient leur impôt augmenter. Sur ce point, le Conseil d’État estime que la loi spéciale doit s’en tenir aux règles existantes. Le 18 décembre 2024, la loi spéciale est adoptée par l’Assemblée nationale et le Sénat, permettant d’assurer la continuité des services de l’État jusqu’au vote du budget, qui intervient finalement le 6 février 2025
Lois de finances et de financement de la sécurité sociale : les grandes étapes
4-5 décembre 2024 : Vote de la motion de censure par les députés et démission du Gouvernement
11 décembre 2024 : Dépôt de la loi spéciale au Parlement par le Gouvernement démissionnaire
18 décembre 2024 : Adoption de la loi spéciale par le Parlement
23 décembre 2024 : Nomination du nouveau Gouvernement
15 janvier-17 février 2025 : Examen et adoption de la loi de finances et de financement de la Sécurité sociale pour 2025 par le Parlement
Le report des élections en Nouvelle-Calédonie
En mai 2024, les oppositions à un projet de réforme du corps électoral provincial de Nouvelle-Calédonie provoquent des émeutes sur le territoire ultramarin. Cette réforme prévoit d’élargir le droit de vote aux élections provinciales aux personnes qui résident sur le territoire depuis au moins dix ans. Jusqu’à présent, seuls les résidents inscrits sur les listes électorales au moment des accords de Nouméa de 1998 et leurs descendants peuvent voter.
Un objectif d’intérêt général
Mais le dégel du corps électoral, qui doit s’appliquer aux élections provinciales prévues en décembre 2024, suscite une forte opposition des partis indépendantistes. Pour apaiser les tensions, le président de la République annonce la suspension de la réforme en juin. En septembre, alors que les mandats des membres du Congrès calédonien et des assemblées de province arrivent à leur terme, des sénateurs élaborent une proposition de loi qui vise à reporter les élections provinciales au plus tard au 30 novembre 2025.
Saisi pour avis, le Conseil d’État considère que le report des élections est conforme à la Constitution car il poursuit un objectif d’intérêt général. Alors que la gravité de la situation empêche la sérénité nécessaire au dialogue et à l’organisation des élections, ce report doit permettre aux partenaires politiques de reprendre les discussions, en vue de rechercher un nouvel accord sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie
[Pour aller plus loin] La qualité des normes, garantie du bon fonctionnement de l’État de droit
Le Conseil d’État attire régulièrement l’attention des pouvoirs publics sur les dangers de l’inflation normative, insistant sur l’importance de la qualité des normes – plutôt que sur leur quantité. Mais qu’est-ce qu’une norme de qualité et comment la produit-on ? Pour débattre de cette question, le Conseil d’État a organisé un colloque dédié aux défis de l’ingénierie normative. Le débat s’est nourri d’exemples concrets, de la loi du 10 août 1981 sur le prix unique du livre à celle du 24 juillet 2015 qui pose le cadre légal du renseignement intérieur.
L'avis de Richard Senghor, rapporteur à la section de l’intérieur et à la section des études, de la prospective et de la coopération du Conseil d’État : « Une “bonne norme” est efficiente. Elle se caractérise d’abord par un objectif clair, partagé par l’ensemble des acteurs concernés. Dans sa conception même, elle doit être à la fois adaptée aux réalités de nos concitoyens et robuste, c’est-à-dire durer dans le temps sans donner lieu à trop de contentieux. Les objectifs de fond doivent déterminer sa forme : une norme peut être brève si le sujet peut être réglé simplement, ou touffue si la complexité du sujet l’exige. »