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Ariane Web: Conseil d'État 446155, lecture du 22 décembre 2020, ECLI:FR:CECHR:2020:446155.20201222

Décision n° 446155
22 décembre 2020
Conseil d'État

N° 446155
ECLI:FR:CECHR:2020:446155.20201222
Mentionné aux tables du recueil Lebon
10ème - 9ème chambres réunies
Mme Christelle Thomas, rapporteur
M. Laurent Domingo, rapporteur public
SCP MARLANGE, DE LA BURGADE, avocats


Lecture du mardi 22 décembre 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

L'association " La Quadrature du Net " a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution de la décision du préfet de police de Paris, révélée par des témoignages, des clichés photographiques et des vidéos diffusés par la presse et par des particuliers sur les réseaux sociaux, montrant que la police utilise toujours des drones à des fins de police administrative, notamment lors de manifestations sur la voie publique, et d'enjoindre au préfet de police de cesser immédiatement, à compter du prononcé de l'ordonnance à intervenir, de capter des images par drones, de les enregistrer, de les transmettre ou de les exploiter et de détruire toute image déjà captée dans ce contexte sous astreinte de 1 024 euros par jour de retard. Par une ordonnance n° 2017540/3/5 du 4 novembre 2020, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté cette demande.

Par un pourvoi et trois mémoires en réplique, enregistrés les 9 novembre, 4 décembre, 9 décembre et 11 décembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association " La Quadrature du Net " demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) d'annuler cette ordonnance ;

2°) de faire droit à ses demandes de première instance ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 096 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la directive 2016/680 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 ;
- la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 ;
- le code de justice administrative et les décrets n° 2020-1404 et 2020-1406 du 18 novembre 2020 ;




Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Christelle Thomas, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Laurent Domingo, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Marlange, de la Burgade, avocat de l'Association La Quadrature du Net ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 15 décembre 2020, présentée par le ministre de l'intérieur ;





Considérant ce qui suit :
1. Le premier alinéa de l'article L. 521-1 du code de justice administrative dispose que : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ".
2. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés qu'à la suite de l'ordonnance n° 440442, 440445 du 18 mai 2020, par laquelle le juge des référés du Conseil d'Etat a enjoint à l'Etat de cesser, sans délai, de procéder aux mesures de surveillance par drone du respect, à Paris, des règles de sécurité sanitaire applicables à la période de confinement tant qu'il n'aurait pas été remédié à l'atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée qui en résultait, soit par l'intervention d'un texte réglementaire, pris après avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) autorisant, dans le respect des dispositions de la loi du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, applicables aux traitements relevant du champ d'application de la directive du 27 avril 2016, la création d'un traitement de données à caractère personnel, soit en dotant les appareils utilisés par la préfecture de police de dispositifs techniques de nature à rendre impossible, quels que puissent en être les usages retenus, l'identification des personnes filmées, l'association " La Quadrature du Net " a, par une série de pièces produites à l'appui de sa demande, fait valoir que le préfecture de police continuait à recourir à des drones pour la surveillance de manifestations publiques à Paris, en méconnaissance de cette ordonnance, et a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris de suspendre la décision implicite du préfet de police de poursuivre l'utilisation d'un tel dispositif et de lui enjoindre de cesser toute captation d'image par ce procédé. L'association se pourvoit en cassation contre l'ordonnance du 4 novembre 2020 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
3. D'une part, l'article 3 de la directive du 27 avril 2016 relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel par les autorités compétentes à des fins de prévention et de détection des infractions pénales, d'enquêtes et de poursuites en la matière ou d'exécution de sanctions pénales et à la libre circulation de ces données et abrogeant la décision-cadre 2008/977/JAI du Conseil définit, à son point 1, les données à caractère personnel comme " toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable " et précise qu'est réputée être une " personne physique identifiable " " une personne physique qui peut être identifiée, directement ou indirectement notamment par référence à un identifiant, tel qu'un nom, un numéro d'identification, des données de localisation, un identifiant en ligne, ou à un ou plusieurs éléments spécifiques propres à son identité physique, physiologique, génétique, psychique, économique, culturelle ou sociale ".
4. D'autre part, le même article 3 définit, à son point 2, un traitement comme " toute opération ou tout ensemble d'opérations effectuées ou non à l'aide de procédés automatisés et appliquées à des données à caractère personnel ou des ensemble de données à caractère personnel, telles que la collecte, l'enregistrement, l'organisation, la structuration, la conservation, l'adaptation ou la modification, l'extraction, la consultation, l'utilisation, la communication par transmission, la diffusion ou toute autre forme de mise à disposition, le rapprochement ou l'interconnexion, la limitation, l'effacement ou la destruction ".
5. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés du tribunal administratif de Paris et des précisions apportées par les parties au cours de la séance orale d'instruction organisée par la 10ème chambre de la section du contentieux du Conseil d'Etat que, postérieurement à l'intervention de l'ordonnance du 18 mai 2020 mentionnée au point 2, la préfecture de police de Paris a mis en place, aux fins de surveiller les événements de grande ampleur se déroulant sur la voie publique, un dispositif technique reposant sur l'adjonction à l'outil de captation sans enregistrement des images par drone d'un logiciel de floutage automatique et en temps réel des données à caractère personnel dans les flux vidéo transmis à la salle de commandement de la direction de l'ordre public et de la circulation (DOPC) de la préfecture de police.
6. En premier lieu, il résulte des dispositions citées aux points 3 et 4 que le dispositif de surveillance litigieux, qui consiste à collecter des données, grâce à la captation d'images par drone, afin de les transmettre, après application d'un procédé de floutage, au centre de commandement de la préfecture de police pour un visionnage en temps réel, constitue un traitement au sens de la directive du 27 avril 2016.
7. En second lieu, si ce dispositif permet de ne renvoyer à la direction opérationnelle que des images ayant fait l'objet d'un floutage, il ne constitue que l'une des opérations d'un traitement d'ensemble des données, qui va de la collecte des images par le drone à leur envoi vers la salle de commandement, après transmission des flux vers le serveur de floutage, décomposition de ces flux image par image aux fins d'identifier celles qui correspondent à des données à caractère personnel pour procéder à l'opération de floutage, puis à la recomposition du flux vidéo comportant les éléments floutés. Dès lors que les images collectées par les appareils sont susceptibles de comporter des données identifiantes, la circonstance que seules les données traitées par le logiciel de floutage parviennent au centre de commandement n'est pas de nature à modifier la nature des données faisant l'objet du traitement, qui doivent être regardées comme des données à caractère personnel.
8. En jugeant que la décision attaquée n'avait pas pour effet d'autoriser un traitement de données à caractère personnel, au motif que seul le flux flouté des images captées par des drones arriverait en salle de commandement et en écartant pour ce motif le moyen tiré de ce que ce traitement aurait dû faire l'objet d'un texte l'autorisant, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a entaché son ordonnance d'erreur de droit. L'association est, dès lors, fondée à demander son annulation.
9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au titre de la procédure de référé engagée, en application de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.
En ce qui concerne l'urgence :
10. L'urgence justifie que soit prononcée la suspension d'un acte administratif lorsque l'exécution de celui-ci porte atteinte, de manière suffisamment grave et immédiate, à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre.
11. Eu égard au nombre important de personnes susceptibles de faire l'objet des mesures de surveillance litigieuses et à l'atteinte qu'elles sont susceptibles de porter à la liberté de manifestation et alors que le ministre n'apporte pas d'élément de nature à établir que l'objectif de garantie de la sécurité publique lors de rassemblements de personnes sur la voie publique ne pourrait être atteint pleinement, dans les circonstances actuelles, en l'absence de recours à des drones, la condition d'urgence doit être regardée comme remplie.
En ce qui concerne le doute sérieux sur la légalité de la décision attaquée :
12. Il résulte des dispositions citées aux points 3 et 4 que le dispositif de surveillance litigieux, qui constitue un traitement de données à caractère personnel et a pour finalités la protection contre les menaces pour la sécurité publique et la prévention de telles menaces, relève du champ d'application de la directive du 27 avril 2016, dont le titre 3 de la loi du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés assure la transposition en droit interne.
13. Le moyen tiré de l'illégalité de la mise en oeuvre, pour le compte de l'Etat, de ce traitement de données à caractère personnel sans l'intervention préalable d'un texte en autorisant la création et en fixant les modalités d'utilisation est propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée. Il y a lieu, par suite, de suspendre l'exécution de la décision du préfet de police de poursuivre l'utilisation de drones à des fins de police administrative dans le cadre de manifestations ou de rassemblements sur la voie publique et d'enjoindre au préfet de police de cesser, à compter de la notification de la présente ordonnance, de procéder aux mesures de surveillance par drone de ces manifestations ou rassemblements, tant que n'aura pas été pris un texte autorisant la création, à cette fin, d'un traitement de données à caractère personnel.
14. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à l'association " La Quadrature du Net " au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



D E C I D E :
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Article 1er : L'ordonnance du 4 novembre 2020 du juge des référés du tribunal administratif de Paris est annulée.
Article 2 : La décision du préfet de police de Paris de procéder à l'utilisation de drones pour la surveillance de rassemblements de personnes sur la voie publique est suspendue.
Article 3 : Il est enjoint au préfet de police de cesser, sans délai, de procéder aux mesures de surveillance par drone des rassemblements de personnes sur la voie publique.
Article 4 : L'Etat versera à l'association " La Quadrature du Net " la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à l'association " La Quadrature du Net " et au ministre de l'intérieur.
Copie en sera adressée au Premier ministre.


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