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Ariane Web: Conseil d'État 425941, lecture du 13 novembre 2020, ECLI:FR:CECHR:2020:425941.20201113

Décision n° 425941
13 novembre 2020
Conseil d'État

N° 425941
ECLI:FR:CECHR:2020:425941.20201113
Inédit au recueil Lebon
10ème - 9ème chambres réunies
Mme Christelle Thomas, rapporteur
M. Laurent Domingo, rapporteur public
SCP SPINOSI, SUREAU, avocats


Lecture du vendredi 13 novembre 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu les procédures suivantes :

1° Sous le n° 425941, par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 3 décembre 2018 et 25 février 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Free demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler la décision implicite par laquelle le Premier ministre a rejeté sa demande tendant à ce que soient adoptées des dispositions réglementaires mettant en place un mécanisme de compensation des surcoûts supportés par les fournisseurs d'accès à internet au titre de la mise en oeuvre par ces opérateurs des mesures de blocage, de déréférencement ou d'effacement de données ordonnées en application des dispositions de l'article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle ;

2°) d'enjoindre sous astreinte au Premier ministre ou au ministre reconnu compétent d'adopter sans délai ces dispositions ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



2° Sous le n° 428381, par une requête, enregistrée le 25 février 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Free demande au Conseil d'Etat ;

1°) d'annuler la décision du 3 janvier 2019 par laquelle le ministre de la culture a rejeté sa demande tendant à ce que soient adoptées des dispositions réglementaires mettant en place un mécanisme de compensation des surcoûts engagés par les fournisseurs d'accès à internet au titre de la mise en oeuvre par ces opérateurs de mesures de blocage, de déréférencement ou d'effacement de données en application des dispositions de l'article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle ;

2°) d'enjoindre sous astreinte au Premier ministre ou au ministre reconnu compétent d'adopter sans délai ces dispositions ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



....................................................................................


Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son protocole additionnel ;
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 ;
- le code des postes et communications électroniques ;
- le code de la propriété intellectuelle ;
- la décision du 24 avril 2019 par laquelle le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, n'a pas renvoyé au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la société Free ;
- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Christelle Thomas, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Laurent Domingo, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Spinosi, Sureau, avocat de la Société Free ;



Considérant ce qui suit :

1. Les deux requêtes présentées par la société Free présentent à juger les mêmes questions. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.

2. L'article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle dispose que : " En présence d'une atteinte à un droit d'auteur ou à un droit voisin occasionnée par le contenu d'un service de communication au public en ligne, le président du tribunal judiciaire statuant selon la procédure accélérée au fond peut ordonner à la demande des titulaires de droits sur les oeuvres et objets protégés, de leurs ayants droit, des organismes de gestion collective régis par le titre II du livre III ou des organismes de défense professionnelle visés à l'article L. 331-1, toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser une telle atteinte à un droit d'auteur ou un droit voisin, à l'encontre de toute personne susceptible de contribuer à y remédier. La demande peut également être effectuée par le Centre national du cinéma et de l'image animée ".

3. La société Free demande l'annulation du refus opposé à sa demande adressée au Premier ministre d'adopter des dispositions réglementaires pour mettre en place un mécanisme de compensation des surcoûts supportés par les fournisseurs d'accès à internet au titre de la mise en oeuvre de mesures de blocage, de déréférencement ou d'effacement de données en exécution d'une décision judiciaire prise en application des dispositions de l'article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle afin de prévenir ou de faire cesser une atteinte à un droit d'auteur ou à un droit voisin occasionnée par le contenu d'un service de communication au public en ligne.

4. En premier lieu, par sa décision du 24 avril 2019, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux a décidé qu'il n'y avait pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la société Free à l'encontre des dispositions de l'article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle et de l'article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques. Il s'ensuit que le moyen tiré de ce que la décision attaquée méconnaîtrait les droits et libertés garantis par la Constitution en tant qu'elle est fondée sur ces dispositions ne peut qu'être écarté.

5. En deuxième lieu, les dispositions de l'article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle, citées au point 2, assurent la transposition de l'article 8, paragraphe 3, de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information, selon lequel " Les Etats membres veillent à ce que les titulaires de droits puissent demander qu'une ordonnance sur requête soit rendue à l'encontre des intermédiaires dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte à un droit d'auteur ou à un droit voisin ". Elles visent à permettre au titulaire d'un droit d'auteur ou d'un droit voisin de demander qu'une ordonnance sur requête soit rendue à l'encontre d'un intermédiaire qui transmet dans un réseau une contrefaçon commise par un tiers d'une oeuvre protégée ou d'un autre objet protégé, afin de faire prévenir ou de faire cesser toute atteinte à un tel droit occasionnée par le contenu d'un service de communication publique en ligne. Il résulte de l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 27 mars 2014, UPC Telekabel Wien GmbH (C-314-12) qu'une injonction d'une juridiction nationale, prise sur le fondement de ce paragraphe 3 de l'article 8 de la directive, mettant le coût des mesures exclusivement à la charge de l'intermédiaire technique concerné, ne porte pas atteinte à la substance même du droit à la liberté d'entreprise de ce dernier, dès lors qu'il lui est laissé le soin de déterminer les mesures concrètes à prendre pour atteindre le résultat visé et qu'il peut s'exonérer de sa responsabilité en prouvant qu'il a pris toutes les mesures raisonnables à cet effet, sauf à ce qu'il démontre que les mesures ordonnées exigeraient qu'il consente à des sacrifices insupportables.

6. Il résulte de ce qui précède que le principe de la prise en charge par les fournisseurs d'accès à internet du coût des mesures ordonnées par le juge judiciaire sur le fondement de l'article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle ne peut être regardé comme méconnaissant, par lui-même, le principe de la liberté d'entreprise. Dans le cas particulier dans lequel ces coûts s'avéreraient disproportionnés, il revient d'ailleurs au juge judiciaire saisi d'une demande d'injonction, ainsi que l'a jugé la Cour de cassation par son arrêt du 6 juillet 2017 (n° 16-17.217, 16-18.298, 16-18.348, 16-18.595), de décider que ces coûts soient, totalement ou partiellement, mis à la charge des titulaires des droits d'auteur. A l'appui de son recours pour excès de pouvoir, la société requérante n'apporte aucun élément qui soit de nature à établir que ces coûts seraient, eu égard à la fréquence, au nombre et à la complexité des opérations en cause, d'une importance telle qu'ils mettraient en péril la viabilité économique des opérateurs. Il s'ensuit qu'elle n'est pas fondée à soutenir que le refus qui lui a été opposé de prendre des mesures réglementaires pour établir un mécanisme de compensation de ces surcoûts méconnaîtrait le principe de la liberté d'entreprise protégé par l'article 16 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ainsi que par la directive 2001/29/CE du 22 mai 2001.

7. En troisième lieu, si en l'absence de tout dispositif de compensation, le coût des mesures strictement nécessaires à la préservation des droits en cause est en principe supporté par les intermédiaires techniques, cette charge financière, qui constitue une sujétion résultant d'une injonction prononcée par le juge judiciaire, ne saurait être regardée comme une atteinte à un droit patrimonial constitutive d'une méconnaissance du droit au respect des biens garanti par l'article 1er du protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

8. En quatrième lieu, les mesures requises des opérateurs de communications électroniques ne sont pas de même portée selon qu'ils sont tenus de prendre des mesures déterminées pour faire cesser une atteinte à un droit d'auteur ou à un droit voisin occasionnée par le contenu d'un service de communication au public en ligne sur le fondement de l'article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle ou qu'ils sont tenus de conserver de manière indifférenciée des données afin de veiller à ce que l'accès à des services de communication au public en ligne ne fasse pas l'objet d'une utilisation à des fins de reproduction, de représentation, de mise à disposition ou de communication au public d'oeuvres ou d'objets protégés par un droit d'auteur ou par un droit voisin sans l'autorisation des titulaires des droits en méconnaissance de l'article L. 336-3 du même code. Le moyen tiré de ce que le refus d'adopter les dispositions réglementaires mettant en place un mécanisme de compensation des surcoûts engagés par les fournisseurs d'accès à internet au titre des dispositions de l'article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle alors qu'un tel mécanisme a été institué, en vertu du III de l'article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques, s'agissant de l'obligation de conservation des données prévue à l'article L. 336-3 du code de la propriété intellectuelle, méconnaîtrait le principe de non-discrimination résultant de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne saurait, par suite et en tout état de cause, être retenu.

9. Il résulte de tout ce qui précède que la société Free n'est pas fondée à demander l'annulation pour excès de pouvoir des décisions de refus du Premier ministre et du ministre de la culture d'adopter des dispositions réglementaires mettant en place un mécanisme de compensation des surcoûts supportés par les fournisseurs d'accès à internet au titre de la mise en oeuvre par ces opérateurs de mesures de blocage, de déréférencement ou d'effacement de données en application des dispositions de l'article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle.

10. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font, dès lors, obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'État qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.



D E C I D E :
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Article 1er : Les requêtes de la société Free sont rejetées.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société Free, au Premier ministre et à la ministre de la culture.
Copie en sera adressée au garde des sceaux, ministre de la justice.


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