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Ariane Web: Conseil d'État 421444, lecture du 12 février 2020, ECLI:FR:CECHR:2020:421444.20200212

Décision n° 421444
12 février 2020
Conseil d'État

N° 421444
ECLI:FR:CECHR:2020:421444.20200212
Publié au recueil Lebon
10ème - 9ème chambres réunies
Mme Christelle Thomas, rapporteur
Mme Anne Iljic, rapporteur public
SCP PIWNICA, MOLINIE, avocats


Lecture du mercredi 12 février 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

M. et Mme A... B... ont demandé au tribunal administratif de Paris de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de contributions sociales auxquelles ils ont été assujettis au titre de l'année 2007 et des pénalités correspondantes. Par un jugement n° 1400260 du 4 février 2016, le tribunal administratif de Paris a prononcé la réduction, en droits et en pénalités, des impositions résultant de la taxation de la somme de 12 620 523 euros correspondant à la fraction de la plus-value réalisée par M. B... le 29 mai 2007, dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers, et a rejeté le surplus des conclusions de leur demande.

Par un arrêt n° 16PA01157 du 12 avril 2018, la cour administrative d'appel de Paris a annulé ce jugement en tant qu'il a rejeté les conclusions de M. et Mme B... tendant à la décharge des pénalités qui leur ont été infligées sur le fondement du b) de l'article 1729 du code général des impôts, a déchargé M. et Mme B... de la cotisation supplémentaire de contributions sociales auxquelles ils ont été assujettis au titre de l'année 2007, ainsi que des pénalités correspondantes, a réformé en ce sens le jugement du tribunal administratif de Paris du 4 février 2016 et a rejeté le surplus des conclusions de leur appel.

Par un pourvoi sommaire, deux mémoires complémentaires et deux mémoires en réplique, enregistrés les 12 juin, 12 septembre et 21 décembre 2018 et les 6 mai et 12 août 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. et Mme B... demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à leur appel ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Christelle Thomas, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de Mme Anne Iljic, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de M. et Mme A... B... ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 31 janvier 2020, présentée par M. et Mme B... ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. et Mme B... ont créé la société civile BJPG Participations, qui a pour objet la constitution et la gestion d'un portefeuille de valeurs mobilières et qui a opté pour son assujettissement à l'impôt sur les sociétés. Le 3 mai 2007, M. B... a fait apport de 1 890 476 titres de la société Compagnie de l'Audon à la société civile BJPG Participations. La plus-value alors réalisée, d'un montant de 36 058 637 euros, a été placée automatiquement sous le régime du sursis d'imposition prévu par l'article 150-0 B du code général des impôts. Le 29 mai 2007, la société Compagnie de l'Audon a procédé au rachat de ses propres titres auprès de la société BJPG Participations, pour un prix identique à leur valeur d'apport. A l'issue d'un contrôle, l'administration fiscale a considéré que l'apport des titres de la société Compagnie de l'Audon à la société BJPG Participations, préalablement au rachat de ses propres titres par la société Compagnie de l'Audon, avait eu pour seul objet d'éviter l'imposition immédiate que M. B... aurait dû supporter si, à défaut d'interposition de la société BJPG Participations, la société Compagnie de l'Audon lui avait directement racheté ses titres. L'administration fiscale a, pour ce motif, remis en cause le bénéfice du sursis d'imposition en mettant en oeuvre la procédure de répression des abus de droit prévue à l'article L. 64 du livre des procédures fiscales. Elle a, par ailleurs, estimé que le gain correspondant au montant de la plus-value d'apport devait être taxé à concurrence de 65 % de son montant total dans la catégorie des traitements et salaires et, pour le surplus, dans celle des revenus de capitaux mobiliers. M. et Mme B... ont, en conséquence de cette rectification, été assujettis à des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de contributions sociales au titre de l'année 2007, assorties notamment de la majoration de 80 % pour abus de droit prévue au b) de l'article 1729 du code général des impôts. Par un jugement en date du 4 février 2016, le tribunal administratif de Paris, après avoir estimé que la fraction de la plus-value imposée dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers devait être taxée selon le régime des plus-values de cession de valeurs mobilières, a prononcé la décharge partielle des impositions mises à la charge de M. et Mme B.... Ces derniers se pourvoient en cassation contre l'arrêt du 12 avril 2018 de la cour administrative d'appel de Paris en tant qu'il rejette leur demande de décharge complémentaire de la cotisation supplémentaire d'impôt sur le revenu à laquelle ils ont été assujettis.

Sur la charge de la preuve :

2. L'article L. 64 du livre des procédures fiscales, dans sa version applicable au litige dispose que : " Afin d'en restituer le véritable caractère, l'administration est en droit d'écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d'un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, si ces actes n'avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. / En cas de désaccord sur les rectifications notifiées sur le fondement du présent article, le litige est soumis, à la demande du contribuable, à l'avis du comité de l'abus de droit fiscal. L'administration peut également soumettre le litige à l'avis du comité. / Si l'administration ne s'est pas conformée à l'avis du comité, elle doit apporter la preuve du bien-fondé de la rectification. / (...) ". Aux termes de l'article 1653 E du code général des impôts, " lorsque le comité de l'abus de droit fiscal est saisi, le contribuable et l'administration sont invités par le président à présenter leurs observations ".

3. En premier lieu, le comité de l'abus de droit fiscal, qui est seulement saisi pour avis sur l'existence d'un abus de droit, n'a pas à se prononcer sur la catégorie d'imposition des sommes en litige. Il s'ensuit que la cour n'a pas commis d'erreur de droit en jugeant que l'avis rendu le 3 mai 2012 par le comité de l'abus de droit fiscal n'était pas irrégulier au motif qu'il se bornait à confirmer le bien-fondé de la mise en oeuvre, par l'administration fiscale, de la procédure de répression des abus de droit prévue à l'article L. 64 précité du livre des procédures fiscales.

4. En second lieu, c'est par une appréciation souveraine exempte de dénaturation que la cour administrative d'appel a jugé que l'avis du 3 mai 2012 avait été rendu dans des conditions conformes aux dispositions de l'article 1653 E du code général des impôts citées au point 2 ci-dessus.

5. Après avoir écarté les deux moyens rappelés aux points précédents par lesquels la régularité de l'avis du comité était contestée, la cour a pu juger, sans erreur de droit, que la charge de la preuve pesait sur les contribuables.

Sur l'existence d'un abus de droit :

6. Il résulte des dispositions de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales, citées au point 2 ci-dessus, que l'administration est fondée à écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable, dès lors que ces actes ont un caractère fictif, ou, que, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, s'il n'avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées, eu égard à sa situation ou à ses activités réelles.

7. En vertu du premier alinéa de l'article 150-0 B du code général des impôts, dans sa rédaction applicable à l'année d'imposition en litige, les plus-values réalisées dans le cadre d'un apport de titres à une société soumise à l'impôt sur les sociétés bénéficient d'un sursis d'imposition au titre de l'année de l'échange des titres. Il résulte de ces dispositions, éclairées par les travaux préparatoires de la loi du 30 décembre 1999 de finances pour 2000 de laquelle elles sont issues, que le législateur a, en les adoptant, entendu faciliter les opérations de restructuration d'entreprises, en vue de favoriser la création et le développement de celles-ci, par l'octroi automatique d'un sursis d'imposition pour les plus-values résultant de certaines opérations qui ne dégagent pas de liquidités. Lorsque l'administration entend remettre en cause les conséquences fiscales d'une opération qui s'est traduite par un sursis d'imposition au motif que les actes passés par le contribuable ne lui sont pas opposables, elle est fondée à se prévaloir des dispositions de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales. En effet, une telle opération, dont l'intérêt fiscal est de différer l'imposition, entre dans le champ d'application de cet article dès lors qu'elle a nécessairement pour effet de minorer l'assiette de l'année au titre de laquelle l'impôt est normalement dû à raison de la situation et des activités réelles du contribuable.

8. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Compagnie de l'Audon (CDA) a été constituée par trois dirigeants du groupe Wendel. Son capital a ensuite été ouvert aux principaux cadres dirigeants du groupe. Le 3 avril 2007, la société CDA a acquis la société Solfur auprès de la société Wendel Investissement. Le 3 mai 2007, l'assemblée générale de la société CDA a autorisé ses associés à apporter leurs titres dans des sociétés civiles dont ils détenaient les parts. Elle a décidé en même temps une réduction de capital, non motivée par des pertes, par voie de rachat de ses titres. M. B... a apporté le même jour les titres de la société CDA qu'il détenait à la société civile BJPG Participations. La plus-value d'apport qu'il a alors réalisée a été placée automatiquement sous le régime du sursis d'imposition prévu par l'article 150-0 B du code général des impôts. Dès le 29 mai 2007, la société CDA a procédé au rachat de ses propres titres auprès de la société BJPG Participations pour un prix identique à leur valeur d'apport, sans que cette opération ne donne donc lieu à aucune plus-value pour la société civile BJPG Participations. Cette dernière a reçu en échange, principalement, des titres de la société Wendel Investissement et, accessoirement, des parts de Sicav monétaire.

9. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la succession des opérations rappelées au point précédent - notamment l'intervention presque simultanée de l'apport des titres CDA par M. B... à la société BJPG Participations, qu'il avait créée et qu'il contrôlait avec son épouse, dont la gestion patrimoniale de titres était le seul objet et qui avait opté pour l'imposition à l'impôt sur les sociétés, et du rachat par la société CDA de ses propres titres - a permis aux requérants d'entrer artificiellement dans les prévisions de l'article 150-0-B du code général des impôts en évitant l'imposition à laquelle ils auraient été soumis si la société CDA leur avait directement racheté leurs titres et que l'interposition de la société civile BJPG Participations et l'apport des titres de la société CDA à cette société doivent être regardés comme ayant poursuivi un but exclusivement fiscal et comme nécessairement contraires à l'objectif poursuivi par le législateur. Dans ces conditions, alors même que les requérants soutiennent qu'ils n'ont reçu aucune liquidité et qu'aucun désinvestissement n'a eu lieu, la cour administrative d'appel n'a pas inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis en retenant l'existence d'un abus de droit.

Sur la catégorie d'imposition du gain en litige :

10. L'article 79 du code général des impôts dispose que : " Les traitements, indemnités, émoluments, salaires, pensions et rentes viagères concourent à la formation du revenu global servant de base à l'impôt sur le revenu ". Aux termes de l'article 82 du même code : " Pour la détermination des bases d'imposition, il est tenu compte du montant net des traitements, indemnités et émoluments, salaires, pensions et rentes viagères, ainsi que de tous les avantages en argent ou en nature accordés aux intéressés en sus des traitements, indemnités, émoluments, salaires, pensions et rentes viagères proprement dits. (...) ". Aux termes de l'article 150-0 A du même code, dans sa rédaction applicable aux impositions en litige : " Sous réserve des dispositions propres aux bénéfices industriels et commerciaux, aux bénéfices non commerciaux et aux bénéfices agricoles ainsi que des articles 150 UB et 150 UC, les gains nets retirés des cessions à titre onéreux, effectuées directement ou par personne interposée, de valeurs mobilières (...) sont soumis à l'impôt sur le revenu lorsque le montant de ces cessions excède, par foyer fiscal, 20 000 euros pour l'imposition des revenus de l'année 2007.".

11. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que, pour juger que le gain réalisé par les requérants devait être imposé dans la catégorie des traitements et salaires, la cour s'est bornée à relever, d'une part, la volonté du groupe Wendel d'intéresser ses cadres dirigeants aux résultats de la société Wendel Investissement et, d'autre part, l'absence de risque de l'investissement réalisé par les requérants. En jugeant ainsi que le gain litigieux devait être regardé comme un complément de salaire, sans caractériser l'existence d'un avantage financier consenti à M. B... par la société Wendel Investissement à raison de ses fonctions de cadre dirigeant dont procèderait ce gain, la cour a commis une erreur de droit.

12. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, que M. et Mme B... sont fondés à demander l'annulation de l'arrêt qu'ils attaquent. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à M. et Mme B... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris du 12 avril 2018 est annulé.
Article 2 : L'affaire est renvoyée à la cour administrative d'appel de Paris.
Article 3 : L'Etat versera à M. et Mme B... une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. et Mme A... B... et au ministre de l'action et des comptes publics.


Voir aussi