Conseil d'État
N° 412696
ECLI:FR:CECHR:2018:412696.20181109
Mentionné aux tables du recueil Lebon
5ème et 6ème chambres réunies
M. Florian Roussel, rapporteur
Mme Cécile Barrois de Sarigny, rapporteur public
SCP ROUSSEAU, TAPIE, avocats
Lecture du vendredi 9 novembre 2018
Vu la procédure suivante :
La société NATIXIS Lease Immo, aux droits de laquelle est venue la société civile immobilière (SCI) Bagne Ô Lait, a demandé au tribunal administratif de Montreuil d'annuler les décisions des 8 décembre 2015 et 3 février 2016 par lesquelles le préfet de la Seine-Saint-Denis a refusé de lui accorder le concours de la force publique et de condamner l'Etat à lui verser la somme de 401 690,09 euros, en réparation du préjudice subi du fait de l'occupation irrégulière de l'immeuble sis 72 rue René Alazard à Bagnolet. Par un jugement n° 1602465 du 18 mai 2017, le tribunal administratif de Montreuil a annulé les décisions des 8 décembre 2015 et 3 février 2016, enjoint au préfet de la Seine-Saint-Denis d'accorder à la société Bagne Ô Lait le concours de la force publique dans le délai d'un mois et condamné l'Etat à verser à cette société la somme de 203 299,62 euros.
Par un pourvoi, enregistré le 24 juillet 2017 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'intérieur demande au Conseil d'Etat d'annuler ce jugement.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble son premier protocole additionnel ;
- le code civil ;
- le code des procédures civiles d'exécution ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Florian Roussel, maître des requêtes,
- les conclusions de Mme Cécile Barrois de Sarigny, rapporteur public.
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Rousseau, Tapie, avocat de la SCI Bagne-Ô-Lait.
1. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la SCI Bagne Ô Lait a conclu le 10 mars 2008 avec la société Fructicomi, aux droits de laquelle est ensuite venue la société Natixis Lease Immo, un contrat de crédit-bail par lequel elle prenait à bail un immeuble sis 72, rue René Alazard à Bagnolet ; qu'en août 2014, près de 200 personnes se sont introduites dans les locaux, alors vides ; que, par une ordonnance du 10 juillet 2015, le tribunal d'instance de Pantin a ordonné l'expulsion de ces occupants sans droit ni titre ; qu'après leur avoir signifié un commandement de quitter les lieux, l'huissier chargé de l'exécution de l'ordonnance a sollicité le concours de la force publique pour procéder à leur expulsion ; que le préfet de la Seine-Saint-Denis a rejeté cette demande par une décision implicite née le 8 décembre 2015 ; que la société Natixis Lease Immo a formé un recours gracieux, que le préfet a rejeté par une décision du 3 février 2016 ; que, par un jugement du 25 février 2016, le tribunal de grande instance de Bobigny a accordé aux occupants un délai de grâce expirant le 25 septembre suivant ; que la société Natixis Lease Immo a demandé au tribunal administratif de Montreuil d'annuler les décisions préfectorales des 8 décembre 2015 et 25 février 2016 et de condamner l'Etat à l'indemniser du préjudice qu'entraînait pour elle le refus de concours de la force publique ; que, par un acte du 27 octobre 2016, la SCI Bagne Ô Lait a procédé à la levée d'option anticipée du crédit-bail et est ainsi devenue propriétaire de l'immeuble ; que, se trouvant subrogée dans les droits de la société Natixis Lease Immo, elle a repris l'instance introduite par cette dernière ; que, par un jugement du 18 mai 2017, le tribunal administratif de Montreuil a annulé les décisions des 8 décembre 2015 et 3 février 2016, enjoint au préfet de la Seine-Saint-Denis d'accorder à la société Bagne Ô Lait le concours de la force publique dans un délai d'un mois et condamné l'Etat à verser à cette société la somme de 203 299,62 euros ; que le ministre de l'intérieur se pourvoit en cassation contre ce jugement ;
Sur la demande d'homologation présentée par la SCI Bagne Ô Lait :
2. Considérant que, selon l'article 2044 du code civil, la transaction est un contrat par lequel les parties, par des concessions réciproques, terminent une contestation née ou préviennent une contestation à naître ; qu'en vertu de l'article 2052 du même code, un tel contrat a entre les parties l'autorité de la chose jugée en dernier ressort ; qu'il est exécutoire de plein droit, sans qu'y fassent obstacle, notamment, les règles de la comptabilité publique ; que, toutefois, les parties à une instance en cours devant la juridiction administrative peuvent demander à celle-ci, y compris à l'occasion d'un pourvoi en cassation, d'homologuer une transaction par laquelle elles mettent fin à la contestation initialement portée devant elle ; qu'il appartient alors au juge administratif, qui se prononce en tant que juge de l'homologation, de vérifier que les parties consentent effectivement à la transaction, que l'objet de celle-ci est licite, qu'elle ne constitue pas de la part de la collectivité publique une libéralité et qu'elle ne méconnaît pas d'autres règles d'ordre public ; qu'en cas d'homologation de la transaction, le juge administratif doit constater le non-lieu à statuer sur la requête ou, dans le cas où la partie requérante aurait subordonné son désistement à l'homologation de la transaction, donner acte de ce désistement ; qu'en revanche, le refus d'homologation entraînant la nullité de la transaction, il appartient dans cette hypothèse au juge de statuer sur la requête ;
3. Considérant qu'il résulte de l'instruction que, par une lettre du 7 mars 2018, le préfet de la Seine-Saint-Denis a proposé à la SCI Bagne Ô Lait de conclure une transaction par la signature d'un protocole d'accord joint à son courrier ; que le représentant légal de la SCI Bagne Ô Lait a retourné ce protocole au préfet après y avoir apposé sa signature ; que l'article 1er de la transaction stipule que l'Etat versera à la SCI Bagne Ô Lait la somme de 207 309 euros en réparation du préjudice subi par elle au cours de la période comprise entre le 15 janvier 2016 et le 18 mai 2017 ; que son article 2 stipule que cet accord " règle entre les parties, définitivement et sans réserve, tout litige né ou à naître et emporte renonciation à tous droits, actions et prétentions de ce chef " ; qu'alors même que la lettre du 7 mars 2018 faisait référence à la demande de la SCI tendant à l'exécution du jugement du tribunal administratif du 18 mai 2017, la signature qu'y a apposée le préfet emportait consentement de l'Etat à la transaction, laquelle s'est trouvé conclue du fait de l'apposition, le 15 mars 2018, de la signature du représentant de la SCI sur le protocole ;
4. Considérant, toutefois, que le préfet de la Seine-Saint-Denis n'était pas compétent pour conclure une transaction emportant renonciation au pourvoi que le ministre de l'intérieur avait formé, le 24 juillet 2017, contre le jugement du tribunal administratif de Montreuil ; que le ministre de l'intérieur est ainsi fondé à soutenir que la transaction ainsi conclue se trouve entachée de nullité, eu égard à la gravité du vice dont elle est affectée ; que, par suite, la demande d'homologation de cette transaction présentée par la SCI Bagne Ô Lait ne peut qu'être rejetée ;
Sur le jugement en tant qu'il annule pour excès de pouvoir les décisions des 8 décembre 2015 et 3 février 2016 :
5. Considérant, d'une part, qu'aux termes de L. 412-6 du code des procédures civiles d'exécution, dans sa rédaction issue de la loi du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové, en vigueur à compter du 27 mars 2014 : " Nonobstant toute décision d'expulsion passée en force de chose jugée et malgré l'expiration des délais accordés en vertu de l'article L. 412-3, il doit être sursis à toute mesure d'expulsion non exécutée à la date du 1er novembre de chaque année jusqu'au 31 mars de l'année suivante, à moins que le relogement des intéressés soit assuré dans des conditions suffisantes respectant l'unité et les besoins de la famille. / Toutefois, le juge peut supprimer le bénéfice du sursis prévu au premier alinéa lorsque les personnes dont l'expulsion a été ordonnée sont entrées dans les locaux par voie de fait " ;
6. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, pour confirmer, par sa décision du 3 février 2016, son refus d'accorder le concours de la force publique pour l'expulsion des occupants de l'immeuble, le préfet de la Seine-Saint-Denis s'est fondé sur la circonstance que ces occupants bénéficiaient jusqu'au 31 mars suivant du sursis prévu par les dispositions précitées de l'article L. 412-6 du code des procédures civiles d'exécution ; que, pour juger qu'un tel motif était entaché d'illégalité, le tribunal administratif a retenu que ces dispositions n'étaient pas applicables dès lors que les occupants de l'immeuble étaient entrés dans les lieux par voie de fait ; qu'en statuant ainsi, alors qu'il résulte des dispositions en cause que seul le juge judiciaire peut supprimer le bénéfice du sursis et qu'il ressortait des pièces du dossier qui lui était soumis que l'ordonnance du 10 juillet 2015 du tribunal d'instance ne mentionnait pas une telle suppression, le tribunal administratif a commis une erreur de droit ;
7. Considérant, d'autre part, qu'aux termes de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) " ; qu'aux termes de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international (...) " ; qu'aux termes de l'article L. 153-1 du code des procédures civiles d'exécution : " L'Etat est tenu de prêter son concours à l'exécution des jugements et des autres titres exécutoires. Le refus de l'Etat de prêter son concours ouvre droit à réparation " ;
8. Considérant qu'il résulte de ces dispositions que le représentant de l'Etat, saisi d'une demande en ce sens, doit prêter le concours de la force publique en vue de l'exécution des décisions de justice ayant force exécutoire ; que seules des considérations impérieuses tenant à la sauvegarde de l'ordre public, ou des circonstances postérieures à une décision de justice ordonnant l'expulsion d'occupants d'un local, faisant apparaître que l'exécution de cette décision serait de nature à porter atteinte à la dignité de la personne humaine, peuvent légalement justifier, sans qu'il soit porté atteinte au principe de la séparation des pouvoirs, le refus de prêter le concours de la force publique ;
9. Considérant que le préfet de la Seine-Saint-Denis faisait valoir devant le tribunal administratif que les décisions litigieuses étaient également motivées par des considérations d'ordre public liées à l'impossibilité d'expulser sans délai quelque 200 personnes auxquelles il ne pouvait être proposé de solution, même provisoire, de relogement ou d'hébergement ; qu'en retenant qu'une telle circonstance n'était pas de nature à justifier légalement les refus litigieux, en dépit du nombre et de la situation matérielle extrêmement précaire des personnes devant être expulsés, et alors, au demeurant, qu'ainsi qu'il a été dit, ces personnes ont ensuite obtenu un délai de grâce accordé par un jugement du 25 février 2016 du tribunal de grande instance de Bobigny, le tribunal administratif a inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis ;
10. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le ministre de l'intérieur est fondé à demander l'annulation du jugement qu'il attaque en tant qu'il statue sur les conclusions de la SCI Bagne Ô Lait tendant à l'annulation des décisions du préfet de la Seine-Saint-Denis des 8 décembre 2015 et 3 février 2016 et sur ses conclusions aux fins d'injonction ;
Sur le jugement en tant qu'il statue sur la demande indemnitaire de la SCI Bagne Ô Lait :
11. Considérant, d'une part, que lorsque le préfet, régulièrement requis à cet effet, refuse le concours de la force publique pour l'exécution d'une décision juridictionnelle exécutoire ordonnant l'expulsion de l'occupant d'un local, la responsabilité de l'Etat se trouve engagée à compter de ce refus ou, s'il intervient à une date où l'occupant bénéficie du sursis prévu à l'article L. 412-6 du code des procédures civiles d'exécution, à compter du terme de la période de sursis ;
12. Considérant, d'autre part, que la circonstance, indépendante de la volonté du propriétaire, que le juge judiciaire accorde un délai de grâce à l'occupant à une date à laquelle la responsabilité de l'Etat se trouve déjà engagée au titre d'un refus de concours de la force publique n'a pas pour effet de mettre fin à cette responsabilité ; qu'en revanche, dans l'hypothèse où le concours a été refusé à une date où l'occupant bénéficiait du sursis prévu à l'article L. 412-6 et où l'octroi d'un délai de grâce intervient avant le terme de ce sursis et, par suite, avant que la responsabilité de l'Etat ait commencé à courir, cette responsabilité ne peut se trouver engagée qu'à compter de l'expiration du délai de grâce ;
13. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le préfet de la Seine-Saint-Denis a refusé le concours de la force publique par des décisions prises les 8 novembre 2015 et 3 février 2016, alors que les occupants de l'immeuble bénéficiaient du sursis prévu à l'article L. 412-6 du code des procédures civiles d'exécution, et que c'est par un jugement du 25 février 2016, antérieur au terme de la période de sursis, que le tribunal de grande instance de Bobigny a accordé aux intéressés un délai de grâce expirant le 25 septembre 2016 ; que, dans ces conditions, il résulte de ce qui a été dit au point 9 que la responsabilité de l'Etat n'a pu se trouver engagée qu'à compter de cette dernière date ; qu'en jugeant qu'elle était engagée à compter du 8 décembre 2015, le tribunal administratif a commis une erreur de droit ; que, par suite, sans qu'il soit besoin d'examiner l'autre moyen du pourvoi relatif à la responsabilité de l'Etat, le jugement attaqué doit être annulé également en tant qu'il se prononce sur les conclusions indemnitaires de la société SCI Bagne Ô Lait et fait droit à la demande présentée par cette société au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
14. Considérant que l'Etat n'étant pas, dans la présente instance, la partie perdante, les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'il soit fait droit aux conclusions présentées à ce titre par la société Bagne Ô Lait ;
D E C I D E :
--------------
Article 1er : La demande de la SCI Bagne Ô Lait tendant à l'homologation de la transaction conclue avec l'Etat le 15 mars 2018 est rejetée.
Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Montreuil du 18 mai 2017 est annulé.
Article 3 : L'affaire est renvoyée au tribunal administratif de Montreuil.
Article 4 : Les conclusions présentées par la société Bagne Ô Lait au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente décision sera notifiée au ministre de l'intérieur et à la société civile immobilière Bagne Ô lait.
N° 412696
ECLI:FR:CECHR:2018:412696.20181109
Mentionné aux tables du recueil Lebon
5ème et 6ème chambres réunies
M. Florian Roussel, rapporteur
Mme Cécile Barrois de Sarigny, rapporteur public
SCP ROUSSEAU, TAPIE, avocats
Lecture du vendredi 9 novembre 2018
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
La société NATIXIS Lease Immo, aux droits de laquelle est venue la société civile immobilière (SCI) Bagne Ô Lait, a demandé au tribunal administratif de Montreuil d'annuler les décisions des 8 décembre 2015 et 3 février 2016 par lesquelles le préfet de la Seine-Saint-Denis a refusé de lui accorder le concours de la force publique et de condamner l'Etat à lui verser la somme de 401 690,09 euros, en réparation du préjudice subi du fait de l'occupation irrégulière de l'immeuble sis 72 rue René Alazard à Bagnolet. Par un jugement n° 1602465 du 18 mai 2017, le tribunal administratif de Montreuil a annulé les décisions des 8 décembre 2015 et 3 février 2016, enjoint au préfet de la Seine-Saint-Denis d'accorder à la société Bagne Ô Lait le concours de la force publique dans le délai d'un mois et condamné l'Etat à verser à cette société la somme de 203 299,62 euros.
Par un pourvoi, enregistré le 24 juillet 2017 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'intérieur demande au Conseil d'Etat d'annuler ce jugement.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble son premier protocole additionnel ;
- le code civil ;
- le code des procédures civiles d'exécution ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Florian Roussel, maître des requêtes,
- les conclusions de Mme Cécile Barrois de Sarigny, rapporteur public.
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Rousseau, Tapie, avocat de la SCI Bagne-Ô-Lait.
1. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la SCI Bagne Ô Lait a conclu le 10 mars 2008 avec la société Fructicomi, aux droits de laquelle est ensuite venue la société Natixis Lease Immo, un contrat de crédit-bail par lequel elle prenait à bail un immeuble sis 72, rue René Alazard à Bagnolet ; qu'en août 2014, près de 200 personnes se sont introduites dans les locaux, alors vides ; que, par une ordonnance du 10 juillet 2015, le tribunal d'instance de Pantin a ordonné l'expulsion de ces occupants sans droit ni titre ; qu'après leur avoir signifié un commandement de quitter les lieux, l'huissier chargé de l'exécution de l'ordonnance a sollicité le concours de la force publique pour procéder à leur expulsion ; que le préfet de la Seine-Saint-Denis a rejeté cette demande par une décision implicite née le 8 décembre 2015 ; que la société Natixis Lease Immo a formé un recours gracieux, que le préfet a rejeté par une décision du 3 février 2016 ; que, par un jugement du 25 février 2016, le tribunal de grande instance de Bobigny a accordé aux occupants un délai de grâce expirant le 25 septembre suivant ; que la société Natixis Lease Immo a demandé au tribunal administratif de Montreuil d'annuler les décisions préfectorales des 8 décembre 2015 et 25 février 2016 et de condamner l'Etat à l'indemniser du préjudice qu'entraînait pour elle le refus de concours de la force publique ; que, par un acte du 27 octobre 2016, la SCI Bagne Ô Lait a procédé à la levée d'option anticipée du crédit-bail et est ainsi devenue propriétaire de l'immeuble ; que, se trouvant subrogée dans les droits de la société Natixis Lease Immo, elle a repris l'instance introduite par cette dernière ; que, par un jugement du 18 mai 2017, le tribunal administratif de Montreuil a annulé les décisions des 8 décembre 2015 et 3 février 2016, enjoint au préfet de la Seine-Saint-Denis d'accorder à la société Bagne Ô Lait le concours de la force publique dans un délai d'un mois et condamné l'Etat à verser à cette société la somme de 203 299,62 euros ; que le ministre de l'intérieur se pourvoit en cassation contre ce jugement ;
Sur la demande d'homologation présentée par la SCI Bagne Ô Lait :
2. Considérant que, selon l'article 2044 du code civil, la transaction est un contrat par lequel les parties, par des concessions réciproques, terminent une contestation née ou préviennent une contestation à naître ; qu'en vertu de l'article 2052 du même code, un tel contrat a entre les parties l'autorité de la chose jugée en dernier ressort ; qu'il est exécutoire de plein droit, sans qu'y fassent obstacle, notamment, les règles de la comptabilité publique ; que, toutefois, les parties à une instance en cours devant la juridiction administrative peuvent demander à celle-ci, y compris à l'occasion d'un pourvoi en cassation, d'homologuer une transaction par laquelle elles mettent fin à la contestation initialement portée devant elle ; qu'il appartient alors au juge administratif, qui se prononce en tant que juge de l'homologation, de vérifier que les parties consentent effectivement à la transaction, que l'objet de celle-ci est licite, qu'elle ne constitue pas de la part de la collectivité publique une libéralité et qu'elle ne méconnaît pas d'autres règles d'ordre public ; qu'en cas d'homologation de la transaction, le juge administratif doit constater le non-lieu à statuer sur la requête ou, dans le cas où la partie requérante aurait subordonné son désistement à l'homologation de la transaction, donner acte de ce désistement ; qu'en revanche, le refus d'homologation entraînant la nullité de la transaction, il appartient dans cette hypothèse au juge de statuer sur la requête ;
3. Considérant qu'il résulte de l'instruction que, par une lettre du 7 mars 2018, le préfet de la Seine-Saint-Denis a proposé à la SCI Bagne Ô Lait de conclure une transaction par la signature d'un protocole d'accord joint à son courrier ; que le représentant légal de la SCI Bagne Ô Lait a retourné ce protocole au préfet après y avoir apposé sa signature ; que l'article 1er de la transaction stipule que l'Etat versera à la SCI Bagne Ô Lait la somme de 207 309 euros en réparation du préjudice subi par elle au cours de la période comprise entre le 15 janvier 2016 et le 18 mai 2017 ; que son article 2 stipule que cet accord " règle entre les parties, définitivement et sans réserve, tout litige né ou à naître et emporte renonciation à tous droits, actions et prétentions de ce chef " ; qu'alors même que la lettre du 7 mars 2018 faisait référence à la demande de la SCI tendant à l'exécution du jugement du tribunal administratif du 18 mai 2017, la signature qu'y a apposée le préfet emportait consentement de l'Etat à la transaction, laquelle s'est trouvé conclue du fait de l'apposition, le 15 mars 2018, de la signature du représentant de la SCI sur le protocole ;
4. Considérant, toutefois, que le préfet de la Seine-Saint-Denis n'était pas compétent pour conclure une transaction emportant renonciation au pourvoi que le ministre de l'intérieur avait formé, le 24 juillet 2017, contre le jugement du tribunal administratif de Montreuil ; que le ministre de l'intérieur est ainsi fondé à soutenir que la transaction ainsi conclue se trouve entachée de nullité, eu égard à la gravité du vice dont elle est affectée ; que, par suite, la demande d'homologation de cette transaction présentée par la SCI Bagne Ô Lait ne peut qu'être rejetée ;
Sur le jugement en tant qu'il annule pour excès de pouvoir les décisions des 8 décembre 2015 et 3 février 2016 :
5. Considérant, d'une part, qu'aux termes de L. 412-6 du code des procédures civiles d'exécution, dans sa rédaction issue de la loi du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové, en vigueur à compter du 27 mars 2014 : " Nonobstant toute décision d'expulsion passée en force de chose jugée et malgré l'expiration des délais accordés en vertu de l'article L. 412-3, il doit être sursis à toute mesure d'expulsion non exécutée à la date du 1er novembre de chaque année jusqu'au 31 mars de l'année suivante, à moins que le relogement des intéressés soit assuré dans des conditions suffisantes respectant l'unité et les besoins de la famille. / Toutefois, le juge peut supprimer le bénéfice du sursis prévu au premier alinéa lorsque les personnes dont l'expulsion a été ordonnée sont entrées dans les locaux par voie de fait " ;
6. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, pour confirmer, par sa décision du 3 février 2016, son refus d'accorder le concours de la force publique pour l'expulsion des occupants de l'immeuble, le préfet de la Seine-Saint-Denis s'est fondé sur la circonstance que ces occupants bénéficiaient jusqu'au 31 mars suivant du sursis prévu par les dispositions précitées de l'article L. 412-6 du code des procédures civiles d'exécution ; que, pour juger qu'un tel motif était entaché d'illégalité, le tribunal administratif a retenu que ces dispositions n'étaient pas applicables dès lors que les occupants de l'immeuble étaient entrés dans les lieux par voie de fait ; qu'en statuant ainsi, alors qu'il résulte des dispositions en cause que seul le juge judiciaire peut supprimer le bénéfice du sursis et qu'il ressortait des pièces du dossier qui lui était soumis que l'ordonnance du 10 juillet 2015 du tribunal d'instance ne mentionnait pas une telle suppression, le tribunal administratif a commis une erreur de droit ;
7. Considérant, d'autre part, qu'aux termes de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) " ; qu'aux termes de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international (...) " ; qu'aux termes de l'article L. 153-1 du code des procédures civiles d'exécution : " L'Etat est tenu de prêter son concours à l'exécution des jugements et des autres titres exécutoires. Le refus de l'Etat de prêter son concours ouvre droit à réparation " ;
8. Considérant qu'il résulte de ces dispositions que le représentant de l'Etat, saisi d'une demande en ce sens, doit prêter le concours de la force publique en vue de l'exécution des décisions de justice ayant force exécutoire ; que seules des considérations impérieuses tenant à la sauvegarde de l'ordre public, ou des circonstances postérieures à une décision de justice ordonnant l'expulsion d'occupants d'un local, faisant apparaître que l'exécution de cette décision serait de nature à porter atteinte à la dignité de la personne humaine, peuvent légalement justifier, sans qu'il soit porté atteinte au principe de la séparation des pouvoirs, le refus de prêter le concours de la force publique ;
9. Considérant que le préfet de la Seine-Saint-Denis faisait valoir devant le tribunal administratif que les décisions litigieuses étaient également motivées par des considérations d'ordre public liées à l'impossibilité d'expulser sans délai quelque 200 personnes auxquelles il ne pouvait être proposé de solution, même provisoire, de relogement ou d'hébergement ; qu'en retenant qu'une telle circonstance n'était pas de nature à justifier légalement les refus litigieux, en dépit du nombre et de la situation matérielle extrêmement précaire des personnes devant être expulsés, et alors, au demeurant, qu'ainsi qu'il a été dit, ces personnes ont ensuite obtenu un délai de grâce accordé par un jugement du 25 février 2016 du tribunal de grande instance de Bobigny, le tribunal administratif a inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis ;
10. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le ministre de l'intérieur est fondé à demander l'annulation du jugement qu'il attaque en tant qu'il statue sur les conclusions de la SCI Bagne Ô Lait tendant à l'annulation des décisions du préfet de la Seine-Saint-Denis des 8 décembre 2015 et 3 février 2016 et sur ses conclusions aux fins d'injonction ;
Sur le jugement en tant qu'il statue sur la demande indemnitaire de la SCI Bagne Ô Lait :
11. Considérant, d'une part, que lorsque le préfet, régulièrement requis à cet effet, refuse le concours de la force publique pour l'exécution d'une décision juridictionnelle exécutoire ordonnant l'expulsion de l'occupant d'un local, la responsabilité de l'Etat se trouve engagée à compter de ce refus ou, s'il intervient à une date où l'occupant bénéficie du sursis prévu à l'article L. 412-6 du code des procédures civiles d'exécution, à compter du terme de la période de sursis ;
12. Considérant, d'autre part, que la circonstance, indépendante de la volonté du propriétaire, que le juge judiciaire accorde un délai de grâce à l'occupant à une date à laquelle la responsabilité de l'Etat se trouve déjà engagée au titre d'un refus de concours de la force publique n'a pas pour effet de mettre fin à cette responsabilité ; qu'en revanche, dans l'hypothèse où le concours a été refusé à une date où l'occupant bénéficiait du sursis prévu à l'article L. 412-6 et où l'octroi d'un délai de grâce intervient avant le terme de ce sursis et, par suite, avant que la responsabilité de l'Etat ait commencé à courir, cette responsabilité ne peut se trouver engagée qu'à compter de l'expiration du délai de grâce ;
13. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le préfet de la Seine-Saint-Denis a refusé le concours de la force publique par des décisions prises les 8 novembre 2015 et 3 février 2016, alors que les occupants de l'immeuble bénéficiaient du sursis prévu à l'article L. 412-6 du code des procédures civiles d'exécution, et que c'est par un jugement du 25 février 2016, antérieur au terme de la période de sursis, que le tribunal de grande instance de Bobigny a accordé aux intéressés un délai de grâce expirant le 25 septembre 2016 ; que, dans ces conditions, il résulte de ce qui a été dit au point 9 que la responsabilité de l'Etat n'a pu se trouver engagée qu'à compter de cette dernière date ; qu'en jugeant qu'elle était engagée à compter du 8 décembre 2015, le tribunal administratif a commis une erreur de droit ; que, par suite, sans qu'il soit besoin d'examiner l'autre moyen du pourvoi relatif à la responsabilité de l'Etat, le jugement attaqué doit être annulé également en tant qu'il se prononce sur les conclusions indemnitaires de la société SCI Bagne Ô Lait et fait droit à la demande présentée par cette société au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
14. Considérant que l'Etat n'étant pas, dans la présente instance, la partie perdante, les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'il soit fait droit aux conclusions présentées à ce titre par la société Bagne Ô Lait ;
D E C I D E :
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Article 1er : La demande de la SCI Bagne Ô Lait tendant à l'homologation de la transaction conclue avec l'Etat le 15 mars 2018 est rejetée.
Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Montreuil du 18 mai 2017 est annulé.
Article 3 : L'affaire est renvoyée au tribunal administratif de Montreuil.
Article 4 : Les conclusions présentées par la société Bagne Ô Lait au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente décision sera notifiée au ministre de l'intérieur et à la société civile immobilière Bagne Ô lait.