Entretien du contentieux du Conseil d'État : Ouverture de la 1ère table ronde par Bernard Stirn

Par Bernard Stirn, Président de section au Conseil d'État
Discours
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Ouverture de la 1ère table ronde des entretiens du contentieux.

Ouverture de la 1ère table ronde par Bernard Stirn, président de section au Conseil d’État
Il m’est particulièrement agréable d’ouvrir et d’animer la première table ronde des Entretiens du contentieux, consacrés cette année au principe de légalité et au principe de sécurité juridique. Cette première table ronde a pour objet de prendre d’emblée une approche de droit européen et de droit comparé, qui est d’une grande légitimité sur ce sujet.

Au moins pour partie, la place accrue de la sécurité juridique en droit français découle en effet de facteurs européens. Certes le droit français n’a jamais ignoré le souci de sécurité juridique, de protection des droits acquis, de non‐rétroactivité, de respect des promesses. Mais il insistait peut‐être davantage sur la nécessaire adaptation des règles et il affirmait en particulier que nul n’a de droit au maintien d’une réglementation. Par sa large ouverture et ses fortes exigences, le contrôle de légalité des actes administratifs pouvait aussi être porteur d’insécurité, surtout à un moment où les recours se multiplient et où les procédures deviennent plus et peut‐être trop complexes. Si la notion était présente, comme la prose chez M. Jourdain, les mots mêmes de sécurité juridique et de confiance légitime ne faisaient pas partie du vocabulaire du droit public français.

Comme le principe de proportionnalité, le principe de sécurité juridique trouve ses racines dans le droit allemand. Il a été fortement relayé par le droit européen. Dès son arrêt Bosch du 6 avril 1962, la Cour de justice des Communautés européennes le qualifie de principe général du droit communautaire. Elle y voit une exigence fondamentale de l’ordre juridique communautaire (14 juillet 1972, JR Geigy c/ Commission) et elle juge que la confiance légitime « s’inscrit parmi les principes fondamentaux de la Communauté » (5 mai 1981, Dürbeck). Sécurité juridique et confiance légitime sont également consacrés par la Cour européenne des droits de l’homme par les arrêts Marckx c/ Belgique du 13 juin 1979 pour la première et du 15 juin 2006 Lykourezos c/ Grèce pour la seconde. La Cour de Strasbourg étend en particulier la protection du droit de propriété qui découle du 1er protocole à la Convention à l’espérance légitime d’obtenir la jouissance d’un bien ou d’un droit.
Le droit européen explicite la distinction entre sécurité juridique et confiance légitime. Objective, la sécurité juridique fait obligation au système juridique d’assurer des règles claires, stables et prévisibles. Plus subjective, la confiance légitime permet à chaque citoyen de disposer d’une assurance raisonnable à l’égard des engagements qu’il
reçoit et de se prévaloir à l’encontre des autorités publiques des espérances fondées qu’elles ont pu faire naître.

C’est dans ce contexte que la sécurité juridique a fortement marqué les travaux et la jurisprudence du Conseil d’État au cours des dernières années.

Dès 1991, le rapport annuel, qui s’inquiète pour la première fois de l’inflation et de l’instabilité normatives, a pour titre De la sécurité juridique. Quinze ans plus tard, les mêmes préoccupations sont exprimées dans les considérations générales du rapport annuel de 2006, intitulé Sécurité juridique et complexité du droit. L’étude annuelle de 2016 « Simplification et qualité du droit » les exprime à nouveau.

En jurisprudence, la réception de la sécurité juridique a été progressive. Le Conseil d’État a d’abord admis que sécurité juridique et confiance légitime peuvent être invoquées lorsque la situation en cause est régie par le droit de l’Union (9 mai 2001, Freymuth). Dans le champ d’application du 1er protocole additionnel à la convention européenne des droits de l’homme, il regarde une espérance légitime comme un bien. Puis la sécurité juridique a été qualifiée de principe général du droit par la décision KPMG du 24 mars 2006. La ligne de partage entre respect de la légalité et impératif de sécurité juridique s’est trouvée déplacée au profit de cette dernière par une série d’arrêts, qui concernent la protection des droits acquis (26 octobre 2001, Ternon), les substitutions de base légale (préfet de la Seine‐Maritime c/ El Bahi) et de motifs (6 février 2004, Halal), la modulation dans le temps les effets des annulations (11 mai 2004, association AC !), la portée des vices de forme ou de procédure (23 décembre 2011, Danthony), la stabilité des relations contractuelles (4 avril 2014, Département de Tarn‐et‐Garonne), le délai de recours contre les décisions individuelles (13 juillet 2016, Czabaj), la possibilité d’exciper d’un vice de forme ou de procédure à l’encontre des actes réglementaires pour contester leur légalité ou demander leur abrogation (18 mai 2018, Syndicat CGT de l’administration centrale). Le Conseil constitutionnel a lui aussi inclus dans son contrôle de conformité des lois à la Constitution des éléments qui s’inspirent de la sécurité juridique, à partir de sa décision du 19 décembre 2013 relative à la loi de financement de la sécurité sociale pour 2014, dans laquelle il juge que le législateur ne saurait, sans motif d’intérêt général suffisant, ni porter atteinte aux situations légalement acquises ni remettre en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations.

La législation s’inspire de préoccupations comparables. Tel est le cas, en particulier, de l’ordonnance du 18 juillet 2013 sur le contentieux de l’urbanisme, qui sera évoquée lors de la première table ronde de cet après‐midi. Dans le même esprit, la loi du 10 août 2018 pour un Etat au service d’une société de confiance a prévu l’introduction à titre expérimental d’une demande en appréciation de régularité de certaines décisions non réglementaires. Le décret d’application, qui permettra la mise en oeuvre de cette forme de « rescrit jurisprudentiel », doit être prochainement publié.
Principe directeur du droit public européen, la sécurité juridique est au coeur d’évolutions de notre droit. Dans leur réception de la sécurité juridique, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État en retiennent une acception qui emprunte aussi à la confiance légitime. Pour éclairer notre droit, il est donc précieux de pouvoir écouter maintenant les trois participants à cette première table ronde, que je remercie vivement de leur présence :

  • Andreas Paulus, juge à la cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe, qui nous éclairera sur le principe de sécurité juridique dans le droit allemand, dont il est issu ;

  • José Luis Da Cruz Vilaça, qui vient de quitter les fonctions de président de chambre à la Cour de justice de l’Union européenne et qui nous exposera la place de la sécurité juridique en droit de l’Union européenne ;

  • Laurence Burgorgue‐Larsen, professeur à l’Université Panthéon‐Sorbonne, qui traitera de la sécurité juridique dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

Chacun est invité à s’exprimer durant dix à quinze minutes puis à réagir aux propos des deux autres, avant que s’engage une discussion d’ensemble entre les intervenants puis avec la salle.