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Ariane Web: Conseil d'État 489253, lecture du 20 novembre 2023, ECLI:FR:CEORD:2023:489253.20231120

Décision n° 489253
20 novembre 2023
Conseil d'État

N° 489253
ECLI:FR:CEORD:2023:489253.20231120
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
M. Alexandre Lallet, président
M. A Lallet, rapporteur
SCP LYON-CAEN, THIRIEZ, avocats


Lecture du lundi 20 novembre 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :
Mme A... B... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'une part, d'annuler l'arrêté du préfet de la Dordogne du 10 octobre 2023 n° DDETSPP/SPA/20231010-0002 portant déclaration d'infection au titre de l'anémie infectieuse des équidés sur la commune de Le Bugue concernant l'équidé " Plaisir des fleurs " ou, à défaut, de suspendre l'exécution de cet arrêté et, d'autre part, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Par une ordonnance n° 2305736 du 21 octobre 2023, le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux a, en premier lieu, suspendu l'exécution de l'arrêté du préfet de la Dordogne du 10 octobre 2023 jusqu'à ce que le Conseil d'Etat ait statué sur le pourvoi en cassation enregistré sous le n° 475536, en deuxième lieu, mis à la charge de l'Etat la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et, en dernier lieu, rejeté le surplus des conclusions de la requête ainsi que les conclusions du préfet de la Dordogne tendant au bénéfice d'une somme au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par une requête, enregistrée le 6 novembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'annuler l'ordonnance du 21 octobre 2023 du juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux ;

2°) de rejeter la demande de suspension présentée en première instance par Mme B....


Il soutient que :
- l'ordonnance du 21 octobre 2023 est entachée d'insuffisance de motivation en ce que, pour retenir l'existence d'une atteinte grave et manifestement illégale au droit à un procès équitable, elle se borne à relever que l'exécution de l'arrêté du 10 octobre 2023 aurait pour effet de priver d'objet le pourvoi en cassation présenté par Mme B... devant le Conseil d'Etat ;
- la condition d'urgence n'est pas satisfaite dès lors que l'arrêté du 10 octobre 2023, d'une part, n'habilite pas l'administration à procéder d'office à l'euthanasie de l'équidé " Plaisir des fleurs " et, d'autre part, n'expose Mme B... qu'à la peine d'amende prévue pour les contraventions de 5ème classe si elle ne fait pas procéder à cette euthanasie par un vétérinaire, ce qui ne constitue pas un préjudice économique grave ;
- il n'est pas porté d'atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ;
- l'exécution de l'arrêté du 10 octobre 2023 ne porte pas d'atteinte grave et manifestement illégale au droit de Mme B... à un procès équitable et à son droit à un recours effectif devant le juge dès lors que, d'une part, cette dernière a pu exercer de nombreux recours juridictionnels contre la mesure d'euthanasie de l'équidé " Plaisir des fleurs " et, d'autre part, la circonstance que le Conseil d'Etat puisse prononcer un non-lieu à statuer dans le cadre du pourvoi en cassation qu'elle a introduit est, par elle-même, sans incidence sur les libertés fondamentales invoquées ;
- elle ne porte pas d'atteinte grave et manifestement illégale au principe d'égalité de traitement devant les charges publiques dès lors que, en premier lieu, ce principe ne constitue pas une liberté fondamentale au sens de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, en deuxième lieu, la différence substantielle de contagiosité et de risque zoonotique entre l'anémie infectieuse des équidés et d'autres maladies animales répertoriées justifie une différence de traitement et, en dernier lieu, l'arrêté contesté est une décision individuelle, dont ne peut résulter une différence de traitement entre Mme B... et de tierces personnes ;
- elle ne porte pas d'atteinte grave et manifestement illégale au droit de propriété de Mme B... dès lors que, en premier lieu, l'insuffisance de motivation que cette dernière fait valoir n'est pas au nombre des éléments susceptibles d'être retenus par le juge des référés pour caractériser une telle atteinte, en deuxième lieu, l'article 9 de l'arrêté du 23 septembre 1992 fixant les mesures de police sanitaire relatives à l'anémie infectieuse des équidés, qui constitue le fondement de la mesure d'euthanasie en litige, n'est pas illégal et, en dernier lieu, cette mesure d'euthanasie est proportionnée eu égard à l'objectif de protection sanitaire poursuivi ainsi qu'au régime spécial de dédommagement prévu en contrepartie ;
- le lien d'attachement qui unit Mme B... à son équidé ne peut, à lui seul, démontrer que l'arrêté du 10 octobre 2023 porte une atteinte grave et manifestement illégale à son droit au respect de la vie privée et familiale.
Par un mémoire en défense, enregistré le 15 novembre 2023, Madame A... B... conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 1 100 euros soit mise à la charge de l'Etat au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Elle soutient qu'aucun des moyens d'appel n'est fondé.


Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, et notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le règlement (UE) 2016/429 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 ;
- le règlement d'exécution (UE) 2018/1882 de la Commission du 3 décembre 2018 ;
- le règlement délégué (UE) 2022/688 de la Commission du 17 décembre 2019 ;
- le code rural et de la pêche maritime ;
- l'arrêté interministériel du 23 septembre 1992 fixant les mesures de police sanitaire relatives à l'anémie infectieuse des équidés ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, le ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire et, d'autre part, Mme B... ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 17 novembre 2023, à 15 heures :

- les représentants du ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire ;

- Me Lyon-Caen, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de Mme B..., et la représentante de Mme B... ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a clôturé l'instruction ;




Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) ".

2. En vertu du 1° de l'article L. 221-1 du code rural et de la pêche maritime, les maladies animales réglementées comprennent les maladies répertoriées au paragraphe 1 de l'article 5 du règlement (UE) 2016/429 du 9 mars 2016 relatif aux maladies animales transmissibles et modifiant et abrogeant certains actes dans le domaine de la santé animale, au nombre desquelles figure l'anémie infectieuse des équidés, mentionnée à l'annexe II à ce règlement. L'article L. 223-8 du même code dispose que : " Après la constatation d'une maladie mentionnée à l'article L. 221-1, le préfet statue sur les mesures à mettre en exécution dans le cas particulier. / Il prend, s'il est nécessaire, un arrêté portant déclaration d'infection remplaçant éventuellement un arrêté de mise sous surveillance. / Cette déclaration peut entraîner, dans le périmètre qu'elle détermine, sans préjudice des mesures que requiert l'application du règlement (UE) 2016/429 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 relatif aux maladies animales transmissibles et des actes délégués et d'exécution qu'il prévoit, l'application des mesures suivantes : (...) / 8° L'abattage des animaux malades ou contaminés ou des animaux ayant été exposés à la contagion, ainsi que des animaux suspects d'être infectés ou en lien avec des animaux infectés dans les conditions prévues par l'article L. 223-6 ". L'arrêté interministériel du 23 septembre 1992 fixant les mesures de police sanitaire relatives à l'anémie infectieuse des équidés prévoit que, lorsque l'existence de cette maladie est confirmée, le préfet prend un arrêté portant déclaration d'infection de l'établissement, qui entraîne l'application de certaines mesures de prévention. En outre, il résulte de l'article 9 de cet arrêté que les équidés infectés sont abattus dans un délai fixé par le directeur des services vétérinaires.


3. Par deux arrêtés des 17 mai et 8 juin 2023, le préfet de la Dordogne a ordonné l'euthanasie, par un vétérinaire désigné dans chacun de ces arrêtés, du cheval Plaisir des fleurs détenu par Mme B..., en raison de son infection à l'anémie infectieuse des équidés, sur le fondement de l'arrêté du 23 septembre 1992 mentionné au point 2. Le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux a rejeté les demandes tendant à la suspension de l'exécution de ces arrêtés présentées par Mme B..., laquelle a introduit un pourvoi en cassation contre cette ordonnance de rejet. Saisi par l'administration, le juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire de Bergerac a rejeté, par une ordonnance du 27 juillet 2023 puis une seconde ordonnance du 17 août suivant dont il n'a pas été interjeté appel, la demande du préfet de la Dordogne tendant à obtenir l'autorisation de pénétrer sur le lieu de détention de l'équidé afin de le capturer et de procéder à l'euthanasie. En conséquence, par un nouvel arrêté en date du 10 octobre 2023, le préfet de la Dordogne a rapporté ses deux arrêtés précédents et pris un nouvel arrêté ordonnant à l'intéressée de faire procéder elle-même, par le vétérinaire de son choix, à cet abattage avant le 22 octobre 2023, et précisant en outre que son défaut d'exécution pourrait faire l'objet de la sanction pénale prévue à l'article R. 228-1 du code rural et de la pêche maritime. Par une ordonnance du 21 octobre 2023, le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux a, à l'article 1er, suspendu l'exécution de ce dernier arrêté jusqu'à ce que le Conseil d'Etat ait statué sur le pourvoi en cassation précédemment mentionné, à l'article 2, mis une somme à la charge de l'Etat au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et, à l'article 3, rejeté le surplus des conclusions de la demande de Mme B... tendant à l'annulation de l'arrêté litigieux. L'appel du ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire contre cette ordonnance doit être regardé comme dirigé contre ses articles 1er et 2.

4. Il résulte de ce qui vient d'être dit que l'arrêté litigieux a été pris par le préfet de la Dordogne en raison de l'impossibilité dans laquelle l'administration s'est trouvée de procéder à l'euthanasie du cheval Plaisir des fleurs, faute d'être autorisée par le juge des libertés et de la détention à pénétrer sur la propriété de Mme B.... La circonstance que cet arrêté, qui abroge ceux des 17 mai et 8 juin 2013, pourrait priver d'objet le pourvoi en cassation introduit par Mme B... contre l'ordonnance rejetant sa demande de suspension de l'exécution de ces deux premiers arrêtés, est insusceptible de caractériser une atteinte au droit à un procès équitable, alors que l'arrêté du 10 octobre 2023 en litige peut faire l'objet, outre d'un référé-liberté comme celui qui a été engagé en l'espèce, d'un recours pour excès de pouvoir, le cas échéant assorti d'une demande de suspension de son exécution sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative. Par suite, c'est à tort que le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux a suspendu l'exécution de ce dernier arrêté en raison d'une atteinte grave et manifestement illégale au droit à un procès équitable.

5. Il y a lieu pour le juge des référés du Conseil d'Etat, saisi par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les autres moyens soulevés par Mme B... en première instance, qu'elle reprend d'ailleurs dans son mémoire en défense en appel.

6. Mme B... se prévaut de ce que l'administration ne procède pas à l'abattage systématique des animaux souffrant de maladies qui, comme l'anémie infectieuse des équidés, est classée dans les catégories D et E du règlement d'exécution (UE) de la Commission du 3 décembre 2018 sur l'application de certaines dispositions en matière de prévention et de lutte contre les maladies à des catégories de maladies répertoriées et établissant une liste des espèces et des groupes d'espèces qui présentent un risque considérable du point de vue de la propagation de ces maladies répertoriées. Toutefois, cette circonstance est insusceptible de caractériser une atteinte au principe d'égalité qu'elle invoque dès lors qu'il s'agit de maladies distinctes, appelant des programmes et mesures de l'administration adaptées à leurs caractéristiques propres.

7. En revanche, l'arrêté litigieux porte atteinte au droit de propriété de Mme B... ainsi que, compte tenu du lien affectif particulier qu'elle a établi avec ce cheval, au droit au respect de sa vie privée.

8. Mme B... soutient que l'article 9 de l'arrêté du 23 septembre 1992 mentionné au point 2 est contraire aux dispositions des règlements de 2016 et 2018 précédemment mentionnés, lesquels ne prévoient pas, pour l'anémie infectieuse des équidés qui est une maladie classée dans les catégories D et E, de programmes d'éradication obligatoire ou volontaire des animaux infectés, contrairement aux affections classées dans les catégories A, B et C. Le ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire se prévaut dans ses écritures de l'article 269 du règlement de 2016, qui permet aux Etats membres d'appliquer sur leur territoire des mesures supplémentaires ou plus strictes que celles prévues dans ce règlement. Ce renvoi ne concerne cependant que certains domaines limitativement énumérés, au nombre desquels figurent les responsabilités en matière de santé animale définies à l'article 10 du règlement, lequel investit les " opérateurs " de la responsabilité de la réduction du risque de propagation de maladies affectant les animaux qu'ils détiennent, mais non les programmes d'éradication régis par les articles 31 à 35 de ce règlement. En outre, si le ministre a soutenu lors de l'audience que le règlement de 2016 ne régit que les échanges entre Etats membres, il ressort de son article 1er que son objet est d'établir des dispositions en matière de prévention des maladies animales transmissibles aux animaux ou aux êtres humains afin non seulement de garantir le fonctionnement efficace du marché intérieur, mais aussi une meilleure santé animale et une réduction des effets néfastes sur la santé animale de certaines maladies. Le ministre s'est enfin prévalu à l'audience du règlement délégué (UE) 2020/688 de la Commission européenne du 17 décembre 2019 complétant le règlement de 2016 en ce qui concerne les conditions de police sanitaire applicables aux mouvements d'animaux terrestres entre Etats, dont l'article 22 prévoit notamment la mise à mort des animaux infectés par l'anémie infectieuse des équidés préalablement à des déplacements d'équidés vers un autre Etat membre à partir d'un établissement touché. Il a également indiqué que certains Etats membres prévoyaient, comme la France, l'abattage des chevaux atteints d'anémie infectieuse des équidés, alors que Mme B... a fait valoir que d'autres Etats avaient fait le choix de privilégier des mesures de prévention et d'isolement.

9. Si, au regard des arguments mentionnés au point 8 et des éléments versés à l'instruction, il existe un doute sur la légalité des dispositions de l'article 9 de l'arrêté du 23 septembre 1992 en tant qu'elles prévoient l'abattage systématique d'équidés atteints d'anémie infectieuse, indépendamment de tout mouvement au sein de l'Union européenne, ces dispositions n'apparaissent pas entachées d'une contrariété manifeste avec le droit de l'Union. Il en va de même du moyen tiré de ce que l'euthanasie du cheval Plaisir des fleurs présenterait un caractère disproportionné en raison des conditions de son isolement et des mesures de prévention prises par Mme B..., dont il résulte de l'instruction qu'elles réduisent significativement le risque de propagation de la maladie, sans l'éliminer entièrement. Enfin, l'arrêté litigieux est suffisamment motivé et ne procède pas d'un détournement de procédure pour les raisons mentionnées au point 4. L'atteinte que cet arrêté porte aux libertés fondamentales mentionnées au point 7 ne peut donc être regardée comme manifestement illégale.

10. Il résulte de ce qui précède que la demande de Mme B... tendant à la suspension de l'exécution de l'arrêté du préfet de la Dordogne du 10 octobre 2023, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, doit être rejetée, sans qu'il soit besoin d'examiner la condition d'urgence, et qu'il y a lieu de réformer l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux du 21 octobre 2023 en ce qu'elle a de contraire à la présente ordonnance.

11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance.



O R D O N N E :
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Article 1er : La demande de suspension de l'exécution de l'arrêté du préfet de la Dordogne du 10 octobre 2023, présentée sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, est rejetée.
Article 2 : L'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux du 21 octobre 2023 est réformée en ce qu'elle a de contraire à la présente ordonnance.
Article 3 : Les conclusions présentées par Mme B... sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée au ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire et à Mme A... B....
Fait à Paris, le 20 novembre 2023
Signé : Alexandre Lallet