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Ariane Web: Conseil d'État 465061, lecture du 24 février 2023, ECLI:FR:CECHR:2023:465061.20230224

Décision n° 465061
24 février 2023
Conseil d'État

N° 465061
ECLI:FR:CECHR:2023:465061.20230224
Publié au recueil Lebon
2ème - 7ème chambres réunies
M. Jérôme Goldenberg, rapporteur
M. Philippe Ranquet, rapporteur public
SCP DOUMIC-SEILLER ; HAAS, avocats


Lecture du vendredi 24 février 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et deux mémoires en réplique enregistrés les 16 juin 2022, 16 septembre 2022, 1er novembre 2022 et 9 janvier 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A... E... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler le décret du 15 avril 2022 autorisant Mme B... D... à substituer à son nom celui de D... E... ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat et de Mme D... la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution ;
- le code civil ;
- le décret n° 94-52 du 20 janvier 1994 ;
- le code de justice administrative ;




Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Jérôme Goldenberg, conseiller d'Etat en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Philippe Ranquet , rapporteur public,

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Doumic-Seiller, avocat de M. E... et à Me Haas, avocat de Mme D... ;




Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article 61 du code civil : " Toute personne qui justifie d'un intérêt légitime peut demander à changer de nom. / La demande de changement de nom peut avoir pour objet d'éviter l'extinction du nom porté par un ascendant ou un collatéral du demandeur jusqu'au quatrième degré. / Le changement de nom est autorisé par décret ". Aux termes du premier alinéa de l'article 61-1 du même code : " Tout intéressé peut faire opposition devant le Conseil d'Etat au décret portant changement de nom dans un délai de deux mois à compter de sa publication au Journal officiel ".

2. Il résulte de l'instruction que, par une décision du 29 mai 2018, la garde des sceaux, ministre de la justice a rejeté la demande de Mme B... D... tendant à adjoindre à son nom celui de " E... ". Par un jugement du 2 juillet 2020, le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande d'annulation de cette décision présentée par Mme D.... Par un arrêt du 9 décembre 2021, devenu définitif, la cour administrative d'appel de Paris a annulé ce jugement et la décision de rejet et enjoint au garde des sceaux, ministre de la justice de présenter au Premier ministre, dans un délai de trois mois à compter de la notification de son arrêt, un projet de décret autorisant le changement de nom sollicité. Par décret du 15 avril 2022, Mme D... a été autorisée à changer son nom en celui de " D... E... ". M. E... a, sur le fondement des dispositions de l'article 61-1 du code civil, formé opposition à ce décret par la présente requête.

3. La circonstance que le décret autorisant un changement de nom ait été pris pour l'exécution d'une décision du juge administratif annulant pour excès de pouvoir le refus initialement opposé à la demande tendant à ce changement, quel que soit le motif de cette annulation, y compris si elle est devenue définitive, ne fait pas obstacle à la faculté, pour tout intéressé, de former contre ce décret le recours en opposition régi par les dispositions de l'article 61-1 du code civil et d'invoquer tous moyens à l'appui de ce recours.

4. En premier lieu, le Premier ministre est investi par l'article 21 de la Constitution du pouvoir de signer les décrets autres que ceux qu'il appartient au Président de la République de signer. Aucune disposition ne réserve au Président de la République la compétence pour signer les décrets prévus par l'article 61 du code civil. Il s'ensuit que M. E... n'est pas fondé à soutenir que le décret attaqué serait entaché d'incompétence faute pour le Premier ministre de justifier d'une délégation de signature.

5. En deuxième lieu, aux termes de l'article 3 du décret du 20 janvier 1994 relatif à la procédure de changement de nom : " Préalablement à la demande, le requérant fait procéder à la publication au Journal officiel de la République française d'une insertion comportant son identité, son adresse et, le cas échéant, celles de ses enfants mineurs concernés et le ou les noms sollicités. S'il demeure en France, une publication est, en outre, effectuée dans un journal désigné pour les annonces légales de l'arrondissement où il réside ". Aux termes de l'article 2 du même décret : " A peine d'irrecevabilité, la demande expose les motifs sur lesquels elle se fonde, indique le nom sollicité (...) ; elle est accompagnée des pièces suivantes : (...) 6° Un exemplaire des journaux contenant les inscriptions prescrites à l'article 3 (...) ". Aux termes de l'article 5 du même décret : " L'autorisation ou le refus de changement de nom ne peut intervenir que deux mois après la date à laquelle il a été procédé à la publicité prévue à l'article 3 ".

6. Il résulte des articles 2, 3 et 5 du décret du 20 janvier 1994 que la formalité de publication au Journal officiel et dans un journal d'annonces légales de l'arrondissement de résidence du demandeur est destinée à permettre à d'éventuelles oppositions de se manifester, dans le délai prévu par l'article 5, et ce, afin que l'autorité compétente puisse se prononcer en connaissance de cause sur le changement de nom sollicité. Toutefois, si les actes administratifs doivent être pris selon les formes et conformément aux procédures prévues par les lois et règlements, un vice affectant le déroulement d'une procédure administrative préalable n'est de nature à entacher d'illégalité la décision prise que s'il résulte de l'instruction qu'il a été susceptible d'exercer, en l'espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu'il a privé les intéressés d'une garantie.

7. Il résulte de l'instruction que Mme D..., qui réside en France, a fait procéder à la publication d'insertions comportant les indications prévues par les dispositions de l'article 3 du décret du 20 janvier 1994, d'une part, au Journal officiel de la République française le 17 février 2016 et, sous la forme d'un rectificatif, le 4 mai 2016 et, d'autre part, à la Gazette du Palais du 28 avril 2016.

8. S'il est soutenu que la Gazette du Palais, diffusée à Paris, dans l'arrondissement de résidence de Mme D..., n'était pas un journal désigné pour les annonces légales dans cet arrondissement pour l'année en cause, une telle irrégularité, à la supposer établie, ne saurait toutefois, eu égard aux raisons, mentionnées au point 2, ayant conduit à l'intervention du décret, avoir eu d'influence sur le sens de la décision, ni, dans les circonstances de l'espèce, avoir privé M. E... d'une garantie. Par ailleurs, ni les dispositions du décret du 20 janvier 1994, ni aucune autre disposition législative ou réglementaire n'imposent le respect d'un délai maximum entre les publications prévues par l'article 3 de ce décret et le décret autorisant le changement de nom. M. E... n'est, dès lors, pas fondé à soutenir que ces publications auraient dû être réitérées alors même qu'elles sont intervenues près de six ans avant le décret attaqué.

9. En troisième lieu, des motifs d'ordre affectif peuvent, dans des circonstances exceptionnelles, caractériser l'intérêt légitime requis par l'article 61 du code civil pour déroger aux principes de dévolution et de fixité du nom établis par la loi.

10. Il résulte de l'instruction que la cour d'appel de Poitiers a fait droit par un arrêt rendu le 3 juillet 1952 à l'action en usurpation de nom engagée par M. C... E... à l'encontre de M. D... E..., interdisant à celui-ci d'utiliser le nom " E... ". Faisant tierce opposition à cet arrêt, le fils de M. D..., a obtenu de la même cour d'appel par un arrêt du 30 mai 1973 de pouvoir conserver le nom de " E... ", le pourvoi de M. E... devant la Cour de cassation contre cet arrêt ayant été rejeté. A la différence de son frère, Mme D... n'a pas fait tierce opposition à l'arrêt de la cour d'appel de Poitiers. Souhaitant toutefois se voir rétablie dans le nom originel de sa famille, recouvrer l'identité qui était la sienne jusqu'à l'âge de six ans et demi et que soit ainsi assurée l'unité du nom au sein de sa famille, elle a, sur le fondement des dispositions de l'article 61 du code civil, demandé à adjoindre à son nom le patronyme " E... ". Ce motif d'ordre affectif est, dans ces circonstances exceptionnelles, de nature à caractériser l'intérêt légitime requis pour changer de nom.

11. En dernier lieu, le risque de confusion allégué par le requérant, dont le nom est distinct de celui que Mme D... souhaite porter, n'est pas établi. Dans ces conditions, en dépit de la rareté alléguée du nom de " E... ", le préjudice invoqué par le requérant ne peut être regardé comme suffisant pour justifier son opposition au décret attaqué.

12. Il résulte de ce qui précède que la requête de M. E... doit, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur sa recevabilité, être rejetée, y compris ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du requérant le versement d'une somme au même titre.


D E C I D E :
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Article 1er : La requête de M. E... est rejetée.
Article 2 : Les conclusions présentées par Mme D... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à M. A... E..., à Mme B... D... E... et au garde des sceaux, ministre de la justice.


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