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Ariane Web: Conseil d'État 482689, lecture du 4 juillet 2025, ECLI:FR:CECHR:2025:482689.20250704

Décision n° 482689
4 juillet 2025
Conseil d'État

N° 482689
ECLI:FR:CECHR:2025:482689.20250704
Mentionné aux tables du recueil Lebon
5ème - 6ème chambres réunies
M. Christophe Chantepy, président
M. Jean-Dominique Langlais, rapporteur
M. Florian Roussel, rapporteur public
SARL LE PRADO - GILBERT, avocats


Lecture du vendredi 4 juillet 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

M. D... A... a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner le centre hospitalier régional universitaire de Brest à lui verser la somme de 50 000 euros en réparation du préjudice qu'il estime avoir subi du fait des conditions du décès de sa mère, Mme C... B..., alors accueillie au sein du centre René-Fortin, établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes relevant de cet établissement de santé. Par un jugement n° 1905344 du 1er avril 2022, le tribunal administratif a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 22NT01694 du 23 juin 2023, la cour administrative d'appel de Nantes a rejeté l'appel formé par M. A... contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 14 août et 13 novembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge du centre hospitalier régional universitaire de Brest la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code de la santé publique ;
- la décision du Conseil constitutionnel n° 2017-632 QPC du 2 juin 2017 ;
- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Jean-Dominique Langlais, conseiller d'Etat,
- les conclusions de M. Florian Roussel, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Gaschignard, Loiseau, Massignon, avocat de M. A... et à la SARL Le Prado - Gilbert, avocat du centre hospitalier régional universitaire de Brest ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que Mme B..., alors résidente du centre René-Fortin, établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes relevant du centre hospitalier régional universitaire de Brest a été retrouvée, le matin du 19 août 2017, aréactive dans son lit. A la suite d'un examen médical clinique effectué le même jour et faisant suspecter un accident vasculaire cérébral compromettant son pronostic vital, l'établissement a décidé de ne pas la transférer pour des explorations complémentaires ou une éventuelle réanimation, d'arrêter les traitements dont elle bénéficiait pour d'autres pathologies et de mettre en place une prise en charge palliative. Elle est décédée le 21 août 2017 dans cet établissement. Le 3 avril 2019, M. A..., fils de la défunte, a saisi le centre hospitalier d'une réclamation indemnitaire afin d'obtenir réparation du préjudice d'affection subi en raison des fautes commises par l'établissement ayant provoqué le décès de sa mère. Par un jugement du 1er avril 2022, le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa demande. Par un arrêt du 23 juin 2023, contre lequel il se pourvoit en cassation, la cour administrative d'appel de Nantes a rejeté son appel.

Sur le cadre juridique :

2. Aux termes de l'article L. 1110-5 du code de la santé publique : " Toute personne a, compte tenu de son état de santé et de l'urgence des interventions que celui-ci requiert, le droit de recevoir, sur l'ensemble du territoire, les traitements et les soins les plus appropriés et de bénéficier des thérapeutiques dont l'efficacité est reconnue et qui garantissent la meilleure sécurité sanitaire et le meilleur apaisement possible de la souffrance au regard des connaissances médicales avérées. (...) ". Aux termes de l'article L. 1110-5-1 : " Les actes mentionnés à l'article L. 1110-5 ne doivent pas être mis en oeuvre ou poursuivis lorsqu'ils résultent d'une obstination déraisonnable. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou lorsqu'ils n'ont d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris, conformément à la volonté du patient et, si ce dernier est hors d'état d'exprimer sa volonté, à l'issue d'une procédure collégiale définie par voie réglementaire (...) ". Aux termes de l'article L. 1111-4 : " (...) Lorsque la personne est hors d'état d'exprimer sa volonté, la limitation ou l'arrêt de traitement susceptible d'entraîner son décès ne peut être réalisé sans avoir respecté la procédure collégiale mentionnée à l'article L. 1110-5-1 et les directives anticipées ou, à défaut, sans que la personne de confiance prévue à l'article L. 1111-6 ou, à défaut la famille ou les proches, aient été consultés. La décision motivée de limitation ou d'arrêt de traitement est inscrite dans le dossier médical (...) ".

3. L'article R. 4127-37-2 du même code précise que : " I. - La décision de limitation ou d'arrêt de traitement respecte la volonté du patient antérieurement exprimée dans des directives anticipées. Lorsque le patient est hors d'état d'exprimer sa volonté, la décision de limiter ou d'arrêter les traitements dispensés, au titre du refus d'une obstination déraisonnable, ne peut être prise qu'à l'issue de la procédure collégiale prévue à l'article L.1110-5-1 et dans le respect des directives anticipées et, en leur absence, après qu'a été recueilli auprès de la personne de confiance ou, à défaut, auprès de la famille ou de l'un des proches le témoignage de la volonté exprimée par le patient. / II. - Le médecin en charge du patient peut engager la procédure collégiale de sa propre initiative. La personne de confiance ou, à défaut, la famille ou l'un des proches est informé, dès qu'elle a été prise, de la décision de mettre en oeuvre la procédure collégiale. / La personne de confiance ou, à défaut, la famille ou l'un des proches est informé, dès qu'elle a été prise, de la décision de mettre en oeuvre la procédure collégiale. / III. - La décision de limitation ou d'arrêt de traitement est prise par le médecin en charge du patient à l'issue de la procédure collégiale. Cette procédure collégiale prend la forme d'une concertation avec les membres présents de l'équipe de soins, si elle existe, et de l'avis motivé d'au moins un médecin, appelé en qualité de consultant. Il ne doit exister aucun lien de nature hiérarchique entre le médecin en charge du patient et le consultant. L'avis motivé d'un deuxième consultant est recueilli par ces médecins si l'un d'eux l'estime utile. Lorsque la décision de limitation ou d'arrêt de traitement concerne un mineur ou une personne faisant l'objet d'une mesure de protection juridique avec représentation relative à la personne, le médecin recueille en outre l'avis des titulaires de l'autorité parentale ou de la personne chargée de la mesure, selon les cas, hormis les situations où l'urgence rend impossible cette consultation. / IV. - La décision de limitation ou d'arrêt de traitement est motivée. La personne de confiance, ou, à défaut, la famille, ou l'un des proches du patient est informé de la nature et des motifs de la décision de limitation ou d'arrêt de traitement. La volonté de limitation ou d'arrêt de traitement exprimée dans les directives anticipées ou, à défaut, le témoignage de la personne de confiance, ou de la famille ou de l'un des proches de la volonté exprimée par le patient, les avis recueillis et les motifs de la décision sont inscrits dans le dossier du patient ".

4. Il résulte des dispositions rappelées aux points 2 et 3, ainsi que de l'interprétation que le Conseil constitutionnel en a donnée dans sa décision visée ci-dessus du 2 juin 2017, qu'il appartient au médecin ayant pris en charge un patient, lorsque celui-ci est hors d'état d'exprimer sa volonté, d'arrêter ou de ne pas mettre en oeuvre, au titre du refus de l'obstination déraisonnable, les traitements qui apparaissent inutiles, disproportionnés ou sans autre effet que le seul maintien artificiel de la vie. En pareille hypothèse, le médecin ne peut prendre une telle décision qu'à l'issue d'une procédure collégiale, destinée à l'éclairer sur le respect des conditions légales et médicales d'un arrêt du traitement et, sauf dans les cas mentionnés au troisième alinéa de l'article L. 1111-11 du code de la santé publique, dans le respect des directives anticipées du patient ou, à défaut de telles directives, après consultation de la personne de confiance désignée par le patient ou, à défaut, de sa famille ou de ses proches, ainsi que, le cas échéant, de son ou ses tuteurs. Si le médecin décide de prendre une telle décision en fonction de son appréciation de la situation, il lui appartient de sauvegarder en tout état de cause la dignité du patient et de lui dispenser des soins palliatifs.

Sur le pourvoi :

5. Après avoir estimé que le centre hospitalier régional universitaire de Brest avait commis une faute en n'effectuant pas d'examens complémentaires sur Mme B... pour confirmer le diagnostic d'accident vasculaire cérébral qui avait été posé et éliminer l'hypothèse d'autres pathologies, susceptibles d'entraîner la même symptomatologie que celle alors observée mais dont les effets étaient potentiellement réversibles, la cour ne pouvait, sans commettre une erreur de droit, se fonder ensuite, pour exclure toute de perte de chance subie par Mme B..., sur la circonstance que son décès était " selon toute probabilité " imputable aux suites de l'accident vasculaire cérébral ainsi diagnostiqué. M. A... est, par suite, fondé à demander, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de son pourvoi, l'annulation de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes du 23 juin 2023.

6. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

Sur le règlement au fond :

7. M. A... ne peut utilement se prévaloir, pour contester la régularité du jugement attaqué, ni de la circonstance que le tribunal lui aurait à tort imputé la charge d'établir un lien de causalité entre les fautes commises par le centre hospitalier et le décès de sa mère ni de la circonstance qu'il appartenait aux premiers juges d'ordonner une expertise médicale, de telles critiques portant sur le bien-fondé du jugement et non sur sa régularité.

8. Il résulte de la synthèse établie le 23 février 2018 par un médecin du centre René-Fortin que Mme B..., admise dans le service depuis le 10 juin 2013, présentait notamment une démence d'origine toxique, un diabète de type 2 insulino-dépendant, une artériopathie oblitérante des membres inférieurs, une insuffisance respiratoire chronique sévère ainsi qu'un syndrome anxiodépressif et que son état s'était globalement aggravé depuis son admission, Il résulte de cette même synthèse que, le 19 août 2017, Mme B... a été retrouvée par les infirmières aréactive dans son lit, que l'examen clinique réalisé a mis en évidence une hémiplégie droite et un encombrement bronchopulmonaire majeur, qui ont conduit le médecin l'ayant examinée à poser le diagnostic d'un accident vasculaire cérébral majeur engageant à court terme son pronostic vital, et qu'il a été décidé de ne pas transférer la patiente, que ce soit pour des explorations ou pour une éventuelle réanimation, et de n'assurer que des soins de confort.

9. En premier lieu, les allégations du requérant selon lesquelles l'état de sa mère, le 19 août 2017, serait la conséquence d'une chute dont elle aurait été victime la veille ne sont étayées par aucun commencement de preuve. Par suite, le requérant n'est pas fondé à soutenir que le centre hospitalier aurait commis une faute en ne prenant pas en charge les conséquences de cette chute et en ne surveillant pas suffisamment sa mère.

10. En deuxième lieu, il résulte de l'instruction, et notamment de deux rapports établis sur pièces, à la demande du requérant, par deux médecins diplômés notamment en réparation du dommage corporel, produits pour la première fois par M. A... devant la cour administrative d'appel de Nantes, que la symptomatologie présentée par Mme B... aurait pu également s'expliquer par d'autres pathologies, telles qu'une hypoglycémie, un coma acido-cétosique, un accident ischémique transitoire ou une hypoxie chronique. Ainsi, en s'abstenant de réaliser les examens complémentaires, dont certains n'auraient tenu qu'en une analyse de sang, de nature à confirmer ou non l'existence d'un accident vasculaire cérébral, si probable que ce diagnostic pût apparaître à l'examen clinique, le centre hospitalier régional universitaire de Brest a commis une faute de nature à engager sa responsabilité. Toutefois, si cette faute a fait perdre à Mme B... une perte de chance de survie, dès lors que ces examens auraient pu révéler un diagnostic différent susceptible de donner lieu à une prise en charge adaptée à son état, l'ampleur de cette perte de chance ne peut être évaluée qu'à hauteur de 20 %, eu égard au degré de probabilité qui caractérise le diagnostic d'accident vasculaire cérébral, dont son état antérieur majorait nécessairement la gravité. Dans ces conditions, et alors que, plus de sept ans après le décès de la patiente, le prononcé d'une expertise médicale ne permettrait pas d'en déterminer les causes de façon certaine, il sera fait une juste appréciation du préjudice d'affection subi par M. A... du fait du décès de sa mère en l'évaluant à la somme de 5 000 euros.

11. Enfin, il résulte de l'instruction et n'est au demeurant pas contesté, d'une part, que la procédure collégiale qui devait, en vertu des dispositions précitées de l'article R. 4127-37-2 du code de la santé publique, prendre la forme d'une concertation avec les membres présents de l'équipe de soins et d'un avis motivé d'au moins un médecin appelé en qualité de consultant, n'a pas été respectée, d'autre part, que la personne chargée de la mesure de tutelle de Mme B... n'a pas été informée, alors qu'il n'est pas établi ni même soutenu que l'urgence rendait impossible cette information, et enfin que M. A... n'a pas été associé à la décision du centre hospitalier, en méconnaissance des dispositions de l'article R. 4127-37-2, alors que Mme B... n'avait pas formulé de directives anticipées conformes aux prévisions de l'article R. 1111-17 du code de la santé publique. Dans ces conditions, M. A... est fondé à soutenir que le centre hospitalier régional universitaire de Brest a également commis une faute en ne respectant pas la procédure prévue par les dispositions, rappelées aux points 2 et 3, du code de la santé publique, avant que soit prise la décision de n'entreprendre aucun soin, même sur la base du diagnostic d'accident vasculaire cérébral qui avait été posé dans les circonstances rappelées au point 8.

12. La méconnaissance de cette procédure et les conditions dans lesquelles M. A... a, par conséquent, appris le décès de sa mère, sans avoir été informé, en temps utile, de son état ni associé au recueil du témoignage de sa volonté, lui ont causé un préjudice moral distinct du préjudice d'affection causé par ce décès. M. A..., qui est recevable à invoquer pour la première fois un tel préjudice en appel, est fondé à en demander l'indemnisation. Il en sera fait une juste appréciation en l'évaluant à la somme de 5 000 euros.

13. Il résulte de tout ce qui précède que M. A... est fondé à demander l'annulation du jugement du tribunal administratif de Rennes et la condamnation du centre hospitalier régional universitaire de Brest à lui verser une somme de 10 000 euros

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

14. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du centre hospitalier régional universitaire de Brest la somme de 4 000 euros à verser à M. A... au titre de l'ensemble des frais exposés par lui et non compris dans les dépens.



D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 23 juin 2023 de la cour administrative d'appel de Nantes et le jugement du 1er avril 2022 du tribunal administratif de Rennes sont annulés.
Article 2 : Le centre hospitalier régional universitaire de Brest versera à M. A... la somme de 10 000 euros au titre de ses préjudices.
Article 3 : Le centre hospitalier régional universitaire de Brest versera à M. A... la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de M. A... est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à M. D... A... et au centre hospitalier régional universitaire de Brest.


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