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Ariane Web: Conseil d'État 427725, lecture du 27 juin 2019, ECLI:FR:CECHR:2019:427725.20190627

Décision n° 427725
27 juin 2019
Conseil d'État

N° 427725
ECLI:FR:CECHR:2019:427725.20190627
Publié au recueil Lebon
10ème - 9ème chambres réunies
M. Réda Wadjinny-Green, rapporteur
Mme Anne Iljic, rapporteur public
SCP THOUVENIN, COUDRAY, GREVY ; SCP ORTSCHEIDT, avocats


Lecture du jeudi 27 juin 2019
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Par deux demandes distinctes, l'association Regards Citoyens a demandé au tribunal administratif de Paris, d'une part, d'annuler pour excès de pouvoir les décisions implicites de refus opposées par MM. C... A...et D...B...à ses demandes tendant à la communication d'une copie des relevés de leurs comptes bancaires consacrés à l'indemnité représentative de frais de mandat pour la période comprise entre décembre 2016 et mai 2017, ainsi que de leurs déclarations sur l'honneur du bon usage de cette indemnité pour l'année 2016 et, d'autre part, d'enjoindre à MM. A...et B...de lui communiquer ces documents. Par un jugement nos 1808481, 180570 du 6 décembre 2018, le tribunal administratif de Paris a rejeté ses demandes.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 6 février et 6 mai 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Regards Citoyens demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à ses demandes ;

3°) de mettre à la charge de MM. A...et B...la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Réda Wadjinny-Green, auditeur,

- les conclusions de Mme Anne Iljic, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Thouvenin, Coudray, Grevy, avocat de l'Association Regards Citoyens et à la SCP Ortscheidt, avocat de M. C... A..., de M. D...B...et de l'Assemblée nationale ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l'association Regards Citoyens a demandé à MM. A...etB..., députés, de lui communiquer, d'une part, une copie des relevés de leurs comptes bancaires consacrés à l'indemnité représentative de frais de mandat pour la période de décembre 2016 à mai 2017 et, d'autre part, une copie de la déclaration sur l'honneur du bon usage de cette indemnité pour l'année 2016 qu'ils étaient tenus de transmettre au bureau de l'Assemblée nationale avant le 31 janvier 2017. A la suite du rejet implicite de ces demandes résultant du silence gardé par MM. A... etB..., l'association a saisi la commission d'accès aux documents administratifs qui, le 21 septembre 2017, s'est déclarée incompétente pour se prononcer sur cette demande de communication. L'association a alors saisi le tribunal administratif de Paris d'une demande d'annulation pour excès de pouvoir des refus qui lui avaient été ainsi opposés. L'association Regards Citoyens se pourvoit en cassation contre le jugement du 6 décembre 2018 par lequel le tribunal administratif de Paris s'est déclaré incompétent pour connaître du litige et soulève, à l'appui de son pourvoi, une question prioritaire de constitutionnalité tirée de la méconnaissance des droits et libertés garantis par la Constitution par les dispositions de l'article L. 300-2 du code des relations entre le public et l'administration.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

2. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé, y compris pour la première fois en cassation, à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

3. L'article L. 300-2 du code des relations entre le public et l'administration dispose que : " Sont considérés comme documents administratifs, au sens des titres Ier, III et IV du présent livre, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, les documents produits ou reçus, dans le cadre de leur mission de service public, par l'Etat, les collectivités territoriales ainsi que par les autres personnes de droit public ou les personnes de droit privé chargées d'une telle mission. Constituent de tels documents notamment les dossiers, rapports, études, comptes rendus, procès-verbaux, statistiques, instructions, circulaires, notes et réponses ministérielles, correspondances, avis, prévisions, codes sources et décisions. / Les actes et documents produits ou reçus par les assemblées parlementaires sont régis par l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. ".

4. Dans sa rédaction applicable au litige, l'article 56 du Règlement budgétaire, comptable et financier de l'Assemblée nationale dispose que : " L'indemnité représentative de frais de mandat a pour objet de couvrir : - la rémunération brute des collaborateurs au-delà du crédit défini à l'article 58 et au premier alinéa de l'article 60 ainsi que certaines charges obligatoires de nature sociale ou fiscale liées à l'emploi des collaborateurs, / - l'ensemble des frais afférents à l'exercice du mandat parlementaire qui ne sont pas directement pris en charge ou remboursés par l'Assemblée nationale. (...) ". Aux termes de l'article 57 de ce même règlement : " 1. L'indemnité représentative de frais de mandat est forfaitaire. (...) Elle est versée sur un compte bancaire ou postal personnel, distinct de ceux sur lesquels sont versés l'indemnité parlementaire et, le cas échéant, le crédit pour la rémunération des collaborateurs. (...) ". L'article 32 bis de l'instruction générale du bureau de l'Assemblée nationale dispose que : " (...) III. - Avant le 31 janvier suivant chaque année civile de mandat, le député adresse au Bureau une déclaration attestant sur l'honneur qu'il a utilisé l'indemnité représentative de frais de mandat, au cours de ladite année, conformément aux règles définies par le Bureau. / Le Président peut, après avis du Bureau, saisir le déontologue de l'Assemblée nationale d'une demande d'éclaircissements concernant l'utilisation par un député de son indemnité représentative de frais de mandat, avec pour mission de lui en faire rapport. Saisi par le Président, le Bureau statue sur la situation du député au vu de ce rapport et prend les mesures appropriées. ".

5. L'association Regards Citoyens soutient que les dispositions de l'article L. 300-2 du code des relations entre le public et l'administration portent une atteinte disproportionnée au droit à un recours effectif, à la liberté d'expression et d'information ainsi qu'au droit de demander compte à tout agent public de son administration, garantis par les articles 16, 11 et 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

6. En premier lieu, lorsqu'un litige est relatif à un refus opposé à une demande de communication d'un document présentée sur le fondement de la loi du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d'amélioration des relations entre l'administration et le public et diverses dispositions d'ordre administratif, social et fiscal, dont les dispositions sont aujourd'hui reprises au code des relations entre le public et l'administration, le juge administratif est compétent pour apprécier si, en raison de la nature du document dont la communication est demandée, cette demande relève ou non du champ d'application de la loi et, si tel n'est pas le cas, pour rejeter la demande dont il est saisi pour ce motif. Il s'ensuit que les dispositions de l'article L. 300-2 du code des relations entre le public et l'administration ne font pas obstacle à ce que le juge administratif soit saisi d'un litige né du refus opposé par un parlementaire à une demande de communication de documents. Dans ces conditions, le grief tiré de ce que les dispositions citées au point 3 porteraient une atteinte au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ne soulève pas une question présentant un caractère sérieux au sens de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958.

7. En second lieu, les dispositions de l'article L. 300-2 du code des relations entre le public et l'administration incluent dans le champ des documents administratifs communicables tous les documents produits ou reçus par des personnes de droit public ou privé dans l'exercice de leur mission de service public. Ces dispositions, qui mettent en oeuvre le droit d'accès aux documents administratifs dans le respect des secrets protégés par la loi, contribuent à l'effectivité tant du droit de demander compte à tout agent public de son administration qu'à la liberté d'information. Dans ces conditions, les griefs tirés de ce que les dispositions de l'article L. 300-2 du code des relations entre le public et l'administration porteraient une atteinte disproportionnée au droit de demander compte à tout agent public de son administration et à la liberté d'expression et d'information garantis respectivement par les articles 15 et 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ne soulèvent pas une question présentant un caractère sérieux au sens de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958.

8. Il résulte de ce qui précède que la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par l'association Regards Citoyens, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux. Dès lors, il n'y a pas lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel.

Sur les autres moyens du pourvoi :

9. L'association Regards Citoyens soutient que le tribunal administratif de Paris a entaché son jugement d'erreur de droit et d'inexacte qualification juridique des faits en se déclarant incompétent pour connaître du litige présenté devant lui au motif que les parlementaires n'exerçaient pas une mission de service public au sens de l'article L. 300-2 du code des relations entre le public et l'administration.

10. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la demande présentée par l'association Regards Citoyens était fondée sur les dispositions de l'article L. 300-2 du code des relations entre le public et l'administration. Dès lors, il résulte de ce qui a été dit au point 6 ci-dessus que le litige auquel a donné lieu le refus opposé par MM. A...et B...à la demande de communication des documents relatifs à leur indemnité représentative de frais de mandat relevait de la compétence du juge administratif. Il s'ensuit qu'en jugeant que les requêtes de l'association étaient portées devant un juge incompétent pour en connaître, le tribunal administratif a entaché son jugement d'erreur de droit.

11. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, que l'association Regards Citoyens est fondée à demander l'annulation du jugement qu'elle attaque.

12. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, en application de l'article L. 821-2 du code de justice administrative, de régler l'affaire au fond.

13. Il résulte des dispositions du Règlement budgétaire, comptable et financier de l'Assemblée nationale citées au point 4 ci-dessus que l'indemnité représentative de frais de mandat est destinée à couvrir des dépenses liées à l'exercice du mandat de député. Elle est donc indissociable du statut des députés, dont les règles particulières résultent de la nature de leurs fonctions, lesquelles se rattachent à l'exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlement. Il s'ensuit que ni les relevés des comptes bancaires consacrés à l'indemnité représentative de frais de mandat, ni la déclaration sur l'honneur du bon usage de cette indemnité ne constituent des documents administratifs relevant du champ d'application de l'article L. 300-2 du code des relations entre le public et l'administration.

14. Il résulte de ce qui précède que l'association Regards Citoyens n'est pas fondée à demander l'annulation des décisions qu'elle attaque. Ses demandes doivent donc être rejetées, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les fins de non-recevoir opposées par MM. A... etB....

15. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise, à ce titre, à la charge de MM. A...etB..., qui ne sont pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il n'y pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'association Regards Citoyens la somme que demandent, au même titre, MM. A...etB....



D E C I D E :
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par l'association Regards Citoyens.
Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Paris du 6 décembre 2018 est annulé.
Article 3 : La demande présentée par l'association Regards Citoyens devant le tribunal administratif de Paris, ainsi que ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : Les conclusions présentées par MM. A...et B...au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à l'association Regards Citoyens, à MM. C...A...et D...B...et au président de l'Assemblée nationale.
Copie en sera adressée au Premier ministre et au Conseil constitutionnel.


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