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Ariane Web: Conseil d'État 440070, lecture du 25 janvier 2023, ECLI:FR:CECHR:2023:440070.20230125

Décision n° 440070
25 janvier 2023
Conseil d'État

N° 440070
ECLI:FR:CECHR:2023:440070.20230125
Mentionné aux tables du recueil Lebon
6ème - 5ème chambres réunies
Mme Catherine Moreau, rapporteur
M. Nicolas Agnoux, rapporteur public
SCP NICOLAY, DE LANOUVELLE ; SCP BAUER-VIOLAS, FESCHOTTE-DESBOIS, SEBAGH ; SCP DUHAMEL - RAMEIX - GURY- MAITRE, avocats


Lecture du mercredi 25 janvier 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :

Par une décision du 18 décembre 2017, la chambre régionale de discipline près le conseil régional de l'ordre des experts-comptables d'Aquitaine, saisie d'une plainte de M. B... C..., a infligé à M. A... D..., expert-comptable, la sanction du blâme avec inscription au dossier.

Par une décision du 6 février 2020, la chambre nationale de discipline près le conseil supérieur de l'ordre des experts-comptables a rejeté l'appel de M. D... contre cette décision.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 14 avril 2020, 15 juillet 2020 et 13 mai 2022, M. D... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cette décision ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge du conseil supérieur de l'ordre des experts-comptables et de M. C... la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- l'ordonnance n° 45-2138 du 19 septembre 1945 ;
- le décret n° 2012-432 du 30 mars 2012 ;
- la décision n° 2022-1019 QPC du Conseil constitutionnel ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Catherine Moreau, conseillère d'Etat en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Nicolas Agnoux, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Nicolaÿ, de Lanouvelle, avocat de M. D..., à la SCP Duhamel - Rameix - Gury - Maître, avocat de M. C... et à la SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois, Sebagh, avocat du conseil supérieur de l'ordre des experts-comptables ;


Considérant ce qui suit :

1. Par une décision du 18 décembre 2017, la chambre régionale de discipline près le conseil régional de l'ordre des experts-comptables a infligé à M. D... la sanction du blâme avec inscription au dossier, pour, d'une part, avoir omis d'établir un contrat valant lettre de mission pour des prestations d'accompagnement d'un client dans l'opération de cession de parts sociales de son entreprise et, d'autre part, avoir pratiqué des honoraires en proportion du montant de cette cession. La chambre nationale de discipline près le conseil supérieur de l'ordre des experts-comptables, statuant sur l'appel formé par M. D... et sur l'appel incident du commissaire du gouvernement près le conseil régional de l'ordre des experts-comptables, a, par une décision du 6 février 2020, estimé fondés les manquements tenant à l'absence de lettre de mission et à la pratique d'honoraires au résultat et, en outre, retenu un manquement tiré de la violation du devoir de loyauté et du secret professionnel, sans modifier la sanction du blâme avec inscription au dossier. M. D... se pourvoit en cassation contre cette décision.

Sur la composition des juridictions disciplinaires :

2. Aux termes de l'article 49 de l'ordonnance du 19 septembre 1945 portant institution de l'ordre des experts-comptables et réglementant le titre et la profession d'expert-comptable, dans sa rédaction applicable au litige, antérieure à sa modification par la loi du 14 février 2022 en faveur de l'activité professionnelle indépendante : " Il est institué auprès de chaque conseil régional de l'ordre une chambre régionale de discipline. / La chambre régionale de discipline est composée : / 1 ° D'un président désigné par le premier président de la cour d'appel dans le ressort de laquelle est situé le conseil régional parmi les magistrats du siège de cette cour ; / 2 ° De deux membres du conseil régional de l'ordre, élus par ce conseil lors de chaque renouvellement. / Un président et des membres suppléants sont désignés dans les mêmes conditions ". Aux termes de l'article 50 de la même ordonnance : " Il est institué auprès du conseil supérieur de l'ordre une chambre nationale de discipline. / La chambre nationale de discipline est composée : / 1 ° D'un président désigné par le garde des sceaux, ministre de la justice, parmi les présidents de chambre de la cour d'appel de Paris ; / 2 ° D'un conseiller référendaire à la Cour des comptes et d'un fonctionnaire, désignés par le ministre de l'économie et des finances ;/ 3 ° De deux membres du conseil supérieur de l'ordre, élus par ce conseil lors de chaque renouvellement. / La chambre nationale de discipline statue en appel sur les décisions prises par la commission mentionnée à l'article 49 bis. Dans ce cas, un des membres du Conseil supérieur de l'ordre des experts-comptables est remplacé par un représentant des associations de gestion et de comptabilité désigné par les fédérations mentionnées au 3 ° de l'article 49 bis. / Un président et des membres suppléants sont désignés dans les mêmes conditions ".

3. En premier lieu, après avoir relevé que les dispositions des articles 49 et 50 cités ci-dessus de l'ordonnance du 19 septembre 1945, qui se bornent à définir la composition de la chambre régionale de discipline et de la chambre nationale de discipline des experts-comptables, n'ont ni pour objet, ni pour effet de permettre qu'un membre de ces juridictions qui aurait engagé des poursuites disciplinaires ou accompli des actes d'instruction siège au sein de la formation de jugement, le Conseil constitutionnel, par sa décision n° 2022-1019 QPC du 27 octobre 2022, a déclaré ces dispositions conformes à la Constitution. Le requérant n'est, dès lors, pas fondé à soutenir que les articles 49 et 50 de l'ordonnance du 19 septembre 1945 méconnaîtraient le principe d'impartialité et l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

4. En deuxième lieu, comme il vient d'être dit, les dispositions des articles 49 et 50 de l'ordonnance du 19 septembre 1945 n'ont ni pour objet ni pour effet de permettre qu'un membre de la chambre régionale de discipline du conseil régional de l'ordre des experts-comptables ou de la chambre nationale de discipline qui aurait engagé des poursuites disciplinaires ou accompli des actes d'instruction siège au sein de la formation de jugement. Par suite, le moyen tiré de ce que ces dispositions seraient incompatibles avec l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne peut qu'être écarté.

5. En troisième lieu, il ressort des pièces de la procédure, d'une part, que devant la chambre régionale de discipline, ni le président suppléant de cette chambre, qui avait été destinataire de la plainte dirigée contre M. D... et qui décide des poursuites en application de l'article 183 du décret du 30 mars 2012 relatif à l'exercice de l'activité d'expertise comptable, ni le membre suppléant de cette chambre qu'il a désigné pour procéder à l'instruction de l'affaire n'ont siégé dans la formation de jugement qui s'est prononcée le 18 décembre 2017. D'autre part, devant la chambre nationale de discipline, la rapporteure à qui la présidente de cette chambre avait confié l'instruction du dossier n'était pas présente lors de l'audience au cours de laquelle ont été examinés l'appel formé par M. D... et l'appel incident du commissaire du gouvernement près le conseil régional de l'ordre des experts-comptables d'Aquitaine et n'a pas participé au délibéré. Par suite, le requérant n'est pas fondé à soutenir que les procédures suivies devant la chambre régionale de discipline et la chambre nationale de discipline ont été irrégulières au motif que les fonctions de poursuite, d'instruction et de jugement auraient été confondues.

Sur les fautes disciplinaires :

6. En premier lieu, d'une part, aux termes de l'article 2 de l'ordonnance du 19 septembre 1945 : " Est expert-comptable ou réviseur comptable au sens de la présente ordonnance celui qui fait profession habituelle de réviser et d'apprécier les comptabilités des entreprises et organismes auxquels il n'est pas lié par un contrat de travail. Il est également habilité à attester la régularité et la sincérité des bilans et des comptes de résultats. / L'expert-comptable fait aussi profession de tenir, centraliser, ouvrir, arrêter, surveiller, redresser et consolider les comptabilités des entreprises et organismes auxquels il n'est pas lié par un contrat de travail. / L'expert-comptable peut aussi organiser les comptabilités et analyser par les procédés de la technique comptable la situation et le fonctionnement des entreprises et organismes sous leurs différents aspects économique, juridique et financier. / Il fait rapport de ses constatations, conclusions et suggestions. / L'expert-comptable peut aussi accompagner la création d'entreprise sous tous ses aspects comptables ou à finalité économique et financière. (...) ". D'autre part, aux termes de l'article 24 de la même ordonnance, dans sa rédaction, antérieure à sa modification par la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, applicable au litige : " Les membres de l'ordre, les sociétés pluri-professionnelles d'exercice, les succursales et les professionnels ayant été autorisés à exercer partiellement l'activité d'expertise comptable reçoivent pour tous les travaux entrant dans leurs attributions, des honoraires qui sont exclusifs de toute autre rémunération indirecte, d'un tiers, à quelque titre que ce soit. / Ces honoraires doivent être équitables et constituer la juste rémunération du travail fourni comme du service rendu. / Leur montant est convenu librement avec les clients sous réserve des règles et éléments de tarification qui pourraient être établis par le ministre chargé de l'économie, après avis du conseil supérieur de l'ordre et de l'application de la législation sur les prix. Ils ne peuvent en aucun cas être calculés d'après les résultats financiers obtenus par les clients ".

7. Il ressort des énonciations de la décision attaquée de la chambre nationale de discipline que M. D... ne contestait pas que c'était " dans le cadre de son activité d'expert-comptable " qu'il avait accompli la mission d'assistance à la cession d'actions d'une entreprise pour laquelle il avait demandé une rémunération par des honoraires calculés en fonction des résultats de son client. Une telle mission, qui a nécessité que l'expert-comptable procède à une analyse par les procédés de la technique comptable de la situation et du fonctionnement de l'entreprise sous ses différents aspects économique, juridique et financier, est au nombre de celles énumérées à l'article 2 de l'ordonnance du 19 septembre 1945 et ne pouvait donc, aux termes de l'article 24 de cette ordonnance, dans sa rédaction applicable aux faits de l'espèce, faire l'objet d'une rémunération calculée en fonction du montant de la transaction. Par suite, en retenant un manquement à l'interdiction de rémunérer son activité de conseil dans la cession d'actions par des honoraires au résultat, la chambre nationale de discipline n'a pas commis d'erreur de droit ni méconnu le principe de légalité des peines.

8. Toutefois, en second lieu, aux termes de l'article 21 de l'ordonnance du 19 septembre 1945 : " sous réserve de toute disposition législative contraire, les experts comptables, les salariés mentionnés à l'article 83 ter et à l'article 83 quater, les experts comptables stagiaires et les professionnels ayant été autorisés à exercer partiellement l'activité d'expertise comptable sont tenus au secret professionnel dans les conditions et sous les peines fixées par l'article 226-13 du code pénal. / Sont astreints aux mêmes obligations, pour les affaires dont ils ont à connaître à l'occasion de leurs fonctions, les membres des organismes juridictionnels ainsi que les membres des autres organismes de l'ordre sauf pour les questions purement administratives dont ils sont tenus de rendre compte à leurs mandants.(...)/ Les personnes visées aux alinéas précédents sont toutefois déliées du secret professionnel dans les cas d'information ouverte contre elles ou de poursuites engagées à leur encontre par les pouvoirs publics ou dans les actions intentées devant les chambres de discipline de l'ordre ".

9. Il ressort des pièces du dossier soumis à la chambre nationale de discipline que M. D... a produit devant le juge judiciaire, dans le cadre de l'action qu'il avait engagée contre son client, au regard du contrat conclu avec ce dernier, en vue d'obtenir le paiement de ses honoraires, plusieurs messages échangés avec ce client, dans lesquels ce dernier lui donnait des indications sur son projet de cession et sur le mode de rémunération prévu pour la mission confiée au requérant.

10. Il ressort des énonciations de la décision attaquée que, pour estimer qu'une telle divulgation caractérisait une violation du devoir de loyauté et du secret professionnel, la chambre nationale de discipline a jugé que la production de ces documents devant le juge judiciaire, en dehors de toute poursuite à l'encontre de M. D..., dans un litige purement civil relatif au paiement d'honoraires, ne relevait pas d'un cas dans lequel l'expert-comptable est délié de l'obligation du secret professionnel.

11. En statuant ainsi, alors que M. D... entendait, pour faire valoir ses droits devant le juge civil, s'appuyer sur ces documents pour établir la preuve de la réalité et de l'exigibilité de la créance qu'il détenait à l'encontre de son client, sans rechercher si le secret professionnel n'avait été levé que dans la mesure strictement nécessaire à la défense des droits de l'intéressé, la chambre nationale de discipline a entaché sa décision d'une erreur de droit.

12. Il résulte de tout ce qui précède que M. D... est fondé à demander l'annulation de la décision qu'il attaque.

13. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre une somme à la charge de M. C... au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces mêmes dispositions font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de M. D..., qui n'est pas la partie perdante. Enfin, le conseil supérieur de l'ordre des experts-comptables n'ayant pas la qualité de partie à la présente instance, aucune somme ne peut être mise à sa charge à ce titre.


D E C I D E :
--------------
Article 1er : La décision du 6 février 2020 de la chambre nationale de discipline auprès du conseil supérieur de l'ordre des experts-comptables est annulée.
Article 2 : L'affaire est renvoyée devant la chambre nationale de discipline auprès du conseil supérieur de l'ordre des experts-comptables.
Article 3 : Le surplus des conclusions du pourvoi est rejeté.
Article 4 : Les conclusions présentées par M. C... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à M. A... D..., à M. B... C..., au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique et au conseil supérieur de l'ordre des experts-comptables.
Délibéré à l'issue de la séance du 6 janvier 2023 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; Mme Sophie-Caroline de Margerie, conseillère d'Etat, Mme Suzanne von Coester, Mme Fabienne Lambolez, M. Olivier Yeznikian, M. Cyril Roger-Lacan, conseillers d'Etat et Mme Catherine Moreau, conseillère d'Etat en service extraordinaire-rapporteure.

Rendu le 25 janvier 2023.

Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl

La rapporteure :
Signé : Mme Catherine Moreau



La secrétaire :
Signé : Mme Marie-Adeline Allain



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