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Ariane Web: Conseil d'État 443019, lecture du 13 septembre 2021, ECLI:FR:CECHR:2021:443019.20210913

Décision n° 443019
13 septembre 2021
Conseil d'État

N° 443019
ECLI:FR:CECHR:2021:443019.20210913
Mentionné aux tables du recueil Lebon
8ème - 3ème chambres réunies
M. Sébastien Ferrari, rapporteur
M. Romain Victor, rapporteur public
BALAT ; SARL MEIER-BOURDEAU, LECUYER ET ASSOCIES, avocats


Lecture du lundi 13 septembre 2021
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu les procédures suivantes :

Madame D... C... et Monsieur E... B... ont demandé au tribunal administratif de Lyon, d'une part, d'annuler les titres exécutoires émis le 20 juillet 2017 par l'établissement public Voies navigables de France portant avis de paiement des sommes de 6 647,20 et de 19 800,24 euros au titre de l'occupation irrégulière du domaine public fluvial par le bateau portant la devise " Forez " en rive gauche du Rhône en Arles (Bouches-du-Rhône) durant les périodes du 1er septembre au 31 décembre 2015 et du 1er janvier au 31 décembre 2016 et, d'autre part, d'annuler le titre exécutoire émis le 14 mars 2018 par ce même établissement portant avis de paiement de la somme de 19 941,38 euros au titre de la période du 1er janvier au 31 décembre 2017. Par un jugement nos 1706894, 1803344 du 12 novembre 2019, ce tribunal, après avoir joint ces deux demandes, a annulé l'avis des sommes à payer du 14 mars 2018 et a rejeté le surplus des conclusions.

Par un arrêt nos 19LY04588, 19LY04594 du 25 juin 2020, la cour administrative d'appel de Lyon a rejeté l'appel formé par Mme C... et M. B... contre ce jugement en tant qu'il avait rejeté leur demande dirigée contre les avis des sommes à payer du 20 juillet 2017 et dit n'avoir lieu à statuer sur la demande de sursis à exécution dudit jugement dans cette mesure.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un nouveau mémoire, enregistrés les 19 août, 13 novembre et 30 décembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme C... et M. B... demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à leur appel ;

3°) de mettre à la charge de Voies navigables de France la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code civil ;
- le code général de la propriété des personnes publiques ;
- le code des transports ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Sébastien Ferrari, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Romain Victor, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à Me Balat, avocat de Mme C... et de M. B... et à la SARL Meier-Bourdeau, Lecuyer et associés, avocat de Voies navigables de France ;


Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que Mme C... et M. B... ont, par acte sous seing privé du 23 septembre 2015, vendu à Mme A... et M. G... le bateau portant la devise " Forez ", dont ils étaient propriétaires. Voies navigables de France a émis le 20 juillet 2017 à l'encontre de Mme C... et de M. B... deux titres exécutoires portant avis de paiement des sommes de 6 647,20 et de 19 800,24 euros au titre de l'occupation irrégulière du domaine public fluvial par ce bateau en rive gauche du Rhône en Arles (Bouches-du-Rhône) durant les périodes du 1er septembre au 31 décembre 2015 et du 1er janvier au 31 décembre 2016 et le 14 mars 2018 un autre titre exécutoire portant avis de paiement de la somme de 19 941,38 euros au titre de cette même occupation pour la période du 1er janvier au 31 décembre 2017. Mme C... et M. B... ont demandé au tribunal administratif de Lyon d'annuler ces titres exécutoires et de prononcer la décharge de l'obligation de payer les sommes correspondantes. Par un jugement du 12 novembre 2019, ce tribunal a annulé l'avis émis le 14 mars 2018 et rejeté le surplus de leurs conclusions. Par un arrêt du 25 juin 2020, la cour administrative d'appel de Lyon a rejeté l'appel formé par Mme C... et M. B... contre ce jugement en tant qu'il leur était défavorable et a dit n'avoir lieu à statuer sur leur demande tendant à ce qu'il soit, dans cette mesure, sursis à son exécution.

2. Aux termes de l'article L. 2122-1 du code général de la propriété des personnes publiques : " Nul ne peut, sans disposer d'un titre l'y habilitant, occuper une dépendance du domaine public d'une personne publique mentionnée à l'article L. 1 ou l'utiliser dans des limites dépassant le droit d'usage qui appartient à tous ". Aux termes de l'article L. 2125-1 de ce code : " Toute occupation ou utilisation du domaine public d'une personne publique mentionnée à l'article L. 1 donne lieu au paiement d'une redevance (...) ". En vertu de l'article L. 2125-8 du même code : " Sans préjudice de la répression au titre des contraventions de grande voirie, le stationnement sans autorisation d'un bateau, navire, engin flottant ou établissement flottant sur le domaine public fluvial donne lieu au paiement d'une indemnité d'occupation égale à la redevance, majorée de 100 %, qui aurait été due pour un stationnement régulier à l'emplacement considéré ou à un emplacement similaire, sans application d'éventuels abattements ".

3. En premier lieu, après avoir relevé que les titres de recette en litige faisaient référence aux constats d'occupation sans titre du domaine public qui avaient été établis, indiquaient la devise du bateau concerné, son numéro d'immatriculation, son lieu de stationnement et la durée du stationnement irrégulier, comportaient un tableau précisant les éléments de calcul des sommes réclamées, en particulier la valeur locative unitaire par m² retenue pour le type d'embarcation concerné, la surface du bateau prise en compte et l'indemnité annuelle en résultant et mentionnaient qu'il était fait application de la majoration prévue par l'article L. 2125-8 du code général de la propriété des personnes publiques, la cour administrative d'appel de Lyon a pu juger sans erreur de droit et sans dénaturer les pièces dossier, par un arrêt suffisamment motivé sur ce point, que ces titres indiquaient de manière suffisamment précise les bases de liquidation de la créance litigieuse et étaient suffisamment motivés.

4. En deuxième lieu, en vertu de l'article 1583 du code civil, la vente est " parfaite entre les parties, et la propriété est acquise de droit à l'acheteur à l'égard du vendeur, dès qu'on est convenu de la chose et du prix, quoique la chose n'ait pas encore été livrée ni le prix payé. ". Aux termes de l'article L. 4111-1 du code des transports : " Tout bateau de marchandises dont le port en lourd est égal ou supérieur à vingt tonnes ou tout autre bateau dont le déplacement est égal ou supérieur à dix mètres cubes, circulant en France, doit être immatriculé par son propriétaire. ( ... ) ". Aux termes de l'article L. 4121-2 du même code : " Tout acte ou jugement translatif, constitutif ou déclaratif de propriété ou de droits réels sur un bateau mentionné à l'article L. 4111-1 est rendu public par une inscription faite à la requête de l'acquéreur ou du créancier, sur un registre tenu au greffe du tribunal de commerce du lieu de l'immatriculation. Il n'a d'effet à l'égard des tiers qu'à compter de cette inscription ".

5. D'une part, dans l'hypothèse où le gestionnaire d'une dépendance du domaine public fluvial poursuit l'indemnisation du préjudice résultant de l'occupation sans titre de cette dépendance par un navire, il est fondé à mettre les sommes correspondantes à la charge soit de la personne qui est propriétaire de ce navire ou qui en a la garde, soit de la personne qui l'occupe, soit de l'une et de l'autre en fonction des avantages respectifs qu'elles ont retirés de l'occupation. Lorsque, par ailleurs, le navire a fait l'objet d'une cession sans que les formalités prévues par les dispositions précitées de l'article L. 4121-2 du code des transports aient été accomplies, de sorte que cette cession n'est pas opposable aux tiers, l'autorité gestionnaire du domaine est fondée à poursuivre l'indemnisation du préjudice résultant de l'occupation irrégulière de ce domaine auprès du cédant ou, si elle a connaissance de la cession, du cessionnaire.

6. Par suite, en se fondant sur ce que la vente du bateau le " Forez ", intervenue par acte sous seing privé le 23 septembre 2015, n'était pas opposable aux tiers, faute pour les acquéreurs d'avoir accompli les formalités d'inscription au registre du greffe du tribunal de commerce territorialement compétent qui leur incombaient et alors même que les vendeurs auraient accompli toutes les démarches, y compris contentieuses, pour contraindre les acquéreurs à accomplir ces formalités, pour juger que Voies navigables de France avait légalement pu mettre à la charge de Mme C... et de M. B..., en tant que propriétaires de ce navire, une indemnité représentative du montant de la redevance dont ils auraient dû s'acquitter pour un stationnement régulier à l'emplacement considéré entre le 1er septembre 2015 et le 31 décembre 2016, la cour administrative d'appel de Lyon n'a, contrairement à ce qui est soutenu, pas entaché son arrêt d'erreur de droit.

7. D'autre part, aux termes de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : " La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée. ". Aux termes de l'article 9 de la même Déclaration, tout homme est " présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable ". Il résulte de ces articles que nul n'est punissable que de son propre fait. Ce principe s'applique non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d'une punition.

8. Par sa décision n° 2013-341 QPC du 27 septembre 2013, le Conseil constitutionnel a jugé qu'en prévoyant une majoration de 100 % de l'indemnité d'occupation égale à la redevance qui aurait été due pour un stationnement régulier à l'emplacement considéré ou à un emplacement similaire, l'article L. 2125-8 du code général de la propriété des personnes publiques cité au point 2 instituait une sanction ayant le caractère d'une punition, réprimant le stationnement sans autorisation d'un bateau, navire, engin flottant ou établissement flottant sur le domaine public fluvial.

9. Il résulte de ce qui précède qu'en jugeant que Voies Navigables de France avait légalement pu établir la majoration de 100 % prévue par l'article L. 2125-8 du code général de la propriété des personnes publiques au nom de Mme C... et M. B... au seul motif que la vente de leur bateau à Mme A... et M. G... n'était pas opposable aux tiers faute d'accomplissement des formalités prévues par l'article L. 4121-2 du code des transport, sans rechercher si Mme C... et M. B... pouvaient être regardés, au cours des périodes couvertes par les titres exécutoires en litige, comme les personnes ayant commis l'infraction de stationnement sans autorisation, ou comme les personnes pour le compte desquelles cette infraction a été commise, ou encore comme les personnes ayant la garde effective du bateau, la cour administrative d'appel de Lyon a commis une erreur de droit.

10. Par suite, Mme C... et M. B... sont fondés à demander l'annulation de l'arrêt qu'ils attaquent en tant seulement qu'il a statué sur la contestation relative à cette majoration. Il n'y a par ailleurs pas lieu de statuer sur les conclusions de Mme C... et M. B... tendant à ce qu'il soit sursis à l'exécution de cet arrêt.

11. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler, dans cette mesure, l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

12. Il résulte de l'instruction qu'ainsi qu'il a été dit, Mme C... et M. B... ont, par acte sous seing privé du 23 septembre 2015, cédé à Mme A... et M. G... le bateau portant la devise " Forez ", dont ils étaient propriétaires. Il en résulte qu'ils ne peuvent être regardés ni comme les personnes ayant commis l'infraction résultant du stationnement sans autorisation de ce navire sur le domaine public fluvial, ni comme les personnes pour le compte desquelles cette infraction a été commise, ni comme ayant la garde du navire, cause de l'infraction. Par suite, la majoration de 100 % prévue par l'article L. 2125-8 du code général de la propriété des personnes publiques ne pouvait légalement être mise à leur charge.

13. Par suite, Mme C... et M. B... sont fondés à demander l'annulation des titres exécutoires émis par Voies Navigables de France le 20 juillet 2017, en tant qu'ils mettent en recouvrement cette majoration ainsi que la décharge de l'obligation de payer les sommes de 3 323,60 ? et 9 900,12 ? correspondantes.

14. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de Voies navigables de France la somme de 3 000 euros à verser à Mme C... et à M. B... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Il n'y a pas lieu, en revanche, de faire droit aux conclusions présentées par cet établissement sur le fondement de ces mêmes dispositions.


D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 25 juin 2020 de la cour administrative d'appel de Lyon est annulé en tant qu'il a statué sur la contestation de la majoration de 100 % du montant de l'indemnité compensatrice due pour le stationnement irrégulier du bateau le " Forez " sur le domaine public fluvial mise à la charge de Mme C... et M. B... pour les périodes du 1er septembre au 31 décembre 2015 et du 1er janvier au 31 décembre 2016.
Article 2 : L'article 2 du jugement du 12 novembre 2019 du tribunal administratif de Lyon est annulé en tant qu'il a rejeté les conclusions tendant à l'annulation de la majoration de 100 % du montant de l'indemnité compensatrice due pour le stationnement irrégulier du bateau le " Forez " sur le domaine public fluvial mise à la charge de Mme C... et M. B... pour ces mêmes périodes.
Article 3 : Les titres exécutoires émis le 20 juillet 2017 sont annulés en tant qu'ils portent recouvrement de la majoration prévue par l'article L. 2125-8 du code général de la propriété des personnes publiques et Mme C... et M. B... sont déchargés de l'obligation de payer les sommes correspondantes de 3 323,60 ? et 9 900,12 ?.
Article 4 : Il n'y a pas lieu de statuer sur la demande tendant au sursis à exécution de l'arrêt du 25 juin 2020 de la cour administrative d'appel de Lyon.
Article 5 : Voies Navigables de France versera à Mme C... et à M. B... une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 6 : Le surplus des conclusions du pourvoi de Mme C... et de M. B... est rejeté.
Article 7 : Les conclusions de Voies navigables de France tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 8 : La présente décision sera notifiée à Mme D... C..., à M. E... B... et à Voies navigables de France.


Voir aussi