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Décision n° 454531
19 août 2022
Conseil d'État

N° 454531
ECLI:FR:CECHS:2022:454531.20220819
Inédit au recueil Lebon
6ème chambre
Mme Cécile Vaullerin, rapporteur
M. Stéphane Hoynck, rapporteur public


Lecture du vendredi 19 août 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 13 juillet 2021 et 6 avril 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'Union syndicale des magistrats demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite par laquelle le Premier ministre a rejeté sa demande du 4 mai 2021 tendant à ce que soient édictés et publiés le décret d'application et les mesures règlementaires prévus par le dernier alinéa de l'article 12-2 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant statut de la magistrature ;

2°) d'enjoindre au Premier ministre d'édicter le décret d'application et les mesures règlementaires d'application nécessaires prévus par le dernier alinéa de l'article 12-2 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, dans un délai déterminé et sous astreinte ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 300 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ;
- la loi organique n° 2016-1090 du 8 août 2016 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Cécile Vaullerin, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Stéphane Hoynck, rapporteur public ;


Considérant ce qui suit :

1. Par une lettre reçue le 5 mai 2021, l'Union syndicale des magistrats a demandé au Premier ministre d'adopter et de publier le décret prévu par le dernier alinéa de l'article 12-2 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature. Elle demande l'annulation pour excès de pouvoir du refus implicite qui lui a été opposé, et qui résulte du silence gardé pendant plus de deux mois sur sa demande.

Sur les conclusions à fin d'annulation :

2. En vertu de l'article 21 de la Constitution, le Premier ministre " assure l'exécution des lois " et " exerce le pouvoir réglementaire ", sous réserve de la compétence conférée au Président de la République pour les décrets en Conseil des ministres par l'article 13 de la Constitution. L'exercice du pouvoir réglementaire comporte non seulement le droit, mais aussi l'obligation, de prendre dans un délai raisonnable les mesures qu'implique nécessairement l'application de la loi, hors le cas où le respect d'engagements internationaux de la France y ferait obstacle.

3. Aux termes de l'article 12-2 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, dans sa rédaction issue de la loi organique du 8 août 2016 relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu'au Conseil supérieur de la magistrature: " Le dossier du magistrat doit comporter toutes les pièces intéressant sa situation administrative, enregistrées, numérotées et classées sans discontinuité. / Il ne peut y être fait état ni de ses opinions ou activités politiques, syndicales, religieuses ou philosophiques, ni d'éléments relevant strictement de sa vie privée. / Tout magistrat a accès à son dossier individuel dans les conditions définies par la loi. (...) / Dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat, pris après avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés, le dossier du magistrat peut être géré sur support électronique ". Ces dispositions, si elles n'imposent pas que les dossiers des magistrats soient gérés sur support électronique, imposent toutefois, si une telle gestion est mise en place, d'en fixer les conditions par un décret en Conseil d'Etat, pris après avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés.

4. D'une part, il ressort des pièces du dossier que la Direction des services judiciaires a procédé depuis plusieurs années à une numérisation des dossiers administratifs des magistrats, sans que soit intervenu le décret prévu à l'article 12-2 de l'ordonnance de 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, lequel était pourtant nécessaire, en vertu des dispositions citées au point précédent, dans le cas où ces dossiers seraient gérés sur support électronique.

5. D'autre part, à la date de la présente décision, il s'est écoulé presque six ans depuis l'entrée en vigueur de la loi organique du 8 août 2016 modifiant l'article 12-2 de l'ordonnance de 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature. Le retard dans l'adoption des dispositions réglementaires nécessaires à la mise en place d'une gestion sur support électronique des dossiers des magistrats excède, dans les circonstances de l'espèce, le délai raisonnable qui était imparti au pouvoir réglementaire pour prendre le décret.

6. Il résulte de ce qui précède que l'Union syndicale des magistrats est fondée à soutenir que la décision du Premier ministre refusant implicitement de prendre le décret prévu par l'article 12-2 de l'ordonnance de 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature est illégale et doit être annulée pour excès de pouvoir.

Sur les conclusions à fin d'injonction sous astreinte :

7. Aux termes de l'article L. 911-1 du code de justice administrative : " Lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d'un délai d'exécution. / La juridiction peut également prescrire d'office cette mesure ". Aux termes de l'article L. 911-3 du même code : " La juridiction peut assortir, dans la même décision, l'injonction prescrite (...) d'une astreinte (...) dont elle fixe la date d'effet ".

8. L'annulation pour excès de pouvoir de la décision refusant de prendre le décret mentionné à l'article 12-2 de de l'ordonnance de 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature implique nécessairement l'édiction de ce décret. Il y a donc lieu pour le Conseil d'Etat d'enjoindre au Premier ministre de prendre ce décret dans un délai de quatre mois à compter de la notification de la présente décision. Il n'y a en revanche pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de prononcer d'astreinte à l'encontre de l'Etat.

9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 300 euros à verser à l'Union syndicale des magistrats au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



D E C I D E :
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Article 1er : La décision implicite par laquelle le Premier ministre a refusé de prendre le décret prévu à l'article 12-2 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature est annulée.
Article 2 : Il est enjoint à la Première ministre de prendre le décret prévu à l'article 12-2 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature dans un délai de quatre mois à compter de la notification de la présente décision.
Article 3 : L'Etat versera à l'Union syndicale des magistrats une somme de 300 euros, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à l'Union syndicale des magistrats, à la Première ministre et au garde des sceaux, ministre de la justice.


Délibéré à l'issue de la séance du 7 juillet 2022 où siégeaient : Mme Isabelle de Silva, présidente de chambre, présidant ; M. Cyril Roger-Lacan, conseiller d'Etat et Mme Cécile Vaullerin, maître des requêtes-rapporteure.

Rendu le 19 août 2022.
La présidente :
Signé : Mme Isabelle de Silva

La rapporteure :
Signé : Mme Cécile Vaullerin

La secrétaire :
Signé : Mme Valérie Peyrisse