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Ariane Web: Conseil d'État 410796, lecture du 15 février 2019, ECLI:FR:CECHR:2019:410796.20190215

Décision n° 410796
15 février 2019
Conseil d'État

N° 410796
ECLI:FR:CECHR:2019:410796.20190215
Mentionné aux tables du recueil Lebon
3ème - 8ème chambres réunies
M. Géraud Sajust de Bergues, rapporteur
Mme Emmanuelle Cortot-Boucher, rapporteur public
SCP CELICE, SOLTNER, TEXIDOR, PERIER, avocats


Lecture du vendredi 15 février 2019
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

La SARL Land River a demandé au tribunal administratif de Cergy-Pontoise de prononcer la décharge du rappel de taxe sur la valeur ajoutée qui a été mis à sa charge par un avis de mise en recouvrement du 22 mars 2013 ainsi que des intérêts de retard correspondants. Par un jugement n° 1309411 du 13 janvier 2016, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 16VE00747 du 23 mars 2017, la cour administrative d'appel de Versailles a rejeté l'appel formé par la SARL Land River contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un nouveau mémoire, enregistrés les 23 mai 2017, 23 août 2017 et 27 décembre 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la SARL Land River demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la directive 2006/112/CE du 28 novembre 2006 ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 19 décembre 2018, Mailat e.a. (C-17/18) ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Géraud Sajust de Bergues, conseiller d'Etat,

- les conclusions de Mme Emmanuelle Cortot-Boucher, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Célice, Soltner, Texidor, Perier, avocat de la Societe Land River ;


Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la SARL Land River a conclu en 2008 un contrat de bail commercial avec la Société du Centre Commercial de la Défense pour une durée de dix ans portant sur un local d'une surface de 108 m², qui était antérieurement occupé par la société Nouvelles Frontières distribution et où elle souhaitait exercer une activité de vente de vêtements. Le contrat prévoyait, en sus d'un loyer annuel de 154 000 euros, un droit d'entrée de 600 000 euros hors taxe qui a été facturé, le jour de la prise d'effet du bail, avec la taxe sur la valeur ajoutée correspondante. La société Land River a déduit un montant de 117 600 euros correspondant à cette taxe sur sa déclaration du mois d'octobre 2008. A la suite d'un contrôle, l'administration en a remis en cause la déductibilité et mis à la charge de la société le rappel de taxe correspondant. Par un jugement du 13 janvier 2016, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rejeté la demande de la société Land River tendant à la décharge de ce rappel de taxe. La société se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 23 mars 2017 par lequel la cour administrative d'appel de Versailles a rejeté l'appel qu'elle a formé contre ce jugement.

2. D'une part, aux termes du I de l'article 256 du code général des impôts : " Sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée les livraisons de biens et les prestations de services effectuées à titre onéreux par un assujetti agissant en tant que tel". Il résulte de ces dispositions que le versement d'une somme par un débiteur à son créancier ne peut être regardé comme la contrepartie d'une prestation de service entrant dans le champ de la taxe sur la valeur ajoutée qu'à la condition qu'il existe un lien direct entre ce versement et une prestation individualisable. N'est, en revanche, pas soumis à cette taxe le versement d'une indemnité qui a pour seul objet de réparer le préjudice subi par le créancier du fait du débiteur.

3. D'autre part, il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, que, lorsqu'une opération économique soumise à la taxe sur la valeur ajoutée est constituée par un faisceau d'éléments et d'actes, il y a lieu de prendre en compte toutes les circonstances dans lesquelles elle se déroule aux fins de déterminer si l'on se trouve en présence de plusieurs prestations ou livraisons distinctes ou d'une prestation ou d'une livraison complexe unique. Chaque prestation ou livraison doit en principe être regardée comme distincte et indépendante. Toutefois, l'opération constituée d'une seule prestation sur le plan économique ne doit pas être artificiellement décomposée pour ne pas altérer la fonctionnalité du système de la taxe sur la valeur ajoutée. De même, dans certaines circonstances, plusieurs opérations formellement distinctes, qui pourraient être fournies et taxées séparément, doivent être regardées comme une opération unique lorsqu'elles ne sont pas indépendantes. Tel est le cas lorsque, au sein des éléments caractéristiques de l'opération en cause, certains éléments constituent la prestation principale, tandis que les autres, dès lors qu'ils ne constituent pas pour les clients une fin en soi mais le moyen de bénéficier dans de meilleures conditions de la prestation principale, doivent être regardés comme des prestations accessoires partageant le sort fiscal de celle-ci.

4. Le droit d'entrée dû lors de la conclusion d'un bail commercial doit, en principe, être regardé comme un supplément de loyer qui constitue, avec le loyer lui-même, la contrepartie d'une opération unique de location, et qui est soumis à la taxe sur la valeur ajoutée au même titre que celui-ci, et non comme une indemnité destinée à dédommager le bailleur d'un préjudice résultant de la dépréciation de son patrimoine. La seule circonstance que le bail commercial se traduise, pour le preneur, par la création d'un élément d'actif nouveau, compte tenu du droit au renouvellement du bail que celui-ci acquiert, ne suffit pas pour caractériser une telle dépréciation.

5. Par suite, après avoir relevé, qu'aux termes de l'article 10 du contrat de bail conclu par la société Land River, le droit d'entrée due par cette dernière " restera définitivement acquis au bailleur, dès la prise d'effet du bail, en contrepartie des avantages de la propriété commerciale conférée au preneur (...) " et en avoir déduit, par un motif non contesté en cassation, que ce droit d'entrée était stipulé pour tenir compte de la valeur des droits accordés au preneur en application des lois sur la propriété commerciale, la cour a commis une erreur de droit en se fondant sur la circonstance, inopérante, que la société avait porté en immobilisation l'acquisition d'un fonds de commerce pour un montant de 600 000 euros, pour juger que le droit d'entrée litigieux ne constituait pas un supplément de loyer.

6. Il résulte de ce qui précède que, sans qu'il soit besoin d'examiner l'autre moyen du pourvoi, la société Land River est fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque.

7. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

8. D'une part, s'il résulte de l'instruction que le droit d'entrée en litige a été justifié, au regard de l'article 10 du contrat de bail conclu par la SARL Land River, par le fait que " le bailleur met à la disposition du preneur un local dans un centre bénéficiant d'une attractivité commerciale préexistante ", il ne peut être regardé, pour ce motif, comme constituant la contrepartie de la cession d'un élément de fonds de commerce qui serait distinct, au plan économique, du droit au renouvellement du bail, ni comme une indemnité destinée à dédommager le bailleur d'un préjudice résultant de la dépréciation de son patrimoine. Ainsi, ce droit d'entrée est, en application de la règle rappelée au point 4, un supplément de loyer qui constitue, avec le loyer lui-même, la contrepartie d'une opération unique de location, et qui est soumis à la taxe sur la valeur ajoutée au même titre que celui-ci.

9. D'autre part, aux termes du premier alinéa de l'article 19 de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée : " Les Etats membres peuvent considérer que, à l'occasion de la transmission, à titre onéreux ou à titre gratuit ou sous forme d'apport à une société, d'une universalité totale ou partielle de biens, aucune livraison de biens n'est intervenue et que le bénéficiaire continue la personne du cédant ". Aux termes de l'article 257 bis du code général des impôts, portant transposition des dispositions précitées : " Les livraisons de biens, les prestations de services (...) réalisées entre redevables de la taxe sur la valeur ajoutée, sont dispensées de celle-ci lors de la transmission à titre onéreux ou à titre gratuit, ou sous forme d'apport à une société, d'une universalité totale ou partielle de biens. / (...) ".

10. Il résulte de l'interprétation que la Cour de justice de l'Union européenne a donnée du premier alinéa de l'article 19 de la directive 2006/112/CE dans son arrêt du 19 décembre 2018, Mailat e.a. (C-17/18), que la notion de " transmission, à titre onéreux ou à titre gratuit ou sous forme d'apport à une société, d'une universalité totale ou partielle de biens " ne couvre pas l'opération par laquelle un bien immeuble qui servait à une exploitation commerciale est donné en location.

11. Par suite et dès lors qu'ainsi qu'il vient d'être dit, le droit d'entrée en litige est un supplément de loyer qui constitue, avec le loyer lui-même, la contrepartie d'une opération unique de location, il ne saurait bénéficier de la dispense de taxe sur la valeur ajoutée prévue par les dispositions citées au point 9.

12. Il résulte de ce qui précède que la société est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement qu'elle attaque, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rejeté sa demande.

13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 23 mars 2017 de la cour administrative d'appel de Versailles et le jugement du 13 janvier 2016 du tribunal administratif de Cergy-Pontoise sont annulés.
Article 2 : La société Land River est déchargée du rappel de taxe sur la valeur ajoutée mis à sa charge au titre de l'année 2008 ainsi que des intérêts de retard correspondants.
Article 3 : L'Etat versera à la société Land River une somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société à responsabilité limitée Land River et au ministre de l'action et des comptes publics.


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