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Ariane Web: Conseil d'État 492005, lecture du 24 juillet 2025, ECLI:FR:CECHR:2025:492005.20250724

Décision n° 492005
24 juillet 2025
Conseil d'État

N° 492005
ECLI:FR:CECHR:2025:492005.20250724
Mentionné aux tables du recueil Lebon
6ème - 5ème chambres réunies
M. David Gaudillère, rapporteur
SCP LEDUC, VIGAND, avocats


Lecture du jeudi 24 juillet 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 21 février et 21 mai 2024 et le 19 mars 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la commune de Cambrai demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le fascicule n° 1 " Définir et observer la consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers, et l'artificialisation des sols ", publié le 21 décembre 2023 par le ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires dans le cadre de la mise en oeuvre de la réforme dite " zéro artificialisation nette " (ZAN) ou, subsidiairement, d'en prononcer l'annulation en tant qu'il inclut, pour la mesure de la consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers, ceux de ces espaces originairement compris dans les zones urbanisées des plans locaux d'urbanisme intercommunaux et qu'il indique que, même située au coeur d'une zone urbanisée, une parcelle qui ne serait pas bâtie ou qui n'aurait pas fait l'objet " d'un démarrage effectif des travaux " à la date de publication de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets relève des espaces naturels, agricoles et forestiers ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 ;
- la loi n° 2023-630 du 20 juillet 2023 ;
- le décret n° 2023-1096 du 27 novembre 2023 ;
- le code de l'urbanisme ;
- la décision du 24 juillet 2024 par laquelle le Conseil d'Etat, statuant au contentieux n'a pas renvoyé au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la commune de Cambrai ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. David Gaudillère, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Maïlys Lange, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Leduc, Vigand, avocat de la commune de Cambrai et de la communauté d'agglomération de Cambrai ;



Considérant ce qui suit :

1. La commune de Cambrai demande au Conseil d'Etat l'annulation pour excès de pouvoir du fascicule n° 1 " Définir et observer la consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers, et l'artificialisation des sols ", publié en décembre 2023 sur le site internet du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires dans le cadre de la mise en oeuvre de la réforme dite " zéro artificialisation nette " (ZAN) ou, subsidiairement, son annulation en tant qu'il conduit, d'une part, à inclure dans le périmètre des espaces naturels, agricoles et forestiers certaines parcelles aujourd'hui situées en zones urbaines et, d'autre part, à conditionner la consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers au démarrage effectif de travaux à la date de publication de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.

2. La loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets a fixé à son article 191 " l'objectif national d'absence de toute artificialisation nette des sols en 2050 ". En outre, l'article 194 de cette loi a prévu, pour la première tranche de dix années suivant sa promulgation, c'est-à-dire pour la période comprise entre 2021 et 2031, un objectif intermédiaire de réduction de moitié de la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers par comparaison avec la consommation de tels espaces observée au cours de la décennie précédente. Ces objectifs de lutte contre l'artificialisation des sols et de réduction de la consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers doivent, aux termes de cet article 194, être intégrés au plus tard le 22 novembre 2024 dans les schémas régionaux d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (SRADDET), au plus tard le 22 février 2027 dans les schémas de cohérence territoriale (SCoT) et, en l'absence de SCoT, au plus tard le 22 février 2028 dans les plans locaux d'urbanisme (PLU) et les cartes communales. Si le SCOT modifié ou révisé n'est pas entré en vigueur dans ces délais, les ouvertures à l'urbanisation sont suspendues. Si le PLU ou la carte communale modifié ou révisé n'est pas entré en vigueur dans ces délais, aucune autorisation d'urbanisme ne peut être délivrée dans une zone à urbaniser du PLU ou dans les secteurs de la carte communale où les constructions sont autorisées. Par ailleurs, le 14° du même article 194 prévoit que, dans le cadre de la mise en oeuvre de ces objectifs, l'autorité compétente pour délivrer les autorisations d'urbanisme peut surseoir à statuer sur une demande d'autorisation d'urbanisme entraînant une consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers qui pourrait compromettre l'atteinte des objectifs de réduction de cette consommation susceptible d'être fixés par le document d'urbanisme en cours d'élaboration ou de modification, durant la première tranche de dix années mentionnée ci-dessus.

3. D'une part, aux termes du 5° du III de l'article 194 de la loi du 22 août 2021, dans sa rédaction issue de l'article 7 de la loi du 20 juillet 2023 visant à faciliter la mise en oeuvre des objectifs de lutte contre l'artificialisation des sols et à renforcer l'accompagnement des élus locaux : " Au sens du présent article, la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers est entendue comme la création ou l'extension effective d'espaces urbanisés sur le territoire concerné. Sur ce même territoire, la transformation effective d'espaces urbanisés ou construits en espaces naturels, agricoles et forestiers du fait d'une renaturation peut être comptabilisée en déduction de cette consommation. "

4. D'autre part, aux termes du II de l'article R. 101-1 du code de l'urbanisme, dans sa rédaction issue du décret du 27 novembre 2023 relatif à l'évaluation et au suivi de l'artificialisation des sols : " Dans le cadre de la fixation et du suivi des objectifs de lutte contre l'artificialisation des sols, le solde entre les surfaces artificialisées et les surfaces désartificialisées est évalué au regard des catégories listées par la nomenclature annexée au présent article. / Pour cette évaluation, les surfaces sont qualifiées dans ces catégories selon l'occupation effective du sol observée et non selon les zones ou secteurs délimités par les documents de planification et d'urbanisme. "

Sur la fin de non-recevoir opposée par le ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation :

5. Les documents de portée générale émanant d'autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l'excès de pouvoir lorsqu'ils sont susceptibles d'avoir des effets notables sur les droits ou la situation d'autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en oeuvre. Ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices.

6. Il ressort des pièces du dossier qu'en vue de la mise en oeuvre de la réforme dite " zéro artificialisation nette " des sols, la direction générale de l'aménagement, du logement et de la nature a mis en ligne en décembre 2023, sur le site internet du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, un " guide synthétique " présentant les points essentiels de la réforme ainsi que quatre " fascicules de mise en oeuvre " plus détaillés, chacun consacré à la présentation d'une thématique spécifique. Ainsi que le précise l'éditorial du fascicule n° 1, intitulé " Définir et observer la consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers et l'artificialisation des sols ", ces fascicules, destinés à l'ensemble des acteurs responsables de la mise en oeuvre de cette réforme, notamment les services de l'Etat et les collectivités, font le point sur le droit en vigueur et illustrent les dispositions législatives et réglementaires à prendre en compte.

7. La commune de Cambrai doit, eu égard à l'argumentation qu'elle soulève, être regardée comme contestant les énonciations figurant à la page 11 du fascicule n° 1, relatives à la définition juridique de la consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers, lesquelles indiquent que : " Le bilan de la consommation effective d'ENAF correspond au décompte de la transformation effective d'ENAF en espaces urbanisés par un processus d'urbanisation observé sur le terrain entre deux dates (par exemple entre début 2011 et fin 2020). Sa mesure est indépendante du zonage réglementaire des PLU(i) ou des cartes communales. Pour élaborer le bilan, un ENAF est considéré comme effectivement consommé à compter du démarrage effectif des travaux (de construction, d'aménagement, etc.), et non à compter, par exemple, de la délivrance d'une autorisation d'urbanisme. Par définition, l'aménagement et la construction de terrains situés au sein d'espaces déjà urbanisés ne constituent pas de la consommation d'ENAF (...) ". Ces énonciations, contenues dans un document officiel et public destiné à éclairer les acteurs directement concernés par la réforme en cause, ne se limitent pas à un rappel indicatif ou à une présentation pédagogique des dispositions législatives définissant la consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers, mais exposent de manière impérative l'interprétation de celles-ci retenue par l'administration. Dès lors, ces énonciations du fascicule peuvent être regardées comme susceptibles d'emporter des effets notables sur la situation des collectivités territoriales compétentes en matière d'urbanisme et chargées, à ce titre, de mettre en oeuvre, pour la période de 2021 à 2031, les objectifs de réduction de consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers, prévus par les dispositions précitées de l'article 194 de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.

8. Doit par suite être écartée la fin de non-recevoir opposée par le ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation, tirée de ce que les énonciations litigieuses seraient insusceptibles de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir.

Sur l'intervention de la communauté d'agglomération de Cambrai :

9. Si la communauté d'agglomération de Cambrai se prévaut, au soutien de son intervention, de ce qu'elle est compétente en matière de politique de la ville et pour l'élaboration du programme local de l'habitat, il est constant qu'elle ne dispose pas de compétences en matière d'élaboration des documents d'urbanisme. Elle ne justifie pas, dès lors, d'un intérêt suffisant pour intervenir au soutien des conclusions présentées par la commune de Cambrai. Par suite, son intervention n'est pas recevable.

Sur la légalité des mentions contestées :

10. Saisi d'un recours dirigé contre un document mentionné au point 5, il appartient au juge d'examiner les vices susceptibles d'affecter la légalité de ce document en tenant compte de la nature et des caractéristiques de celui-ci ainsi que du pouvoir d'appréciation dont dispose l'autorité dont il émane. Le recours formé à son encontre doit être accueilli notamment s'il fixe une règle nouvelle entachée d'incompétence, si l'interprétation du droit positif qu'il comporte en méconnaît le sens et la portée ou s'il est pris en vue de la mise en oeuvre d'une règle contraire à une norme juridique supérieure.

11. En premier lieu, d'une part, il résulte des dispositions citées aux points 3 et 4, qui se réfèrent à la création et l'extension effectives d'espaces urbanisés et précisent que la qualification des surfaces dépend de l'occupation effective du sol et non des zones ou secteurs délimités par les documents de planification et d'urbanisme, que les espaces naturels, agricoles et forestiers ne doivent être regardés comme consommés, au sens et pour l'application des dispositions du III de l'article 194 de la loi du 22 août 2021, que lorsqu'ils perdent dans les faits leur usage naturel, agricole ou forestier au profit d'un usage urbain et sont, dès lors, effectivement transformés en espaces urbanisés. A cet égard, la seule circonstance qu'une parcelle soit située dans une zone urbaine d'un document d'urbanisme ne suffit pas à exclure que cette parcelle puisse, eu égard à ses caractéristiques et à son usage, être qualifiée d'espace naturel, agricole et forestier. Dès lors, en indiquant que la mesure de la consommation effective d'espaces naturels, agricoles et forestiers est indépendante du zonage réglementaire des plans locaux d'urbanisme intercommunaux ou des cartes communales, les énonciations litigieuses du fascicule ont donné une interprétation de la première phrase du 5° du III de l'article 194 de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets qui n'en méconnaît ni le sens ni la portée.

12. D'autre part, il résulte des termes mêmes des dispositions législatives en cause que le législateur a entendu définir la consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers comme la création ou l'extension effectives d'espaces urbanisés. Il suit de là, et notamment du critère d'effectivité prévu par le législateur, que seule la transformation concrète de l'occupation du sol, telle qu'elle est constatée dans les zones concernées, peut être regardée comme une consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers au sens du III de l'article 194 de la loi du 22 août 2021. Dès lors, en indiquant qu'un espace naturel, agricole et forestier doit être considéré comme effectivement consommé à compter du démarrage effectif des travaux de construction et d'aménagement, et non à compter de la seule délivrance d'une autorisation d'urbanisme, les dispositions litigieuses du fascicule ont donné une interprétation de la loi qui n'en méconnaît ni le sens ni la portée.

13. Par suite, le moyen tiré de ce que les mentions litigieuses du fascicule attaqué méconnaîtraient le sens et la portée de la première phrase du 5° du III de l'article 194 de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, ou ajouteraient incompétemment à ces dispositions, doit être écarté.

14. En second lieu, si la commune requérante soutient que la définition de la consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers contenue dans le fascicule attaqué aurait pour conséquence de créer une rupture d'égalité entre les collectivités territoriales quant à la répartition des objectifs de réduction de moitié de la consommation de ces espaces au cours des dix années qui suivent la promulgation de la loi du 22 août 2021 par comparaison avec la décennie précédente, les mentions litigieuses n'emportent pas, par elles-mêmes, d'incidences sur la répartition entre collectivités des objectifs de réduction de la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers. Par suite, le moyen ne peut qu'être écarté comme inopérant.

15. Il résulte de tout ce qui précède que la commune de Cambrai n'est pas fondée à demander l'annulation pour excès de pouvoir des dispositions du fascicule qu'elle attaque.

16. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.



D E C I D E :
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Article 1er : L'intervention de la communauté d'agglomération de Cambrai n'est pas admise.
Article 2 : La requête de la commune de Cambrai est rejetée.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la commune de Cambrai, à la communauté d'agglomération de Cambrai et au ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation.
Délibéré à l'issue de la séance du 25 juin 2025 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; M. Alain Seban, Mme Laurence Helmlinger, M. Laurent Cabrera, M. Stéphane Hoynck, M. Christophe Pourreau, conseillers d'Etat et M. David Gaudillère, maître des requêtes-rapporteur.

Rendu le 24 juillet 2025.




Le président :
Signé : M. Pierre Collin
Le rapporteur :
Signé : M. David Gaudillère
La secrétaire :
Signé : Mme Marie-Adeline Allain