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Ariane Web: Conseil d'État 464685, lecture du 21 décembre 2022, ECLI:FR:CECHS:2022:464685.20221221

Décision n° 464685
21 décembre 2022
Conseil d'État

N° 464685
ECLI:FR:CECHS:2022:464685.20221221
Inédit au recueil Lebon
7ème chambre
M. Alexis Goin, rapporteur
M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public
SCP CELICE, TEXIDOR, PERIER ; SAS BOULLOCHE, COLIN, STOCLET ET ASSOCIÉS ; SCP FOUSSARD, FROGER, avocats


Lecture du mercredi 21 décembre 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu les procédures suivantes :

Procédure contentieuse antérieure

La société Oyonnair a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Bastia, statuant sur le fondement de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, d'annuler la procédure de passation du marché de prestations de transports aériens, y compris la décision du 25 avril 2022 rejetant son offre, et d'enjoindre au centre hospitalier d'Ajaccio de reprendre la procédure à compter de la phase de publicité ou au stade de l'analyse des offres.

Par une ordonnance n° 2200574 du 20 mai 2022, le juge des référés du tribunal administratif de Bastia a fait droit à cette demande.

Procédure devant le Conseil d'Etat

1° Sous le n° 464685, par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 3 et 20 juin et 3 novembre 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, les centres hospitaliers d'Ajaccio et de Bastia demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cette ordonnance ;

2°) statuant en référé, de rejeter la demande de la société Oyonnair ;

3°) de mettre à la charge de la société Oyonnair la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


2° Sous le n° 464718, par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 7 et 22 juin et 14 octobre 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Altagna demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cette ordonnance ;

2°) statuant en référé, de rejeter la demande de la société Oyonnair ;

3°) de mettre à la charge de la société Oyonnair la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


....................................................................................

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- le code de la commande publique ;
- le code de justice administrative ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 8 décembre 2022, présentée par les centres hospitaliers d'Ajaccio et de Bastia ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Alexis Goin, auditeur,

- les conclusions de M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Foussard, Froger, avocat des centres hospitaliers d'Ajaccio et de Bastia, à la SCP Célice, Texidor, Perier, avocat de la société Oyonnair et à la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés, avocat de la société Altagna ;

Considérant ce qui suit :

1. Les pourvois des centres hospitaliers d'Ajaccio et de Bastia, d'une part, et de la société Altagna, d'autre part, sont dirigés contre la même ordonnance. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.

2. Aux termes de l'article L. 551-1 du code de justice administrative : " Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu'il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d'exploitation, la délégation d'un service public ou la sélection d'un actionnaire opérateur économique d'une société d'économie mixte à opération unique. (...) ". Aux termes de l'article L. 551-2 du même code : " I.-Le juge peut ordonner à l'auteur du manquement de se conformer à ses obligations et suspendre l'exécution de toute décision qui se rapporte à la passation du contrat, sauf s'il estime, en considération de l'ensemble des intérêts susceptibles d'être lésés et notamment de l'intérêt public, que les conséquences négatives de ces mesures pourraient l'emporter sur leurs avantages. /Il peut, en outre, annuler les décisions qui se rapportent à la passation du contrat et supprimer les clauses ou prescriptions destinées à figurer dans le contrat et qui méconnaissent lesdites obligations. (...) ". Aux termes de l'article L. 551-10 du même code : " Les personnes habilitées à engager les recours prévus aux articles L. 551-1 et L. 551-5 sont celles qui ont un intérêt à conclure le contrat ou à entrer au capital de la société d'économie mixte à opération unique et qui sont susceptibles d'être lésées par le manquement invoqué, ainsi que le représentant de l'Etat dans le cas où le contrat doit être conclu par une collectivité territoriale, un groupement de collectivités territoriales ou un établissement public local. (...) ".

3. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés du tribunal administratif de Bastia que par un avis de marché publié le 24 décembre 2021, les centres hospitaliers d'Ajaccio et de Bastia ont lancé, selon la procédure concurrentielle avec négociation, un appel d'offres ouvert relatif à un accord-cadre de prestations de transport aérien liées aux évacuations sanitaires de patients hospitalisés en Corse vers le continent. Par un courrier du 25 avril 2022, le centre hospitalier d'Ajaccio a informé la société Oyonnair que son offre n'avait pas été retenue et que le marché était attribué à la société Altagna. Par une ordonnance du 20 mai 2022 contre laquelle les centres hospitaliers d'Ajaccio et de Bastia et la société Altagna se pourvoient en cassation, le juge des référés du tribunal administratif de Bastia a, à la demande de la société Oyonnair, prononcé l'annulation de cette procédure de passation.

Sur les moyens dirigés contre les motifs relatifs à la régularité de l'offre de la société Oyonnair :

4. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés du tribunal administratif de Bastia que les candidats avaient la faculté de proposer des appareils provisoires pour une période transitoire et que, d'une part, si les documents de la consultation, et notamment l'article 12.1 du règlement de la consultation, exigeaient un agrément " PART 145 " ou son équivalent, qui a été fourni par la société Oyonnair pour ses appareils provisoires, ils n'imposaient pas qu'une telle exigence soit satisfaite, à la date du dépôt de l'offre, pour des appareils que la société ne possédait pas encore. D'autre part, ils n'imposaient pas davantage la production, à la date du dépôt de l'offre, d'un agrément de l'atelier de maintenance des appareils définitifs ni de justificatifs des démarches engagées pour garantir la disponibilité de cet atelier à l'issue de la période transitoire. Par suite, les centres hospitaliers d'Ajaccio et de Bastia et la société Altagna ne sont pas fondés à soutenir que, en estimant que l'absence de ces documents n'entachait pas d'irrégularité l'offre de la société requérante, le juge des référés du tribunal administratif de Bastia a dénaturé les pièces du dossier.

5. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés du tribunal administratif de Bastia que, interrogés à ce sujet, les centres hospitaliers avaient indiqué aux candidats qu'ils devaient présenter, " pour prouver la mise à disposition des avions définitifs dans un délai maximum de 12 mois à compter de la date début d'exécution du marché ", " un document sincère et véritable produit par le vendeur ou le loueur d'avion ". La société Oyonnair ayant produit le courrier d'un fournisseur attestant de sa capacité à lui fournir deux avions d'ici juin 2023, l'auteur de l'ordonnance attaquée a pu juger, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, et sans erreur de droit, que la société requérante justifiait, avec un degré suffisant de plausibilité, de la disponibilité des appareils définitifs qu'elle se proposait d'acquérir à l'issue de la période transitoire.

6. En troisième lieu, c'est par une appréciation souveraine, exempte de dénaturation, que l'auteur de l'ordonnance attaquée, qui est suffisamment motivée, a pu estimer qu'il ne ressortait pas des pièces du dossier que la société requérante serait dans l'impossibilité de disposer de pilotes pour faire voler ses avions.

Sur les moyens dirigés contre les motifs relatifs à la régularité du recours à la procédure avec négociation :

7. Aux termes de l'article L. 2111-1 du code de la commande publique : " La nature et l'étendue des besoins à satisfaire sont déterminées avec précision avant le lancement de la consultation en prenant en compte des objectifs de développement durable dans leurs dimensions économique, sociale et environnementale ". Aux termes de l'article L. 2111-2 du même code : " Les travaux, fournitures ou services à réaliser dans le cadre du marché public sont définis par référence à des spécifications techniques ". Aux termes de l'article R. 2111-8 du même code: " L'acheteur formule les spécifications techniques :/ 1° Soit par référence à des normes ou à d'autres documents équivalents accessibles aux candidats ;/ 2° Soit en termes de performances ou d'exigences fonctionnelles ;/ 3° Soit par une combinaison des deux ". Aux termes de l'article L. 2124-3 du même code: " La procédure avec négociation est la procédure par laquelle l'acheteur négocie les conditions du marché avec un ou plusieurs opérateurs économiques ". Aux termes de l'article R. 2124-3 du même code, " Le pouvoir adjudicateur peut passer ses marchés selon la procédure avec négociation dans les cas suivants :/ (...) 4° Lorsque le marché ne peut être attribué sans négociation préalable du fait de circonstances particulières liées à sa nature, à sa complexité ou au montage juridique et financier ou en raison des risques qui s'y rattachent ;/ 5° Lorsque le pouvoir adjudicateur n'est pas en mesure de définir les spécifications techniques avec une précision suffisante en se référant à une norme, une évaluation technique européenne, une spécification technique commune ou un référentiel technique, définis à la section 2 du chapitre Ier du titre Ier du présent livre ; (...) ". Aux termes de l'article R. 2161-13 du même code : " Le pouvoir adjudicateur indique dans les documents de la consultation les exigences minimales que doivent respecter les offres. ". Aux termes de l'article R. 2161-17 du code précité : " (...) Les exigences minimales mentionnées à l'article R. 2161-13 et les critères d'attribution ne peuvent faire l'objet de négociations ".

8. En premier lieu, il résulte des dispositions précitées du 4° de l'article R. 2124-3 que le recours à la procédure négociée est subordonné à l'existence de circonstances particulières liées à la nature du marché, à sa complexité, ou au montage juridique et financier, lesquelles doivent s'apprécier au regard des capacités du pouvoir adjudicateur à passer le marché selon la procédure normale d'appel d'offres. Par suite, les requérants ne sont pas fondés à soutenir qu'en tenant compte de l'expérience acquise par le pouvoir adjudicateur dans le domaine des évacuations sanitaires par voie aérienne, l'auteur de l'ordonnance attaquée aurait commis une erreur de droit. Il n'a pas davantage commis d'erreur de droit ni dénaturé les pièces du dossier en ne tenant pas compte du fait que la négociation aurait permis l'amélioration des offres et l'émergence de nouvelles solutions par rapport à celles présentées lors d'une procédure précédente, cette circonstance n'étant pas au nombre des conditions du recours à cette procédure. Il n'a enfin, contrairement à ce que soutiennent les requérants, pas exigé que les motifs du recours à la procédure avec négociation sur le fondement du 4° de l'article R. 2124-3 précité ne diffèrent pas de ceux ayant conduit à la déclaration sans suite de l'appel d'offre précédent.

9. En deuxième lieu, l'auteur de l'ordonnance attaquée qui, est suffisamment motivée, n'a pas inexactement qualifié les faits de l'espèce en jugeant que les seules circonstances invoquées par les centres hospitaliers d'Ajaccio et de Bastia, tirées de certaines particularités techniques des prestations attendues, qui apparaissent largement standardisées, ne permettaient pas de caractériser une complexité justifiant le recours à la procédure négociée sur le fondement des mêmes dispositions.

10. En troisième lieu, il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés que les spécifications techniques ont été définies de façon suffisamment précise en termes de performances ou d'exigences fonctionnelles dans le cahier des clauses techniques particulières. Par suite, les centres hospitaliers d'Ajaccio et de Bastia ne sont pas fondés à soutenir que le juge des référés du tribunal administratif de Bastia, en retenant que les éléments allégués n'étaient pas de nature à justifier le recours à la procédure avec négociation sur le fondement du 5° de l'article R. 2124-3 du code de la commande publique, a inexactement qualifié les faits de l'espèce et insuffisamment motivé son ordonnance.

11. En quatrième lieu, le moyen invoqué par la société Altagna, tiré de ce que le juge des référés du tribunal administratif de Bastia a commis une erreur de droit en ne relevant pas d'office que le recours à la procédure contestée pouvait être justifiée sur le fondement du 6° de l'article R. 2124-3 du code de la commande publique, ne peut qu'être écarté dès lors qu'il n'appartient pas, en tout état de cause, au juge des référés précontractuels de procéder d'office à une telle substitution.

Sur le moyen dirigé contre les motifs relatifs à la lésion qu'est susceptible d'avoir causée à la société Oyonnair l'irrégularité du recours à la procédure avec négociation :

12. Il appartient au juge des référés, saisi en vertu des dispositions de l'article L. 551-1 du code de justice, de rechercher si l'entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente.

13. Si les centres hospitaliers d'Ajaccio et de Bastia soutiennent d'abord que c'est à tort que le juge des référés du tribunal administratif a retenu que le recours irrégulier à la procédure avec négociation était susceptible d'avoir lésé la société Oyonnair, dès lors que celle-ci n'a pas été moins bien classée à l'issue de cette négociation que lors du précédent appel d'offres déclaré sans suites, le juge ne saurait se fonder sur les résultats d'une procédure distincte pour apprécier dans quelle mesure le recours à une autre procédure est susceptible d'avoir lésé le requérant qui se prévaut de son irrégularité. De même, si les centres hospitaliers d'Ajaccio et de Bastia et la société Altagna soutiennent que la négociation n'a pas dégradé le rang que l'offre de la société requérante occupait dans le classement des offres et que celle-ci a même obtenu une note supérieure à celle qui lui avait été attribuée avant la négociation, il n'est pas établi que sans négociation, le classement de l'offre de la société requérante n'aurait pas été différent, de sorte que le recours irrégulier à la procédure avec négociation doit être regardé comme susceptible de l'avoir lésée ou risquant de l'avoir lésée. Par suite, les centres hospitaliers d'Ajaccio et de Bastia et la société Altagna ne sont pas fondés à soutenir que, en estimant que le recours irrégulier à la procédure avec négociation était susceptible d'avoir lésé la société requérante, le juge des référés du tribunal administratif de Bastia a inexactement qualifié les faits de l'espèce.

14. Il résulte de tout ce qui précède que les pourvois des centres hospitaliers d'Ajaccio et de Bastia et de la société Altagna doivent être rejetés, y compris leurs conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Les centres hospitaliers d'Ajaccio et de Bastia, d'une part, la société Altagna, d'autre part, verseront chacun une somme de 1 500 euros à la société Oyonnair sur le fondement des mêmes dispositions.


D E C I D E :
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Article 1er : Les pourvois des centres hospitaliers d'Ajaccio et de Bastia et de la société Altagna sont rejetés.
Article 2 : Les centres hospitaliers d'Ajaccio et de Bastia, d'une part, la société Altagna, d'autre part, verseront chacun une somme de 1 500 euros à la société Oyonnair au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée aux centres hospitaliers d'Ajaccio et de Bastia, à la société Altagna et à la société Oyonnair.

Délibéré à l'issue de la séance du 7 décembre 2022 où siégeaient : M. Olivier Japiot, président de chambre, présidant ; M. Benoît Bohnert, conseiller d'Etat et M. Alexis Goin, auditeur-rapporteur.

Rendu le 21 décembre 2022.

Le président :
Signé : M. Olivier Japiot

Le rapporteur :
Signé : M. Alexis Goin

La secrétaire :
Signé : Mme Pierrette Kimfunia