Le juge administratif et la compliance

Par Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d’État
Discours
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Intervention de Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d’État. Colloque à la Cour de cassation, sur le thème la Compliance, la place du droit, la place du juge, 6 juillet 2017

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                Si, depuis ce matin, son sens se précise, le mot compliance demeure inconnu de la jurisprudence administrative. Dans une intervention devant le Conseil économique, social et environnemental le 30 novembre 2016, le président Sauvé expliquait qu’elle pouvait être regardée  comme «  la mise en œuvre de mécanisme de contrôle du respect des principes, au sens le plus large, de la régulation économique ». Il concluait son propos en déclarant : « Une chose est sûre. « La compliance » existe. C’est sinon une valeur, du moins une procédure ou une méthode de respect des règles, qui monte en puissance ».
Avec la compliance, on touche ainsi au contrôle, à la conformité, à la régulation. Autour de ces termes plus familiers au juge administratif se dessinent des évolutions de l’action des personnes publiques et du droit public de l’économie. Le temps de l’économie dirigée est révolu, le secteur public se réduit, la réglementation cède le pas à la régulation, les administrations classiques s’effacent devant des agences et des autorités indépendantes. De nouvelles exigences s’affirment en parallèle, en matière notamment de publicité et de transparence, de contrôle prudentiel, de respect d’impératifs éthiques et déontologiques, de prévention des conflits d’intérêts.
Au regard de cette transformation des interventions des autorités publiques, en particulier dans le domaine économique, la compliance est peut-être le terme global qui rend compte de profondes  mutations de l’action administrative et  des évolutions du droit public qui en découlent. Elle constitue à la fois une réponse à un contexte nouveau et un appel à une adaptation du cadre juridique.

La compliance : une réponse à un contexte nouveau

                Le contexte dans lequel s’inscrivent les interventions des personnes publiques est marqué par d’importantes évolutions, qui marquent à la fois les institutions, l’action et les préoccupations des personnes publiques.

A/ Les institutions
Du point de vue institutionnel deux évolutions majeures se sont dessinées, qui ont imposé les autorités de régulation et les agences comme les principaux acteurs publics dans le domaine économique.
Un grand empirisme a marqué l’apparition et le développement des autorités indépendantes. Qu’il s’agisse de la régulation de l’économie ou de la garantie des droits fondamentaux, ces autorités occupent aujourd’hui une place centrale. Elles sont diverses par leurs missions, leurs structures, leurs pouvoirs. Pour essayer de leur appliquer toutefois un socle de règles communes, le législateur a cherché, par une loi organique et une loi ordinaire du 20 janvier 2017, à définir des règles qui s’appliquent à toutes, en distinguant les autorités publiques indépendantes, dotées de la personnalité morale, et les autorités administratives indépendantes, qui en sont dépourvues.
Dans le domaine économique, l’Autorité de la concurrence et l’Autorité des marchés financiers ont une vocation générale. De nombreuses autorités sont plus sectorielles, en particulier le Conseil supérieur de l’audiovisuel, l’ARCEP, l’ARAFER, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, qu’étrangement la loi du 20 janvier 2017 ne fait pas figurer dans la catégorie des autorités indépendantes. La CNIL occupe une place particulière, à la frontière de l’économie dématérialisée et de la garantie des droits fondamentaux
Un autre renouvellement des institutions administratives vient du développement des agences. Ce terme générique recouvre des institutions qui revêtent différents régimes juridiques mais qui ont en commun de recevoir la responsabilité de concevoir et d’appliquer, avec une marge d’autonomie, une politique publique dans un domaine déterminé. Le Conseil d’Etat leur a consacré son étude de 2012, sous le titre, les agences : une nouvelle gestion publique ? Les agences sont plus que de simples opérateurs, leur capacité à innover, leur liberté de gestion doivent être assurées. 

B/ L’action

En même temps que les structures évoluent, les procédés d’action se transforment.
Comme toute la société, l’administration, jusque là centrée sur le territoire national, voit son horizon se dessiner au-delà des frontières. Son cadre est de plus en plus tracé par le droit international, et singulièrement le droit européen, dans ses deux branches, droit de l’Union et convention européenne des droits de l’homme. Au sein de l’Union européenne, les administrations échangent davantage et forment entre elles de véritables réseaux. La territorialité même du droit est mise en question.
Les procédés d’actions se transforment parallèlement.
Certes les autorités publiques continuent de faire usage de moyens classiques, réglementation, autorisation, sanction.
Mais elles ont de plus en plus recours à des formes d’intervention plus souples. Le contrat est privilégié par rapport à l’acte unilatéral. La gestion déléguée se développe. Des actes informels, recommandations, bonnes pratiques, lignes directrices, communiqués, occupent une place croissante. Une activité de régulation succède aux interventions directes et impératives.

C/ Les préoccupations

Deux importants facteurs de renouvellement sont à signaler en matière d’évaluation, d’une part, de déontologie d’autre part.
Au traditionnel contrôle succède l’évaluation, inspirée par le double souci de ne pas entraver l’action publique et de mieux en apprécier les performances. Un contexte budgétaire contraint renforce les exigences à cet égard.
Du côté des agents publics, les traditionnels droits et devoirs des fonctionnaires cèdent la place à des préoccupations plus centrées sur l’éthique et la déontologie. Des chartes de déontologie sont de plus souvent adoptées, les conflits d’intérêts réglementés, des déclarations d’intérêts, voire de patrimoine, exigées. Dès 2011 la juridiction administrative s’est ainsi dotée d’une charte et d’un collège de déontologie, auxquels la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires est venue donner un fondement législatif.
Dans un contexte aussi profondément modifié, la cadre juridique de l’action administrative ne peut que se transformer également.

II/ La compliance : un appel à une adaptation du cadre juridique

Deux grandes lignes d’évolution se dessinent, qui concernent aussi bien le rôle du juge que le droit lui-même. Si le juge continue de jouer tout son rôle, il lui revient d’adapter son contrôle au contexte renouvelé dans lequel les autorités publiques exercent leurs attributions. Le droit dans son ensemble connaît pour sa part un mouvement que la jurisprudence novatrice sur le droit souple est venu consacrer.

A/ La place du juge

En aucun cas des procédés renouvelés d’action administrative ne conduisent à mettre à l’écart les recours au juge. Tout au contraire les différents juges sont appelés à intervenir, chacun dans leur domaine.

Des principes fondamentaux sont affirmés par le juge constitutionnel, qui consacre, comme le Conseil d’Etat, le droit au recours contre les actes de toutes les autorités, fussent-elles indépendantes[1], et qui précise les règles de répartition des compétences entre les ordres de juridiction[2].
Les cours européennes, de Luxembourg et de Strasbourg, interviennent pour appliquer les règles qui découlent du droit de l’Union comme de la convention européenne des droits de l’homme, en ce qui concerne notamment l’exercice des activités économiques, la concurrence, l’effectivité des recours juridictionnels.
Chacun dans leur domaine de compétence, le juge judiciaire et le juge administratif sont saisis de nombreux litiges qui concernent en particulier le droit de la concurrence et celui de la consommation, le contrôle des concentrations, la délivrance d’autorisations, le prononcé de sanctions.
Mais les juges adaptent aussi leur contrôle.
Tout d’abord ils s’écoutent et s’influencent mutuellement. En Europe, en particulier, les deux cours de Luxembourg et de Strasbourg, les cours constitutionnelles et les cours suprêmes nationales sont engagées dans un dialogue interactif de plus en plus nourri et constructif. Les exemples sont multiples. Ils portent souvent sur des sujets qui sont en lien avec les thèmes majeurs du juste contrôle. Ainsi les impératifs qui découlent, en matière de sanction, du principe non bis in idem ont-ils été resserrés et précisés, à partir de l’arrêt Grande Stevens de la Cour européenne des droits de l’homme[3] par des décisions du Conseil constitutionnel[4], qui ont conduit la Cour de Strasbourg à nuancer sa position[5]. Dans un autre ordre d’idées, la question majeure pour l’avenir du droit au déréférencement sur internet a commencé d’être éclairée par les arrêts Digital Rights Ireland[6], Schrems[7] et Tele2 Sverige[8] de la Cour de justice, à laquelle le Conseil d’Etat a posé une série de questions préjudicielles destinées à éclairer un débat qui ne peut se traiter qu’à l’échelle européenne[9].
Les autorités de régulation interviennent en première ligne. Le Conseil d’Etat souligne par exemple dans cet esprit que l’étude d’impact préalable à l’agrément d’un service de télévision doit être rendue publique avant la décision du CSA[10]. La procédure est ainsi plus transparente et le régulateur mieux à même d’intégrer les résultats de l’étude d’impact dans l’appréciation qu’il lui revient de porter.

B/ Le droit souple

Dès 1970, le Conseil d’Etat fait apparaître, dans le souci de mieux encadrer l’action économique et sociale de l’Etat, la catégorie des directives[11]. Il s’agissait alors de donner des orientations générales, qui indiquent la manière d’agir en principe, tout en réservant un pouvoir d’appréciation des autorités subordonnées, pour des motifs d’intérêt général ou en raison des caractéristiques d’une situation particulière. La directive donne un cap mais elle implique dans tous les cas une appréciation avant chaque décision individuelle. Elle ne prescrit pas une règle impérative mais énonce une référence. Elle apparaît ainsi comme les prémices de la construction du droit souple.
L’expression droit souple a été consacrée dans l’étude annuelle de 2013 à laquelle le Conseil d’Etat a donné ce titre. L’étude souligne que les règles de droit s’inscrivent désormais dans une échelle de normativité graduée. Il importe de tirer les conséquences d’une telle évolution qui, loin d’affaiblir le droit, permet de l’adapter aux nécessités variables de l’action publique. Le droit souple est une richesse et correspond à un besoin. Il est dans certains cas préférable à des normes rigides. Mais il convient aussi de bien savoir à quel degré de l’échelle de normativité on se situe, de manière à éviter toute confusion entre prescription impérative et simple orientation.
Dans son étude, le Conseil d’Etat recommande de valoriser les directives et, pour bien les distinguer directives de l’Union européenne, de parler plutôt de lignes directrices. Le contentieux a suivi cette sage préconisation[12].
Le contrôle du juge sur les actes de droit souple a été parallèlement renforcé. Dans un premier temps il est apparu sur les recommandations générales des autorités de régulation rédigées de manière impérative[13] ainsi que sur les recommandations de bonnes pratiques dont la méconnaissance est susceptible de donner lieu à une sanction[14]. En revanche la jurisprudence ne regardait pas comme susceptibles de recours des prises de position des autorités de régulation qui n’emportaient pas de modification de l’ordonnancement juridique[15].
Aussi est-ce une évolution très marquante de jurisprudence qui résulte des arrêts d’assemblée du 21 mars 2016, société Fairvesta International et société Numericable, rendus à propos d’une mise en garde de l’Autorité des marchés financiers et d’une prise de position de l’Autorité de la concurrence. Par ces décisions, le Conseil d’Etat ouvre la voie du recours en annulation à l’encontre des avis, recommandations, mises en garde et prises de position des autorités de régulation qui, bien que dépourvus de caractère décisoire, sont de nature à produire des effets notables, en particulier de nature économique, ou qui ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent.
Conformément à la réalité économique, le droit souple prend sa place dans le contrôle du juge, qui laisse au régulateur son pouvoir d’appréciation tout en assurant le respect des exigences procédurales et des principes fondamentaux. La voie ouverte a donné lieu à plusieurs décisions significatives qui concernent notamment des actes de droit souple de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution[16] et du CSA[17]. Le Conseil d’Etat a précisé qu’il est possible de demander à une autorité de régulation l’abrogation d’un acte de droit souple et de contester, le cas échéant, le refus opposé à une telle demande[18].
En matière de délai de recours, la jurisprudence sur le droit souple s’est inscrite dans un mouvement qui reconnaît de plus en plus largement les effets d’une publication sur un site internet. Ainsi la mise en ligne sur le site de l’ARCEP des mesures prises par cette autorité fait courir le délai à l’égard des professionnels du secteur régulé, même si aucune disposition législative ou réglementaire n’ a prévu une telle forme de publication[19].
Au-delà de la régulation, la jurisprudence sur le droit souple a été appliquée aux rescrits fiscaux. Certes en principe le contribuable ne peut-il contester ces rescrits qu’à l’occasion d’un contentieux devant le juge de l’impôt. Il en va toutefois différemment lorsque la prise de position de l’administration entraîne des effets notables autres que fiscaux. Désormais le contribuable peut la contester, en particulier lorsque le fait pour lui de s’y conformer s’accompagne de lourdes sujétions, le pénalise de manière significative sur le plan économique, le fait renoncer à un projet ou le conduit à modifier substantiellement celui-ci[20].
Nul doute que le droit souple constituera aussi une référence adéquate en matière de déontologie. Les chartes de déontologie, les mesures destinées à prévenir les conflits d’intérêts reposent en effet dans une large mesure sur des recommandations et des bonnes pratiques qui ne se traduisent pas en règles impératives mais qui visent à éclairer et à guider les agents concernés dans leurs comportements.

Sans être nommée, sans même que le sens du mot soit parfaitement clair, la compliance occupe une place au moins virtuelle en droit public. Elle bénéficie d’une présence peut-être subliminale dans la jurisprudence administrative. Son affirmation répond à des préoccupations de souplesse, de contrôle, d’efficience. Ses caractéristiques inspirent des évolutions qui favorisent les échanges, incitent aux réseaux, renforcent les garanties. Aussi le concept, qui a commencé à émerger, et qui s’exprime par une exigence de juste conformité, paraît-il porteur d’avenir pour l’action administrative et pour le droit public.

 

[1] CE, 10 juillet 1981, Retail ; CC, décisions du18 septembre 1986 et du 17 janvier 1989.

[2] CC, décisions du 23 janvier 1987 et du 26 juillet 1996.

[3]CEDH, grande chambre, 4 mars 2014, Grande Stevens c/ Italie.

[4]CC, décisions du 18 mars 2015 et du 24 juin 2016.

[5]CEDH, 4 octobre 2016, Rivard c/ Suisse et grande chambre, 15 novembre 2016, A. et B. c/ Norvège.

[6]CJUE, grande chambre, 8 avril 2014.

[7]CJUE, grande chambre, 6 octobre 2015.

[8]CJUE, grande chambre, 21 décembre 2016.

[9]CE, 24 février 2017, Mme Chupin et autres.

[10] CE, assemblée, 17 juin 2015, société en commandite simple La chaîne info (LCI).

[11]CE, section, 11 décembre 1970, Crédit foncier de France.

[12]CE, section, 4 février 2015, ministre de l’intérieur c/ M. Cortes-Ortiz.

[13]CE, 17 novembre 2010, Syndicat français des ostéopathes.

[14]CE, 26 septembre 2005, Conseil national de l’Ordre des médecins.

[15]CE, 11 octobre 2012, société Casino Guichard Perrachon.

[16]CE, 20 juin 2016, Fédération française des sociétés d’assurance.

[17]CE, 10 novembre 2016, Mme M. et autres.

[18]CE, 13 juillet 2016, société GDF Suez.

[19]CE, 25 novembre 2015, société Gibmedia.

[20]CE, section, 2 décembre 2016, ministre des finances c/ société Export Press.