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Ariane Web: Conseil d'État 449833, lecture du 26 avril 2022, ECLI:FR:CECHR:2022:449833.20220426

Décision n° 449833
26 avril 2022
Conseil d'État

N° 449833
ECLI:FR:CECHR:2022:449833.20220426
Mentionné aux tables du recueil Lebon
2ème - 7ème chambres réunies
M. Sébastien Gauthier, rapporteur
M. Philippe Ranquet, rapporteur public


Lecture du mardi 26 avril 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et quatre nouveaux mémoires, enregistrés les 17 février, 17 mai et 30 octobre 2021, et les 8 et 28 janvier et le 22 mars 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Orange demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir l'article 18 de la décision n° 2020-1446 de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP) en date du 15 décembre 2020 portant sur la définition du marché pertinent de fourniture en gros d'accès local en position déterminée, sur la désignation d'un opérateur exerçant une influence significative sur ce marché et sur les obligations imposées à cet opérateur à ce titre ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la directive 2002/21/CE du Parlement européen et du Conseil du 7 mars 2002 relative à un cadre réglementaire commun pour les réseaux et services de communications électroniques ;
- le code des postes et des communications électroniques ;
- le code de justice administrative ;

Une séance orale d'instruction a été tenue par la 2ème chambre le 16 mars 2022.




Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Sébastien Gauthier, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Philippe Ranquet, rapporteur public,

Vu la note en délibéré, enregistrée le 28 mars 2022, présentée par l'ARCEP ;



Considérant ce qui suit :

Sur le cadre juridique du litige :

En ce qui concerne les mesures susceptibles d'être imposées aux opérateurs réputés exercer une influence significative sur un marché du secteur des communications électroniques :

1. Les deux premiers alinéas de l'article L. 37-1 du code des postes et des communications électroniques disposent que l'ARCEP " détermine, au regard notamment des obstacles au développement d'une concurrence effective, et après avis de l'Autorité de la concurrence, les marchés du secteur des communications électroniques pertinents, en vue de l'application des articles L. 38, L. 38-1 et L. 38-2. / Après avoir analysé l'état et l'évolution prévisible de la concurrence sur ces marchés, l'autorité établit, après avis de l'Autorité de la concurrence, la liste des opérateurs réputés exercer une influence significative sur chacun de ces marchés (...) ". En application de l'article L. 37-2 du même code, dans sa rédaction en vigueur à la date de la décision attaquée, l'ARCEP " fixe en les motivant (...) 2° Les obligations des opérateurs réputés exercer une influence significative sur un marché du secteur des communications électroniques, prévues aux articles L. 38 et L. 38 1 ; (...) / Ces obligations s'appliquent pendant une durée limitée fixée par l'autorité, pour autant qu'une nouvelle analyse du marché concerné, effectuée en application de l'article L. 37-1, ne les rendent pas caduques./ L'Autorité n'impose d'obligations aux opérateurs réputés exercer une influence significative sur un marché du secteur des communications électroniques qu'en l'absence de concurrence effective et durable et les supprime dès lors qu'une telle concurrence existe ".

2. Selon le I de l'article L. 38 du code des postes et des communications électroniques, dans sa version alors en vigueur : " I. - Les opérateurs réputés exercer une influence significative sur un marché du secteur des communications électroniques peuvent se voir imposer, en matière d'interconnexion et d'accès, une ou plusieurs des obligations suivantes, proportionnées à la réalisation des objectifs mentionnés à l'article L. 32-1 : / (...) 2° Fournir des prestations d'interconnexion ou d'accès dans des conditions non discriminatoires ; / 3° Faire droit aux demandes raisonnables d'accès à des éléments de réseau ou à des moyens qui y sont associés ; (...) ". Aux termes du premier alinéa du III du même article : " III. - Les obligations prévues au présent article sont établies, maintenues, modifiées ou supprimées, compte tenu de l'analyse du marché prévue à l'article L. 37-1. " La liste limitative des obligations susceptibles d'être imposées par cet article et par l'article L. 38-1, dans sa version alors applicable, comprend en outre des obligations de transparence, de non-discrimination, d'encadrement des tarifs, de séparation comptable, d'autres obligations ne pouvant être fixées que dans des circonstances exceptionnelles et après accord de la Commission européenne. Enfin, aux termes de l'article D. 310 du même code, dans sa version alors applicable, l'ARCEP " peut imposer les obligations prévues au 3° de l'article L. 38, notamment lorsqu'elle considère qu'un refus d'accorder l'accès ou des modalités et conditions déraisonnables ayant un effet similaire empêcheraient l'émergence d'un marché de détail concurrentiel durable ou risqueraient d'être préjudiciables aux utilisateurs finaux. " Elle peut notamment imposer aux opérateurs réputés exercer une influence significative sur un marché du secteur des communications électroniques l'obligation : " 1° D'accorder à des tiers l'accès à des éléments ou ressources de réseau spécifiques, y compris l'accès à des éléments de réseau qui ne sont pas actifs ou l'accès dégroupé à la boucle locale, dans les conditions prévues à l'article D. 308 ; / 2° De négocier de bonne foi avec les opérateurs qui demandent un accès ; (...) ".

3. En application de ces dispositions, il appartient à l'ARCEP, après avoir déterminé, d'une part, qu'un marché pertinent présente des caractéristiques susceptibles de justifier l'imposition d'obligations particulières, en prenant en considération les éventuelles barrières à l'entrée et l'évolution de la structure de ce marché vers une concurrence effective et, d'autre part, qu'il existe un ou plusieurs opérateurs bénéficiant d'une puissance significative sur ce marché, d'imposer à ces opérateurs, en vue d'établir une concurrence effective et durable sur ce marché, une ou plusieurs des obligations prévues aux articles L. 38 et L. 38-1 du code des postes et des communications électroniques. Ces obligations doivent être justifiées, adaptées et proportionnées au regard de la nature du problème concurrentiel identifié.

En ce qui concerne l'accès aux segments terminaux des réseaux à très haut débit en fibre optique :

4. Aux termes de l'article L. 34-8-3 du code des postes et des communications électroniques : " Toute personne établissant ou ayant établi dans un immeuble bâti ou exploitant une ligne de communications électroniques à très haut débit en fibre optique permettant de desservir un utilisateur final fait droit aux demandes raisonnables d'accès à ladite ligne et aux moyens qui y sont associés émanant d'opérateurs, en vue de fournir des services de communications électroniques à cet utilisateur final. / L'accès est fourni dans des conditions transparentes et non discriminatoires en un point situé, sauf dans les cas définis par l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse, hors des limites de propriété privée et permettant le raccordement effectif d'opérateurs tiers, à des conditions économiques, techniques et d'accessibilité raisonnables (...) ".

5. En application de ces dispositions et des décisions prises par l'ARCEP pour leur application, l'accès aux segments terminaux des réseaux à très haut débit en fibre optique est assuré dans un cadre de régulation dit " symétrique ", qui impose à tous les opérateurs ayant établi ou exploitant une ligne en fibre optique permettant de desservir l'utilisateur final de faire droit aux demandes raisonnables d'accès à son réseau à partir d'un point de mutualisation, dont la position varie selon le type de zone. La décision n° 2013-1475 du 10 décembre 2013 fixe la liste des 106 communes dont le territoire forme ces zones très denses, qui sont définies par la décision n° 2009-1106 du 22 décembre 2009 comme " les communes à forte concentration de population, pour lesquelles, sur une partie significative de leur territoire, il est économiquement viable pour plusieurs opérateurs de déployer leurs propres infrastructures, en l'occurrence leurs réseaux de fibre optique, au plus près des logements ". Dans ces zones, en application de cette décision et de la décision n° 2010-1312 du 14 décembre 2010, en dehors des poches de basse densité constituées de petits immeubles et de pavillons, le point de mutualisation est situé en pied d'immeuble lorsque celui-ci comporte plus de 12 logements ou locaux à usage professionnel, et dans la rue pour desservir environ 100 logements ou locaux à usage professionnel dans les autres cas. Dans les poches de basse densité des zones très denses, comme dans le reste du territoire, chaque point de mutualisation dessert 300 à 1 000 logements ou locaux à usage professionnel.

En ce qui concerne les engagements de déploiement de réseaux :

6. En application de l'article L. 33-13 du code des postes et des communications électroniques : " Le ministre chargé des communications électroniques peut accepter, après avis de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse, les engagements, souscrits auprès de lui par les opérateurs, de nature à contribuer à l'aménagement et à la couverture des zones peu denses du territoire par les réseaux de communications électroniques et à favoriser l'accès des opérateurs à ces réseaux. (...) ". Aucune disposition de ce code ne prévoit de dispositif d'engagement ou d'obligation de couverture susceptible de s'imposer aux opérateurs dans les zones denses du territoire.

Sur le litige :

7. Il ressort des pièces du dossier que l'ARCEP a défini depuis 2005, en application des dispositions citées aux points 1 et 2, un cadre de régulation ayant pour objet de favoriser le développement de la concurrence sur le marché du haut débit fixe, en estimant que l'existence d'un fonctionnement concurrentiel sur le marché de gros était la condition nécessaire d'un fonctionnement satisfaisant sur les marchés de détail de l'accès à haut débit et très haut débit. Cet accès s'effectue au moyen de la boucle locale de cuivre ou d'une boucle locale optique, qui peut être dédiée à un abonné (BLOD) ou mutualisée entre abonnés (" fibre optique jusqu'à l'abonné " ou FttH), et qui permet de déployer la fibre optique depuis le noeud de raccordement jusqu'aux logements ou aux locaux à usage professionnel. Les obligations imposées à Orange comme opérateur exerçant une influence significative sur le marché comprennent notamment celle de faire droit aux demandes raisonnables d'accès à la boucle locale de cuivre, qui ne peut être raisonnablement dupliquée par les opérateurs tiers. Elles incluent également, depuis la décision n° 2017-1347 de l'ARCEP en date du 14 décembre 2017, l'obligation de faire droit aux demandes raisonnables d'accès passif aux infrastructures de sa boucle locale optique mutualisée pour répondre aux besoins du marché des entreprises et de proposer aux autres opérateurs une offre de gros leur permettant de revendre sous leur propre marque ses offres de détail à destination des entreprises.

8. Par la décision n° 2020-1446 du 15 décembre 2020, l'ARCEP a, sur le fondement des dispositions citées aux points 1 et 2, déclaré pertinent le marché de la fourniture en gros d'accès local en position déterminée, qui comprend les offres d'accès à la boucle locale de cuivre et aux boucles locales optiques des opérateurs de communications électroniques. Par la même décision, elle a désigné la société Orange comme étant l'opérateur exerçant une influence significative sur ce marché, et lui a imposé un certain nombre d'obligations. L'article 18 de cette décision impose à Orange de faire droit, dans les zones très denses, aux demandes de raccordement de local à usage professionnel à son infrastructure de réseau FttH dans un délai raisonnable qui ne peut en principe excéder six mois à compter de la demande de raccordement. Il précise qu'" Orange n'est pas tenu de faire droit aux demandes de raccordement d'un local à usage professionnel lorsque celui-ci est situé : / - dans un immeuble faisant déjà l'objet d'une convention d'équipement en fibre optique signée avec un autre opérateur d'immeuble ou / - dans un immeuble situé dans une zone arrière de point de mutualisation exploité par un autre opérateur d'immeuble en poches de basse densité ou / - dans un immeuble situé dans une zone arrière de point de mutualisation exploité par un autre opérateur d'immeuble en dehors des poches de basse densité, lorsque l'immeuble a moins de douze locaux et a vocation à être raccordé à ce point de mutualisation ". Orange demande l'annulation pour excès de pouvoir de cet article.

Sur les conclusions à fin d'annulation :

9. Dans la motivation de sa décision, l'ARCEP fait le constat de ce qu'un grand nombre d'immeubles d'entreprises ou comportant des locaux professionnels ne seraient pas raccordés au réseau FttH, quand bien même ils se trouveraient dans une commune où ce réseau est largement déployé pour les clients résidentiels, en particulier dans les zones très denses, où elle observe un ralentissement du raccordement. Elle déplore que les entreprises et administrations situées dans ces zones ne puissent bénéficier d'offres fondées sur les réseaux FttH, ce qui y freinerait le développement d'un marché de masse de la fibre pour les petites et moyennes entreprises, et la capacité de ces dernières à accéder à des offres de haut débit à des niveaux de prix abordables. Ce ralentissement du déploiement de la fibre priverait les opérateurs qui ont choisi de s'appuyer sur cette infrastructure d'une masse critique pour proposer leurs services aux entreprises. L'ARCEP relève qu'en l'absence d'obligation ou d'engagement opposable aux opérateurs, la possibilité pour les entreprises de pouvoir un jour bénéficier de telles offres repose uniquement sur les incitations structurelles des opérateurs à compléter les réseaux FttH. Orange étant le principal contributeur aux déploiements, " sa détermination à y poursuivre ses déploiements est essentielle pour en assurer la couverture ". L'ARCEP estime cependant qu'il n'est pas certain qu'Orange soit incité à équiper les entreprises des zones très denses spontanément ou à la demande des opérateurs commerciaux intéressés, dans la mesure où il est en position d'arbitrer entre ses différentes infrastructures, sur lesquelles les opérateurs commerciaux doivent s'appuyer pour proposer des offres à destinations des entreprises, et de chercher à optimiser ses revenus de gros et de détail en limitant les opportunités de migration des entreprises vers les offres de détail permises par l'infrastructure FttH, moins rémunératrices que celles sur la boucle locale optique dédiée. En l'absence d'une telle incitation, à défaut d'un engagement d'Orange à équiper en fibre optique les locaux professionnels situés dans les zones très denses, et compte tenu de l'intérêt pour les entreprises et le développement du marché de bénéficier d'offres fondées sur la fibre optique, l'ARCEP estime raisonnable d'imposer l'obligation litigieuse à Orange.

10. Il ressort cependant des énonciations de la décision attaquée qu'aucun des postulats mentionnés au point 9 n'est quantifié et que le seul élément qui serait susceptible de caractériser un frein au développement de la concurrence relevé par l'ARCEP est formulé en termes hypothétiques. Il est constant qu'il est loisible à tout opérateur de réseau de communications électroniques, dans les zones très denses, de déployer ses infrastructures de fibre optique, dédiées ou mutualisées (FttH) et de bénéficier d'un accès aux parties terminales du réseau en aval du point de mutualisation. Il peut aussi bénéficier, dans le cadre des autres obligations imposées à Orange par la décision attaquée, de l'accès à la boucle locale de cuivre, d'offres adaptées d'accès passif à la boucle locale optique mutualisée et de l'offre de gros de revente mentionnée au point 7. Il ressort des pièces du dossier, notamment du document soumis à la consultation publique le 11 juillet 2019, ainsi que des échanges intervenus au cours de la séance orale d'instruction qui s'est tenue le 16 mars 2022, qu'à la date de la décision attaquée, la part de marché nationale d'Orange sur le segment des accès à haute qualité des entreprises était inférieure à 40 % sur la boucle locale de cuivre et à 30 % sur la boucle locale optique dédiée, en nette diminution par rapport à 2017, et que ses parts de marché dans les zones très denses étaient inférieures à ses parts de marché nationales.

11. Il résulte de tout ce qui précède que l'ARCEP n'identifie sur les marchés considérés aucun obstacle au développement d'une concurrence effective qui serait susceptible de justifier les obligations litigieuses. Par suite, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de la requête, la société Orange est fondée à soutenir que l'article 18 de la décision n° 2020-1446 de l'ARCEP méconnaît les dispositions précitées des articles L. 37-1, L. 37-2 et L. 38 du code des postes et des communications électroniques et à en demander l'annulation.

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

12. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


D E C I D E :
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Article 1er : L'article 18 de la décision n° 2020-1446 de l'ARCEP en date du 15 décembre 2020 portant sur la définition du marché pertinent de fourniture en gros d'accès local en position déterminée, sur la désignation d'un opérateur exerçant une influence significative sur ce marché et sur les obligations imposées à cet opérateur à ce titre est annulé.
Article 2 : L'Etat versera à la société Orange la somme de 3 000 euros, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société Orange et à l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse.
Délibéré à l'issue de la séance du 28 mars 2022 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. G... I..., M. Olivier Japiot, présidents de chambre ; M. C... F..., Mme A... J..., M. D... L..., M. E... K..., M. Jean-Yves Ollier, conseillers d'Etat et M. Sébastien Gauthier, maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteur.

Rendu le 26 avril 2022.


Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. Sébastien Gauthier
La secrétaire :
Signé : Mme H... B...


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