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Ariane Web: Conseil d'État 412010, lecture du 3 décembre 2018, ECLI:FR:CESEC:2018:412010.20181203

Décision n° 412010
3 décembre 2018
Conseil d'État

N° 412010
ECLI:FR:CESEC:2018:412010.20181203
Publié au recueil Lebon
Section
M. Richard Senghor, rapporteur
Mme Aurélie Bretonneau, rapporteur public
SCP WAQUET, FARGE, HAZAN, avocats


Lecture du lundi 3 décembre 2018
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

M. B...A...a demandé au juge des référés du tribunal administratif de la Guyane, sur le fondement des dispositions de l'article R. 541-1 du code de justice administrative, de condamner l'Etat à lui verser une provision de 9 100 euros en réparation du préjudice moral qu'il estime avoir subi du fait de ses conditions de détention au centre pénitentiaire de Rémire-Montjoly (Guyane). Par une ordonnance n° 1600274 du 30 mars 2017, le juge des référés du tribunal administratif de la Guyane a rejeté sa demande.

Par une ordonnance n° 17BX01341 du 22 juin 2017, enregistrée le 30 juin 2017 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la présidente de la cour administrative d'appel de Bordeaux a transmis au Conseil d'Etat, en application des dispositions de l'article R. 351-2 du code de justice administrative, le recours, enregistré le 27 avril 2017 au greffe de la cour administrative d'appel de Bordeaux, présenté par M. A.... Par ce pourvoi, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire enregistrés les 5 et 22 juin 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'ordonnance du 30 mars 2017 du juge des référés du tribunal administratif de la Guyane ;

2°) statuant en référé, de faire droit à sa demande ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la SCP Waquet, Farge, Hazan, son avocat, au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de procédure pénale ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Richard Senghor, conseiller d'Etat,

- les conclusions de Mme Aurélie Bretonneau, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat de M. A...;


Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés que M. A...a été incarcéré au sein de la maison d'arrêt du centre pénitentiaire de Rémire-Montjoly du 24 mai 2011 au 6 août 2013. Le 4 mai 2016, il a saisi le juge des référés du tribunal administratif de la Guyane d'une demande tendant au versement d'une provision de 9 100 euros en réparation du préjudice qu'il estime avoir subi du fait de conditions de détention attentatoires à la dignité humaine. Il se pourvoit en cassation contre l'ordonnance du 30 mars 2017 par laquelle le juge des référés a rejeté sa demande aux motifs, d'une part, que la créance dont il se prévalait correspondant au chef de préjudice se rapportant à ses conditions de détention sur la période allant du 24 mai au 31 décembre 2011 était prescrite et, d'autre part, que la créance correspondant au chef de préjudice se rapportant à la période de détention allant du 1er janvier 2012 au 6 août 2013 ne présentait pas, en l'état de l'instruction, un caractère non sérieusement contestable au sens des dispositions de l'article R. 541-1 du code de justice administrative.

2. L'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales stipule que : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ". Aux termes de l'article D. 349 du code de procédure pénale : " L'incarcération doit être subie dans des conditions satisfaisantes d'hygiène et de salubrité, tant en ce qui concerne l'aménagement et l'entretien des bâtiments, le fonctionnement des services économiques et l'organisation du travail, que l'application des règles de propreté individuelle et la pratique des exercices physiques ". Aux termes des articles D. 350 et D. 351 du même code, d'une part, " les locaux de détention et, en particulier, ceux qui sont destinés au logement, doivent répondre aux exigences de l'hygiène, compte tenu du climat, notamment en ce qui concerne le cubage d'air, l'éclairage, le chauffage et l'aération " et, d'autre part, " dans tout local où les détenus séjournent, les fenêtres doivent être suffisamment grandes pour que ceux-ci puissent lire et travailler à la lumière naturelle. L'agencement de ces fenêtres doit permettre l'entrée d'air frais. La lumière artificielle doit être suffisante pour permettre aux détenus de lire ou de travailler sans altérer leur vue. Les installations sanitaires doivent être propres et décentes. Elles doivent être réparties d'une façon convenable et leur nombre proportionné à l'effectif des détenus ".

3. En raison de la situation d'entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l'administration pénitentiaire, l'appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention dépend notamment de leur vulnérabilité, appréciée compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de leur personnalité et, le cas échéant, de leur handicap, ainsi que de la nature et de la durée des manquements constatés et eu égard aux contraintes qu'implique le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les établissements pénitentiaires. Les conditions de détention s'apprécient au regard de l'espace de vie individuel réservé aux personnes détenues, de la promiscuité engendrée, le cas échéant, par la sur-occupation des cellules, du respect de l'intimité à laquelle peut prétendre tout détenu, dans les limites inhérentes à la détention, de la configuration des locaux, de l'accès à la lumière, de l'hygiène et de la qualité des installations sanitaires et de chauffage. Seules des conditions de détention qui porteraient atteinte à la dignité humaine, appréciées à l'aune de ces critères et des dispositions précitées du code de procédure pénale, révèlent l'existence d'une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique. Une telle atteinte, si elle est caractérisée, est de nature à engendrer, par elle-même, un préjudice moral pour la personne qui en est la victime qu'il incombe à l'Etat de réparer. A conditions de détention constantes, le seul écoulement du temps aggrave l'intensité du préjudice subi.

Sur les conclusions dirigées contre l'ordonnance en tant qu'elle statue sur la demande de provision portant sur la période du 24 mai au 31 décembre 2011 :

4. Le premier alinéa de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics dispose que : " Sont prescrites, au profit de l'État, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis ". Aux termes de l'article 3 de la même loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement ". Aux termes du premier alinéa de son article 7 : " L'Administration doit, pour pouvoir se prévaloir, à propos d'une créance litigieuse, de la prescription prévue par la présente loi, l'invoquer avant que la juridiction saisie du litige au premier degré se soit prononcée sur le fond ". Lorsque la responsabilité d'une personne publique est recherchée, les droits de créance invoqués en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens de ces dispositions, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés. La créance indemnitaire relative à la réparation d'un préjudice présentant un caractère continu et évolutif doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi. Dans ce cas, le délai de prescription de la créance relative à une année court, sous réserve des cas visés à l'article 3 précité, à compter du 1er janvier de l'année suivante, à la condition qu'à cette date le préjudice subi au cours de cette année puisse être mesuré.

5. Le préjudice moral subi par un détenu à raison de conditions de détention attentatoires à la dignité humaine revêt un caractère continu et évolutif. Par ailleurs, rien ne fait obstacle à ce que ce préjudice soit mesuré dès qu'il a été subi. Il s'ensuit que la créance indemnitaire qui résulte de ce préjudice doit être rattachée, dans la mesure où il s'y rapporte, à chacune des années au cours desquelles il a été subi. M. A...ayant saisi le tribunal administratif de la Guyane par une demande de référé provision enregistrée au greffe de la juridiction le 4 mai 2016, le juge des référés n'a donc pas commis d'erreur de droit en accueillant l'exception de prescription quadriennale opposée en défense par le garde des sceaux, ministre de la justice, s'agissant de la créance dont le requérant se prévalait sur l'Etat du fait de ses conditions de détention au centre pénitentiaire de Rémire-Montjoly pour la période allant du 24 mai au 31 décembre 2011.

Sur les conclusions dirigées contre l'ordonnance en tant qu'elle statue sur la demande de provision pour la période du 1er janvier 2012 au 6 août 2013 :

6. Aux termes de l'article R. 541-1 du code de justice administrative : " Le juge des référés peut, même en l'absence d'une demande au fond, accorder une provision au créancier qui l'a saisi lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable. (...) ". Il résulte de ces dispositions que, pour regarder une obligation comme non sérieusement contestable, il appartient au juge des référés de s'assurer que les éléments qui lui sont soumis par les parties sont de nature à en établir l'existence avec un degré suffisant de certitude. Dans ce cas, le montant de la provision que peut allouer le juge des référés n'a d'autre limite que celle résultant du caractère non sérieusement contestable de l'obligation dont les parties font état. Dans l'hypothèse où l'évaluation du montant de la provision résultant de cette obligation est incertaine, le juge des référés ne doit allouer de provision, le cas échéant assortie d'une garantie, que pour la fraction de ce montant qui lui parait revêtir un caractère de certitude suffisant.

7. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés que M. A...a été détenu, pendant la période litigieuse, au sein de la maison d'arrêt du centre pénitentiaire de Rémire-Montjoly qui connaissait alors une forte surpopulation carcérale. Il a occupé, pendant cette période, plusieurs cellules collectives d'environ 12 m² qui, prévues pour deux personnes, accueillaient trois détenus. Ces cellules ne comportaient qu'une fenêtre grillagée et située dans un coin de la pièce, cette ouverture étant insuffisante pour apporter une lumière naturelle dans l'ensemble de la cellule comme pour assurer la ventilation nécessaire au climat chaud et humide qui prévaut tout au long de l'année en Guyane. Ces mêmes cellules, dans lesquelles les détenus pouvaient être amenés à prendre leurs repas, étaient dotées de toilettes dont les modalités de cloisonnement interdisaient toute forme d'intimité et induisaient des risques en matière d'hygiène. En jugeant, au vu de l'ensemble de ces éléments que les conditions de détention de M. A... ne caractérisaient pas, dans les circonstances de l'espèce, une atteinte à la dignité humaine pour en déduire que l'obligation invoquée n'était pas non sérieusement contestable, le juge des référés du tribunal administratif de la Guyane a inexactement qualifié les faits soumis à son examen.

8. Il résulte de ce qui précède que M. A...n'est fondé à demander l'annulation de l'ordonnance qu'il attaque qu'en tant qu'elle se prononce sur sa demande de provision au titre de la période allant du 1er janvier 2012 au 6 août 2013, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi dirigés contre cette partie de l'ordonnance.

9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler, dans cette mesure, l'affaire au titre de la procédure de référé engagée par M.A..., en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

10. Il résulte de l'instruction que M. A...a été détenu, pendant plus de dix-neuf mois, dans des cellules collectives sous-dimensionnées pour le nombre d'occupants, dépourvues d'un apport de lumière naturelle suffisant, privées d'un système d'aération adapté au climat de la Guyane et dans des conditions d'intimité et d'hygiène notablement insuffisantes. Les effets cumulés de ces éléments, dont il ne résulte pas de l'instruction qu'ils seraient liés aux exigences qu'implique le maintien de la sécurité et du bon ordre, constituent, eu égard à leur nature et à leur durée, une épreuve qui excède les conséquences inhérentes à la détention. Ils caractérisent, par suite, des conditions de détention attentatoires à la dignité humaine constitutives d'une faute engendrant, par elle-même, un préjudice moral qu'il incombe à l'Etat de réparer. Il suit de là que l'obligation dont se prévaut M. A... à l'encontre de l'Etat, au titre de la période allant du 1er janvier 2012 au 6 août 2013, n'est pas sérieusement contestable.

11. Compte-tenu, d'une part, de la nature de ces manquements et de leur durée et, d'autre part, de la circonstance qu'ils ont été précédés de plus de sept mois de détention dans des conditions analogues, il y a lieu, eu égard à l'aggravation de l'intensité du préjudice subi au fil du temps, de fixer le montant de la provision au versement de laquelle l'Etat doit être condamné à 1 000 euros au titre de la période courant du 1er janvier au 31 mai 2012, à 3 600 euros au titre de la période courant du 1er juin 2012 au 31 mai 2013, et à 900 euros pour la période courant du 1er juin 2013 au 6 août 2013, soit au total 5 500 euros tous intérêts compris au jour de la présente décision.

12. M. A...a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle. Par suite, son avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat de M.A..., renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la SCP Waquet, Farge, Hazan.


D E C I D E :
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Article 1er : L'ordonnance du 30 mars 2017 du juge des référés du tribunal administratif de la Guyane est annulée en tant qu'elle statue sur la demande de M. A...au titre de la période du 1er janvier 2012 au 6 août 2013.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser à M. A...une provision de 5 500 euros tous intérêts compris au jour de la présente décision.
Article 3 : L'Etat versera à la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat de M. A..., une somme de 3 000 euros au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que cette société renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 4 : Le surplus des conclusions du pourvoi et des conclusions de la requête de M. A... devant le juge des référés du tribunal administratif de la Guyane est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à M. B...A...et à la garde des sceaux, ministre de la justice.


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