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Ariane Web: Conseil d'État 489045, lecture du 8 novembre 2023, ECLI:FR:CEORD:2023:489045.20231108

Décision n° 489045
8 novembre 2023
Conseil d'État

N° 489045
ECLI:FR:CEORD:2023:489045.20231108
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
M. Thomas Andrieu, président
M. T Andrieu, rapporteur
GONIDEC, avocats


Lecture du mercredi 8 novembre 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :
Mme A... B... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'une part, d'ordonner la suspension de l'exécution de l'arrêté du ministre de l'intérieur et des outre-mer du 14 octobre 2023 prononçant son expulsion du territoire français en urgence absolue pour menace grave à l'ordre public et le retrait de son visa de court séjour délivré le 7 août 2023 par le consul général de France à Jérusalem expirant le 24 novembre 2023 et, d'autre part, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Par une ordonnance n° 2323894 du 20 octobre 2023, la juge des référés du tribunal administratif de Paris a, en premier lieu, rejeté l'intervention du groupe " Révolution Permanente ", en deuxième lieu, admis l'intervention de l'association Avocats pour la Défense des Droits des Etrangers (ADDE), l'Union juive française pour la paix (UJFP), le Groupe d'Information et de Soutien aux Immigrés (GISTI), le Syndicat des Avocats de France (SAF) et l'Union départementale des syndicats CGT des Bouches-du-Rhône, en troisième lieu, suspendu l'exécution de l'arrêté du ministre de l'intérieur et des outre-mer du 14 octobre 2023 et, en dernier lieu, mis à la charge de l'Etat la somme de 1 000 euros à verser à Mme B... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par une requête, enregistrée le 25 octobre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'intérieur et des outre-mer demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'annuler l'ordonnance du 20 octobre 2023 de la juge des référés du tribunal administratif de Paris ;

2°) de rejeter la requête présentée par Mme B... devant ce tribunal.


Il soutient que :
- la condition d'urgence n'est pas remplie, eu égard à l'impossibilité d'exécuter l'arrêté contesté en l'absence de décision fixant le pays de destination ;
- le risque de troubles graves à l'ordre public du fait des interventions publiques et médiatiques de Mme B... constitue une urgence à exécuter l'arrêté contesté ;
- il n'est pas porté d'atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'expression ni à la liberté d'aller et venir ;
- la présence de Mme B... sur le territoire français représente une menace grave pour l'ordre public ;
- l'arrêté contesté est nécessaire, adapté et proportionné à l'objectif de sauvegarde de l'ordre public poursuivi eu égard au profil de Mme B..., membre du Front populaire de libération de la Palestine, en ce qu'elle est susceptible, par ses interventions, d'attiser les tensions, la haine et la violence entre communautés, en particulier dans le contexte créé par le conflit israélo-palestinien et ses conséquences sur le territoire national, notamment la très forte hausse des actes antisémites constatée depuis le 7 octobre dernier.
Par un mémoire en défense, enregistré le 30 octobre 2023, Mme B... conclut au rejet de la requête du ministre et à ce qu'une somme de 4 000 euros soit mise à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Elle soutient que la condition d'urgence est satisfaite et qu'il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à plusieurs libertés fondamentales.

Par un mémoire en intervention, enregistré le 30 octobre 2023, l'association Avocats pour la Défense des Droits des Etrangers, l'Union juive française pour la paix, le Groupe d'Information et de Soutien aux Immigrés et le Syndicat des Avocats de France concluent au rejet de la requête. Ils soutiennent que leurs interventions sont recevables, viennent au soutien des moyens développés par Mme B... et précisent qu'aucune menace grave à l'ordre public n'est établie et qu'il est porté atteinte à la liberté d'expression et la liberté d'aller et venir.



Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, le ministre de l'intérieur et des outre-mer et, d'autre part, Mme B... ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 31 octobre 2023, à 15 heures :

- la représentante du ministre de l'intérieur et des outre-mer ;

- la représentante de Mme B... ;

- Mme B... ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a différé la clôture de l'instruction au 1er novembre 2023 à 16 heures puis au 3 novembre 2023 à 12 heures ;

Par deux mémoires après audience, enregistrés les 1er et 2 novembre 2023, le ministre de l'intérieur et des outre-mer maintient l'ensemble de ses conclusions.

Par un mémoire après audience, enregistré le 2 novembre 2023, Mme B... conclut au rejet de la requête.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le règlement (CE) n° 2580/2001 du Conseil du 27 décembre 2001 concernant l'adoption de mesures restrictives spécifiques à l'encontre de certaines personnes et entités dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ;
- le règlement d'exécution 2023/1505 du Conseil du 20 juillet 2023 mettant en oeuvre l'article 2, paragraphe 3, du règlement (CE) n°2580/2001 concernant l'adoption de mesures restrictives spécifiques à l'encontre de certaines personnes et entités dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, et abrogeant le règlement d'exécution (UE) 2023/420 ;
- la position commune du Conseil du 27 décembre 2001 relative à l'application de mesures spécifiques en vue de lutter contre le terrorisme ;
- la décision (PESC) 2023/1514 du Conseil du 20 juillet 2023 portant mise à jour de la liste des personnes, groupes et entités auxquels s'appliquent les articles 2, 3 et 4 de la position commune 2001/931/PESC relative à l'application de mesures spécifiques en vue de lutter contre le terrorisme, et abrogeant la décision (PESC) 2023/422 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code de justice administrative ;



Considérant ce qui suit :

1. Mme A... B..., ressortissante palestinienne née le 22 juillet 1951 à Abasan Alakubura (territoires palestiniens), est entrée en France au mois de septembre 2023 munie d'un visa de court séjour d'une durée de cinquante jours expirant le 24 novembre 2023, afin de tenir un cycle de conférences sur " colonisation et apartheid israélien " dans plusieurs villes françaises et participer à plusieurs évènements. Par un arrêté du 14 octobre 2023, le ministre de l'intérieur a prononcé son expulsion du territoire national en urgence absolue, pour menace grave à l'ordre public. Cet arrêté a été accompagné, le 15 octobre 2023, d'un arrêté du préfet des Bouches-du-Rhône l'assignant à résidence dans le département des Bouches-du-Rhône pendant une durée de quarante-cinq jours et l'obligeant à se présenter à 12h30 tous les jours, y compris les dimanche et jours fériés, dans un commissariat à Marseille. Le ministre de l'intérieur et des outre-mer demande au juge des référés du Conseil d'Etat d'annuler l'ordonnance du 20 octobre 2023 par laquelle la juge des référés du tribunal administratif de Paris a suspendu l'exécution de l'arrêté du 14 octobre 2023 prononçant l'expulsion en urgence absolue de Mme B... et retirant son visa de court séjour.

Sur l'intervention volontaire :

2. L'association Avocats pour la Défense des Droits des Etrangers (ADDE), l'Union juive française pour la paix (UJEP), le Groupe d'Information et de Soutien aux Immigrés (GISTI) et le Syndicat des Avocats de France (SAF) justifient suffisamment, par leur objet statutaire, de leur intérêt à intervenir au soutien de la demande de Mme B.... Il y a donc lieu d'admettre leur intervention.

Sur la requête du ministre de l'intérieur et des outre-mer :

3. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) ".

4. Aux termes de l'article L. 631-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " L'autorité administrative peut décider d'expulser un étranger lorsque sa présence en France constitue une menace grave pour l'ordre public (...). "

5. Ainsi qu'il a été dit au point 1, Mme B..., qui se présente comme marxiste et féministe, est entrée en France au mois de septembre 2023 munie d'un visa de court séjour afin de tenir un cycle de conférences sur " colonisation et apartheid israélien " dans plusieurs villes françaises et participer à plusieurs évènements de soutien à la Palestine. Il résulte de l'instruction qu'aucun trouble matériel à l'ordre public n'a été constaté à l'occasion de ses interventions publiques sur le sol français. En outre, le seul usage du slogan " Palestine vaincra " ou du terme " apartheid ", la demande de libération de Georges Ibrahim Abdallah ou l'appel à la protection des populations civiles contre les bombardements israéliens sur Gaza ne sauraient être à eux seuls assimilés à un soutien au Hamas, à des propos antisémites ou à des agissements de provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence contre un groupe de personnes en raison de son appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion.

6. Toutefois, aux termes de l'article 2, paragraphe 3, du règlement du Conseil du 27 décembre 2001 concernant l'adoption de mesures restrictives spécifiques à l'encontre de certaines personnes et entités dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, les personnes morales, groupes ou entités inscrits sur cette liste sont ceux " commettant ou tentant de commettre un acte de terrorisme, participant à un tel acte ou facilitant sa réalisation ", ceux " détenus ou contrôlés par une ou plusieurs (de ces) personnes (...) morales, groupes ou entités " ou ceux " agissant pour le compte ou sous les ordres d'une ou de plusieurs (de ces) personnes (...) morales, groupes ou entités ". Le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) est inscrit sur cette liste, en vertu du règlement d'exécution du Conseil du 20 juillet 2023 susvisée. Le FPLP est également inscrit sur la liste des organisations mentionnées par la décision du Conseil du 20 juillet 2023 susvisée, qui invite notamment les Etats membres de l'Union européenne à s'offrir mutuellement " par le biais de la coopération policière et judiciaire en matière pénale (...), l'assistance la plus large possible pour prévenir et combattre les actes de terrorisme ".

7. Or, il résulte des éléments versés pour la première fois à l'instruction devant le Conseil d'Etat que, contrairement à ses affirmations, Mme B... est non seulement demeurée membre du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) mais qu'elle est une " dirigeante du mouvement ", notamment aux termes mêmes du site internet officiel en arabe de cette organisation. Il résulte en outre de l'instruction que le FPLP a commis, de 2002 à 2015, 13 attentats contre des civils israéliens, faisant de nombreuses victimes.

8. Les hostilités dont le Proche-Orient est actuellement le théâtre, à la suite des attaques commises par des membres du Hamas sur le territoire israélien le 7 octobre 2023, sont à l'origine d'un regain de tensions sur le territoire français, qui s'est notamment traduit par une forte recrudescence des actes à caractère antisémite. La présence sur le sol français, en vue de s'exprimer sur le conflit israélo-palestinien, d'une dirigeante d'une organisation de la nature rappelée au point 6 ayant revendiqué des attentats contre des civils israéliens est ainsi susceptible de susciter de graves troubles à l'ordre public. Alors que Mme B... ne peut se prévaloir d'aucune attache en France, pays dans laquelle elle est arrivée en septembre dernier et dont elle ne parle pas la langue, son expulsion ne peut être considérée, à la date de la présente ordonnance, comme portant une atteinte gravement illégale à sa liberté d'aller et venir, ni, en tout état de cause, à sa liberté d'expression.

9. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre de l'intérieur est fondé à soutenir que c'est à tort que la juge des référés du tribunal administratif de Paris a suspendu l'expulsion de Mme B.... En conséquence, il y a lieu d'annuler l'ordonnance attaquée et de rejeter l'ensemble des demandes présentées par Mme B... devant le tribunal administratif de Paris et le Conseil d'Etat.



O R D O N N E :
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Article 1er : L'intervention présentée par l'association Avocats pour la Défense des Droits des Etrangers, l'Union juive française pour la paix, le Groupe d'Information et de Soutien aux Immigrés et le Syndicat des Avocats de France est admise.
Article 2 : L'ordonnance n° 2323894 du 20 octobre 2023 de la juge des référés du tribunal administratif de Paris est annulée.
Article 3 : Les demandes présentées par Mme B... devant le tribunal administratif de Paris et le Conseil d'Etat sont rejetées.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée au ministre de l'intérieur et des outre-mer ainsi qu'à Mme A... B....
Copie en sera adressée à l'association Avocats pour la Défense des Droits des Etrangers, l'Union juive française pour la paix, le Groupe d'Information et de Soutien aux Immigrés et au Syndicat des Avocats de France.
Fait à Paris, le 8 novembre 2023
Signé : Thomas Andrieu