Conseil d'État
N° 501248
ECLI:FR:CECHR:2025:501248.20251028
Mentionné aux tables du recueil Lebon
10ème - 9ème chambres réunies
M. Bruno Delsol, rapporteur
SCP SEVAUX, MATHONNET, avocats
Lecture du mardi 28 octobre 2025
Vu les procédures suivantes :
              
Le Syndicat de la magistrature a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler pour excès de pouvoir une décision de la Première ministre et deux décisions du garde des sceaux, ministre de la justice refusant de lui communiquer des rapports de l'inspection générale de la justice et d'enjoindre à ces autorités de les lui communiquer ou, subsidiairement, de réexaminer ses demandes.
              
Par un jugement nos 2311913, 2311916, 2311920 du 5 décembre 2024, le tribunal administratif a rejeté les conclusions du syndicat relatives à trois de ces rapports, jugé qu'il n'y avait pas lieu à statuer sur ses conclusions concernant deux autres, annulé les décisions attaquées en tant qu'elles portent sur quatre-vingt-un rapports et a enjoint à l'administration de les lui communiquer dans le délai de quatre mois sous réserve, si besoin, de l'occultation ou de la disjonction des mentions non communicables en vertu des articles L. 311-5 et L. 311-6 du code des relations entre le public et l'administration.
              
1° Sous le n° 501248, par un pourvoi enregistré le 5 février 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice demande au Conseil d'Etat d'annuler ce jugement en tant qu'il a fait droit aux demandes du Syndicat de la magistrature.
              
     
              
2° Sous le n° 501249, par une requête enregistrée le 5 février 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice demande au Conseil d'Etat d'ordonner qu'il soit sursis à l'exécution de ce même jugement en tant qu'il a prononcé une injonction.
              
     
....................................................................................
     
	
Vu les autres pièces des dossiers ;
              
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- le décret n° 2016-1675 du 5 décembre 2016 ;
- le code de justice administrative ;
		
     
Après avoir entendu en séance publique :
              
- le rapport de M. Bruno Delsol, conseiller d'Etat,
              	
- les conclusions de M. Frédéric Puigserver, rapporteur public ;
              
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Sevaux, Mathonnet, avocat du Syndicat de la magistrature ;
     
     
Considérant ce qui suit :
              
1. Le pourvoi et la requête à fin de sursis à exécution formés par le ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice sont dirigés contre le même jugement du 5 décembre 2024 par lequel le tribunal administratif de Paris a annulé le refus de communiquer au Syndicat de la magistrature quatre-vingt-un rapports de l'inspection générale de la justice et a enjoint de communiquer ces rapports sous réserve de certaines occultations. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.
              
Sur les dispositions applicables :
              
2. En vertu de l'article L. 300-2 du code des relations entre le public et l'administration, sont considérés comme documents administratifs susceptibles d'être communiqués en application des dispositions de ce code, les documents produits ou reçus notamment par l'Etat, dans le cadre de sa mission de service public, et au nombre desquels figurent en particulier les rapports et études. En vertu du 2° de l'article L. 311-5, ne sont pas communicables les documents dont la consultation ou la communication porterait atteinte, notamment, au secret de la défense nationale, à la sûreté de l'Etat, à la sécurité publique, à la sécurité des personnes ou à la sécurité des systèmes d'information des administrations, ou à la recherche et à la prévention d'infractions de toute nature. Aux termes de l'article L. 311-6 : " Ne sont communicables qu'à l'intéressé les documents administratifs : / 1° Dont la communication porterait atteinte à la protection de la vie privée (...) ; / 2° Portant une appréciation ou un jugement de valeur sur une personne physique, nommément désignée ou facilement identifiable ; / 3° Faisant apparaître le comportement d'une personne, dès lors que la divulgation de ce comportement pourrait lui porter préjudice. / (...) ". L'article L. 311-7 du même code dispose : " Lorsque la demande porte sur un document comportant des mentions qui ne sont pas communicables en application des articles L. 311-5 et L. 311-6 mais qu'il est possible d'occulter ou de disjoindre, le document est communiqué au demandeur après occultation ou disjonction de ces mentions ".
              
3. Aux termes du dernier alinéa de l'article L. 311-2 du même code : " L'administration n'est pas tenue de donner suite aux demandes abusives, en particulier par leur nombre ou leur caractère répétitif ou systématique ". Revêt un caractère abusif la demande qui a pour objet de perturber le bon fonctionnement de l'administration sollicitée ou qui aurait pour effet de faire peser sur elle une charge disproportionnée au regard des moyens dont elle dispose.
              
Sur le pourvoi :
              
4. En vertu de l'article 2 du décret du 5 décembre 2016 portant création de l'inspection générale de la justice, celle-ci exerce une mission permanente d'inspection, de contrôle, d'étude, de conseil et d'évaluation sur, notamment, l'ensemble des établissements et services du ministère de la justice et des juridictions de l'ordre judiciaire. Elle apprécie leur activité, leur fonctionnement et leur performance, ainsi que, dans le cadre d'une mission d'enquête, la manière de servir des personnels. Selon les articles 3 et 6 du même décret, elle peut aussi réaliser, notamment, des missions d'audit, d'information, d'expertise ou d'évaluation des politiques publiques. Dans les conditions qu'elles précisent, les dispositions de l'article 16 prévoient que les membres de l'inspection disposent d'un pouvoir général d'investigation, de vérification et de contrôle sur les juridictions, directions, établissements, services et organismes mentionnés à l'article 2, lesquels sont tenus de leur prêter leur concours, de leur fournir toutes justifications et tous renseignements utiles et de leur communiquer, quel qu'en soit le support, tous documents, pièces, éléments et données nécessaires à l'accomplissement de leurs missions. Ils peuvent entendre les personnes mentionnées à cet article et ont libre accès aux juridictions, directions, établissements et services soumis à leur contrôle.
              
5. Il ressort des termes du jugement attaqué qu'après avoir retenu que les rapports élaborés par l'inspection générale de la justice, seule ou conjointement avec d'autres services ou inspections, constituent des documents administratifs communicables au sens de l'article L. 300-2 du code des relations entre le public et l'administration, le tribunal administratif de Paris a jugé, sans s'être fait produire ces documents préalablement, que le garde des sceaux, ministre de la justice, n'établissait pas que la charge requise par les occultations à réaliser dans les rapports sollicités, en vertu des dispositions combinées des articles L. 311-5, L. 311-6 et L. 311-7 du même code, aurait pour effet de faire peser sur l'inspection générale de la justice une charge disproportionnée au regard des moyens dont elle dispose au sens des dispositions de l'article L. 311-2 du même code, de nature à remettre en cause leur caractère communicable.
              
6. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que les quatre-vingt-un rapports de l'inspection générale de la justice restant en litige, dont l'objet a été précisément mentionné par le Syndicat de la magistrature, recouvrent divers documents qui présentent le caractère soit, pour un premier ensemble, de " rapport thématique ", de " groupe de travail interne ", d'" audit " ou de " suivi d'audit ", soit, pour un second ensemble, de rapport de " contrôle de fonctionnement ", de rapport d'une " inspection de fonctionnement ", de " suivi de contrôle de fonctionnement ", d'" examen de situation " ou d'une " inspection santé et sécurité au travail ".
              
En ce qui concerne le premier ensemble de rapports correspondant aux documents relevant des catégories de " rapport thématique ", de " groupe de travail interne ", d'" audit " ou de " suivi d'audit " :
              
7. Lorsque l'administration fait valoir que la communication des documents sollicités, en raison notamment des opérations matérielles qu'elle impliquerait, ferait peser sur elle une charge de travail disproportionnée au regard des moyens dont elle dispose, de telle sorte que la demande de communication présente le caractère d'une demande abusive ainsi qu'il a été dit au point 3, il lui appartient d'apporter tous éléments de nature à établir la réalité de ce qu'elle avance. Il appartient au juge de l'excès de pouvoir de former sa conviction sur les points en litige au vu des éléments versés au dossier par les parties. S'il a alors la faculté d'exiger de l'administration compétente la production de tout élément susceptible de permettre de vérifier le bien-fondé de ce qu'elle avance, et, en particulier, s'agissant d'un litige dont l'objet même est le refus de communication des documents demandés, la communication de ceux-ci, en totalité ou en partie, sans que la partie à laquelle ce refus a été opposé n'ait le droit d'en prendre connaissance au cours de l'instance, il ne méconnaît pas son office en s'abstenant de le faire alors que le débat porte sur la charge de travail que les occultations ou disjonctions représentent.
              
8. Par suite, ne peuvent qu'être écartés les moyens tirés de ce que le tribunal administratif aurait commis une erreur de droit ou entaché son jugement d'irrégularité pour s'être abstenu de demander la production des rapports en cause afin d'apprécier la charge de travail que représenteraient les occultations devant être effectuées.
              
9. En l'espèce, en jugeant que les éventuelles mentions à occulter ne pouvaient être que limitées, eu égard à l'objet des documents de ce premier ensemble de rapports, qui ont trait, pour l'essentiel, aux bilans d'application des politiques publiques qui incombent au ministère de la justice, tels les rapports thématiques ou encore les groupes de travail interne, le tribunal administratif ne s'est pas, contrairement à ce que soutient le ministre, abstenu de se prononcer sur l'étendue des vérifications nécessaires à opérer pour cette première catégorie de rapports et n'a pas commis d'erreur de droit.
               
10. Dès lors que le tribunal retenait, pour ce premier ensemble de rapports, que les éventuelles mentions à occulter ne pouvaient être que limitées, il n'était pas tenu, pour en déduire que la charge en résultant n'était pas disproportionnée, de prendre en compte l'intérêt que la communication pouvait représenter pour le syndicat requérant ainsi que, le cas échéant, pour le public. Il n'a, par suite, pas commis d'erreur de droit en s'abstenant de se prononcer sur ce point.
              
11. Enfin, en jugeant, pour ce premier ensemble, que la demande formulée par le Syndicat de la magistrature ne présentait pas un caractère abusif, le tribunal administratif a porté sur les pièces du dossier qui lui était soumis une appréciation souveraine qui est exempte de dénaturation.
              
En ce qui concerne le second ensemble de rapports correspondant aux documents relevant des catégories de " contrôle de fonctionnement ", " inspection de fonctionnement ", " suivi de contrôle de fonctionnement ", " examen de situation ", " inspection santé et sécurité au travail " :
              
12. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond, en particulier de la liste faisant apparaître l'objet de chaque rapport, que ceux regroupés dans ce second ensemble portent sur l'inspection ou le contrôle d'une juridiction ou d'un service, ou sur une situation particulière. Eu égard aux missions de l'inspection générale de la justice et à ses prérogatives, qui lui donnent accès à des éléments non communicables au public en vertu des dispositions du code des relations entre le public et l'administration, de tels rapports sont, par nature, tout particulièrement susceptibles de comporter des mentions dont les mêmes dispositions imposent l'occultation. Compte tenu de la gravité des atteintes qu'une divulgation est susceptible de porter aux secrets et intérêts protégés par ces mêmes dispositions, la sélection des passages à occulter aurait nécessairement appelé des vérifications approfondies, y compris pour éviter une divulgation indirecte. Il ressort également des pièces du dossier soumis aux juges du fond que les rapports relevant de ce second ensemble représentent environ la moitié des quatre-vingt-un rapports demandés, dont le ministre faisait valoir qu'ils comportaient au total près de 13 300 pages. En jugeant en l'espèce que le ministre n'établissait pas que la charge des occultations à effectuer sur les documents relevant de ce second ensemble était disproportionnée, compte tenu des moyens dont dispose l'inspection générale de la justice, le tribunal administratif a dénaturé les faits de l'espèce.
              
13. Il résulte de tout ce qui précède que le garde des sceaux, ministre de la justice, n'est fondé à demander l'annulation du jugement qu'il attaque qu'en tant que celui-ci a annulé le refus de communiquer les rapports relevant du second ensemble de rapports demandés et ordonné leur communication, sans qu'il soit besoin, les concernant, de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi.
              
Sur le règlement du litige :
              
14. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond dans la mesure indiquée au point précédent, en application de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.
              
15. En premier lieu, le moyen tiré de ce que les décisons attaquées ne mentionneraient pas les voies et délais de recours est inopérant, de même que, s'agissant de décisions implicites, celui tiré de ce qu'elles ne sont pas motivées.
              
16. En deuxième lieu, ainsi qu'il a été dit au point 12, les occultations nécessaires à la communication des rapports relevant du second ensemble de documents sollicités auraient, eu égard à l'objet et au contenu de ces rapports ainsi qu'à l'ampleur des vérifications à accomplir en raison du nombre et du volume des rapports en cause, pour effet de faire peser sur l'administration une charge disproportionnée, malgré l'intérêt que cette communication pourrait présenter pour le syndicat requérant ainsi que, le cas échéant, pour le public.
              
17. En troisième lieu, à supposer que le refus opposé au syndicat requérant puisse être regardé comme une ingérence dans l'exercice de son droit à la liberté d'expression, il ne saurait être regardé, en tout état de cause, comme incompatible avec les stipulations de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dès lors qu'il est prévu par la loi, poursuit un but légitime et est strictement nécessaire et proportionné.
              
18. Il en résulte que les conclusions aux fins d'annulation et d'injonction présentées par le Syndicat de la magistrature concernant les rapports, mentionnés au point 13, relevant du second ensemble de documents doivent être rejetées.
              
              
              
Sur la requête à fin de sursis à exécution :
              
19. Il résulte de ce qui a été dit au point 13 que le Conseil d'Etat a statué sur le pourvoi formé par le ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice contre le jugement du 5 décembre 2024 du tribunal administratif de Paris. Par suite, les conclusions présentées par le ministre à fin de sursis à l'exécution de ce jugement sont devenues sans objet.
              
Sur les frais d'instance :
              
20. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre une somme à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
              
     
D E C I D E :
--------------
Article 1er : Les articles 4 et 5 du jugement du 5 décembre 2024 du tribunal administratif de Paris sont annulés en tant qu'ils portent sur les documents du second ensemble de documents, mentionnés au point 13 de la présente décision.
Article 2 : Dans la mesure de la cassation prononcée, les conclusions présentées par le Syndicat de la magistrature au tribunal administratif de Paris sont rejetées.
Article 3 : Il n'y a pas lieu à statuer sur la requête du ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice tendant à ce qu'il soit sursis à l'exécution du jugement attaqué.
Article 4 : Le surplus des conclusions des parties devant le Conseil d'Etat est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée au garde des sceaux, ministre de la justice et au Syndicat de la magistrature.
Délibéré à l'issue de la séance du 8 octobre 2025 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Olivier Yeznikian, Mme Rozen Noguellou, M. Nicolas Polge, M. Vincent Daumas, M. Didier Ribes conseillers d'Etat et M. Bruno Delsol, conseiller d'Etat-rapporteur.
              
Rendu le 28 octobre 2025.
              
                 
Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
Le rapporteur :
Signé : M. Bruno Delsol
La secrétaire :
Signé : Mme Thamila Mouloud
              
                            
                        N° 501248
ECLI:FR:CECHR:2025:501248.20251028
Mentionné aux tables du recueil Lebon
10ème - 9ème chambres réunies
M. Bruno Delsol, rapporteur
SCP SEVAUX, MATHONNET, avocats
Lecture du mardi 28 octobre 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu les procédures suivantes :
Le Syndicat de la magistrature a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler pour excès de pouvoir une décision de la Première ministre et deux décisions du garde des sceaux, ministre de la justice refusant de lui communiquer des rapports de l'inspection générale de la justice et d'enjoindre à ces autorités de les lui communiquer ou, subsidiairement, de réexaminer ses demandes.
Par un jugement nos 2311913, 2311916, 2311920 du 5 décembre 2024, le tribunal administratif a rejeté les conclusions du syndicat relatives à trois de ces rapports, jugé qu'il n'y avait pas lieu à statuer sur ses conclusions concernant deux autres, annulé les décisions attaquées en tant qu'elles portent sur quatre-vingt-un rapports et a enjoint à l'administration de les lui communiquer dans le délai de quatre mois sous réserve, si besoin, de l'occultation ou de la disjonction des mentions non communicables en vertu des articles L. 311-5 et L. 311-6 du code des relations entre le public et l'administration.
1° Sous le n° 501248, par un pourvoi enregistré le 5 février 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice demande au Conseil d'Etat d'annuler ce jugement en tant qu'il a fait droit aux demandes du Syndicat de la magistrature.
2° Sous le n° 501249, par une requête enregistrée le 5 février 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice demande au Conseil d'Etat d'ordonner qu'il soit sursis à l'exécution de ce même jugement en tant qu'il a prononcé une injonction.
....................................................................................
Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- le décret n° 2016-1675 du 5 décembre 2016 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Bruno Delsol, conseiller d'Etat,
- les conclusions de M. Frédéric Puigserver, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Sevaux, Mathonnet, avocat du Syndicat de la magistrature ;
Considérant ce qui suit :
1. Le pourvoi et la requête à fin de sursis à exécution formés par le ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice sont dirigés contre le même jugement du 5 décembre 2024 par lequel le tribunal administratif de Paris a annulé le refus de communiquer au Syndicat de la magistrature quatre-vingt-un rapports de l'inspection générale de la justice et a enjoint de communiquer ces rapports sous réserve de certaines occultations. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.
Sur les dispositions applicables :
2. En vertu de l'article L. 300-2 du code des relations entre le public et l'administration, sont considérés comme documents administratifs susceptibles d'être communiqués en application des dispositions de ce code, les documents produits ou reçus notamment par l'Etat, dans le cadre de sa mission de service public, et au nombre desquels figurent en particulier les rapports et études. En vertu du 2° de l'article L. 311-5, ne sont pas communicables les documents dont la consultation ou la communication porterait atteinte, notamment, au secret de la défense nationale, à la sûreté de l'Etat, à la sécurité publique, à la sécurité des personnes ou à la sécurité des systèmes d'information des administrations, ou à la recherche et à la prévention d'infractions de toute nature. Aux termes de l'article L. 311-6 : " Ne sont communicables qu'à l'intéressé les documents administratifs : / 1° Dont la communication porterait atteinte à la protection de la vie privée (...) ; / 2° Portant une appréciation ou un jugement de valeur sur une personne physique, nommément désignée ou facilement identifiable ; / 3° Faisant apparaître le comportement d'une personne, dès lors que la divulgation de ce comportement pourrait lui porter préjudice. / (...) ". L'article L. 311-7 du même code dispose : " Lorsque la demande porte sur un document comportant des mentions qui ne sont pas communicables en application des articles L. 311-5 et L. 311-6 mais qu'il est possible d'occulter ou de disjoindre, le document est communiqué au demandeur après occultation ou disjonction de ces mentions ".
3. Aux termes du dernier alinéa de l'article L. 311-2 du même code : " L'administration n'est pas tenue de donner suite aux demandes abusives, en particulier par leur nombre ou leur caractère répétitif ou systématique ". Revêt un caractère abusif la demande qui a pour objet de perturber le bon fonctionnement de l'administration sollicitée ou qui aurait pour effet de faire peser sur elle une charge disproportionnée au regard des moyens dont elle dispose.
Sur le pourvoi :
4. En vertu de l'article 2 du décret du 5 décembre 2016 portant création de l'inspection générale de la justice, celle-ci exerce une mission permanente d'inspection, de contrôle, d'étude, de conseil et d'évaluation sur, notamment, l'ensemble des établissements et services du ministère de la justice et des juridictions de l'ordre judiciaire. Elle apprécie leur activité, leur fonctionnement et leur performance, ainsi que, dans le cadre d'une mission d'enquête, la manière de servir des personnels. Selon les articles 3 et 6 du même décret, elle peut aussi réaliser, notamment, des missions d'audit, d'information, d'expertise ou d'évaluation des politiques publiques. Dans les conditions qu'elles précisent, les dispositions de l'article 16 prévoient que les membres de l'inspection disposent d'un pouvoir général d'investigation, de vérification et de contrôle sur les juridictions, directions, établissements, services et organismes mentionnés à l'article 2, lesquels sont tenus de leur prêter leur concours, de leur fournir toutes justifications et tous renseignements utiles et de leur communiquer, quel qu'en soit le support, tous documents, pièces, éléments et données nécessaires à l'accomplissement de leurs missions. Ils peuvent entendre les personnes mentionnées à cet article et ont libre accès aux juridictions, directions, établissements et services soumis à leur contrôle.
5. Il ressort des termes du jugement attaqué qu'après avoir retenu que les rapports élaborés par l'inspection générale de la justice, seule ou conjointement avec d'autres services ou inspections, constituent des documents administratifs communicables au sens de l'article L. 300-2 du code des relations entre le public et l'administration, le tribunal administratif de Paris a jugé, sans s'être fait produire ces documents préalablement, que le garde des sceaux, ministre de la justice, n'établissait pas que la charge requise par les occultations à réaliser dans les rapports sollicités, en vertu des dispositions combinées des articles L. 311-5, L. 311-6 et L. 311-7 du même code, aurait pour effet de faire peser sur l'inspection générale de la justice une charge disproportionnée au regard des moyens dont elle dispose au sens des dispositions de l'article L. 311-2 du même code, de nature à remettre en cause leur caractère communicable.
6. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que les quatre-vingt-un rapports de l'inspection générale de la justice restant en litige, dont l'objet a été précisément mentionné par le Syndicat de la magistrature, recouvrent divers documents qui présentent le caractère soit, pour un premier ensemble, de " rapport thématique ", de " groupe de travail interne ", d'" audit " ou de " suivi d'audit ", soit, pour un second ensemble, de rapport de " contrôle de fonctionnement ", de rapport d'une " inspection de fonctionnement ", de " suivi de contrôle de fonctionnement ", d'" examen de situation " ou d'une " inspection santé et sécurité au travail ".
En ce qui concerne le premier ensemble de rapports correspondant aux documents relevant des catégories de " rapport thématique ", de " groupe de travail interne ", d'" audit " ou de " suivi d'audit " :
7. Lorsque l'administration fait valoir que la communication des documents sollicités, en raison notamment des opérations matérielles qu'elle impliquerait, ferait peser sur elle une charge de travail disproportionnée au regard des moyens dont elle dispose, de telle sorte que la demande de communication présente le caractère d'une demande abusive ainsi qu'il a été dit au point 3, il lui appartient d'apporter tous éléments de nature à établir la réalité de ce qu'elle avance. Il appartient au juge de l'excès de pouvoir de former sa conviction sur les points en litige au vu des éléments versés au dossier par les parties. S'il a alors la faculté d'exiger de l'administration compétente la production de tout élément susceptible de permettre de vérifier le bien-fondé de ce qu'elle avance, et, en particulier, s'agissant d'un litige dont l'objet même est le refus de communication des documents demandés, la communication de ceux-ci, en totalité ou en partie, sans que la partie à laquelle ce refus a été opposé n'ait le droit d'en prendre connaissance au cours de l'instance, il ne méconnaît pas son office en s'abstenant de le faire alors que le débat porte sur la charge de travail que les occultations ou disjonctions représentent.
8. Par suite, ne peuvent qu'être écartés les moyens tirés de ce que le tribunal administratif aurait commis une erreur de droit ou entaché son jugement d'irrégularité pour s'être abstenu de demander la production des rapports en cause afin d'apprécier la charge de travail que représenteraient les occultations devant être effectuées.
9. En l'espèce, en jugeant que les éventuelles mentions à occulter ne pouvaient être que limitées, eu égard à l'objet des documents de ce premier ensemble de rapports, qui ont trait, pour l'essentiel, aux bilans d'application des politiques publiques qui incombent au ministère de la justice, tels les rapports thématiques ou encore les groupes de travail interne, le tribunal administratif ne s'est pas, contrairement à ce que soutient le ministre, abstenu de se prononcer sur l'étendue des vérifications nécessaires à opérer pour cette première catégorie de rapports et n'a pas commis d'erreur de droit.
10. Dès lors que le tribunal retenait, pour ce premier ensemble de rapports, que les éventuelles mentions à occulter ne pouvaient être que limitées, il n'était pas tenu, pour en déduire que la charge en résultant n'était pas disproportionnée, de prendre en compte l'intérêt que la communication pouvait représenter pour le syndicat requérant ainsi que, le cas échéant, pour le public. Il n'a, par suite, pas commis d'erreur de droit en s'abstenant de se prononcer sur ce point.
11. Enfin, en jugeant, pour ce premier ensemble, que la demande formulée par le Syndicat de la magistrature ne présentait pas un caractère abusif, le tribunal administratif a porté sur les pièces du dossier qui lui était soumis une appréciation souveraine qui est exempte de dénaturation.
En ce qui concerne le second ensemble de rapports correspondant aux documents relevant des catégories de " contrôle de fonctionnement ", " inspection de fonctionnement ", " suivi de contrôle de fonctionnement ", " examen de situation ", " inspection santé et sécurité au travail " :
12. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond, en particulier de la liste faisant apparaître l'objet de chaque rapport, que ceux regroupés dans ce second ensemble portent sur l'inspection ou le contrôle d'une juridiction ou d'un service, ou sur une situation particulière. Eu égard aux missions de l'inspection générale de la justice et à ses prérogatives, qui lui donnent accès à des éléments non communicables au public en vertu des dispositions du code des relations entre le public et l'administration, de tels rapports sont, par nature, tout particulièrement susceptibles de comporter des mentions dont les mêmes dispositions imposent l'occultation. Compte tenu de la gravité des atteintes qu'une divulgation est susceptible de porter aux secrets et intérêts protégés par ces mêmes dispositions, la sélection des passages à occulter aurait nécessairement appelé des vérifications approfondies, y compris pour éviter une divulgation indirecte. Il ressort également des pièces du dossier soumis aux juges du fond que les rapports relevant de ce second ensemble représentent environ la moitié des quatre-vingt-un rapports demandés, dont le ministre faisait valoir qu'ils comportaient au total près de 13 300 pages. En jugeant en l'espèce que le ministre n'établissait pas que la charge des occultations à effectuer sur les documents relevant de ce second ensemble était disproportionnée, compte tenu des moyens dont dispose l'inspection générale de la justice, le tribunal administratif a dénaturé les faits de l'espèce.
13. Il résulte de tout ce qui précède que le garde des sceaux, ministre de la justice, n'est fondé à demander l'annulation du jugement qu'il attaque qu'en tant que celui-ci a annulé le refus de communiquer les rapports relevant du second ensemble de rapports demandés et ordonné leur communication, sans qu'il soit besoin, les concernant, de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi.
Sur le règlement du litige :
14. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond dans la mesure indiquée au point précédent, en application de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.
15. En premier lieu, le moyen tiré de ce que les décisons attaquées ne mentionneraient pas les voies et délais de recours est inopérant, de même que, s'agissant de décisions implicites, celui tiré de ce qu'elles ne sont pas motivées.
16. En deuxième lieu, ainsi qu'il a été dit au point 12, les occultations nécessaires à la communication des rapports relevant du second ensemble de documents sollicités auraient, eu égard à l'objet et au contenu de ces rapports ainsi qu'à l'ampleur des vérifications à accomplir en raison du nombre et du volume des rapports en cause, pour effet de faire peser sur l'administration une charge disproportionnée, malgré l'intérêt que cette communication pourrait présenter pour le syndicat requérant ainsi que, le cas échéant, pour le public.
17. En troisième lieu, à supposer que le refus opposé au syndicat requérant puisse être regardé comme une ingérence dans l'exercice de son droit à la liberté d'expression, il ne saurait être regardé, en tout état de cause, comme incompatible avec les stipulations de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dès lors qu'il est prévu par la loi, poursuit un but légitime et est strictement nécessaire et proportionné.
18. Il en résulte que les conclusions aux fins d'annulation et d'injonction présentées par le Syndicat de la magistrature concernant les rapports, mentionnés au point 13, relevant du second ensemble de documents doivent être rejetées.
Sur la requête à fin de sursis à exécution :
19. Il résulte de ce qui a été dit au point 13 que le Conseil d'Etat a statué sur le pourvoi formé par le ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice contre le jugement du 5 décembre 2024 du tribunal administratif de Paris. Par suite, les conclusions présentées par le ministre à fin de sursis à l'exécution de ce jugement sont devenues sans objet.
Sur les frais d'instance :
20. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre une somme à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : Les articles 4 et 5 du jugement du 5 décembre 2024 du tribunal administratif de Paris sont annulés en tant qu'ils portent sur les documents du second ensemble de documents, mentionnés au point 13 de la présente décision.
Article 2 : Dans la mesure de la cassation prononcée, les conclusions présentées par le Syndicat de la magistrature au tribunal administratif de Paris sont rejetées.
Article 3 : Il n'y a pas lieu à statuer sur la requête du ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice tendant à ce qu'il soit sursis à l'exécution du jugement attaqué.
Article 4 : Le surplus des conclusions des parties devant le Conseil d'Etat est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée au garde des sceaux, ministre de la justice et au Syndicat de la magistrature.
Délibéré à l'issue de la séance du 8 octobre 2025 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Olivier Yeznikian, Mme Rozen Noguellou, M. Nicolas Polge, M. Vincent Daumas, M. Didier Ribes conseillers d'Etat et M. Bruno Delsol, conseiller d'Etat-rapporteur.
Rendu le 28 octobre 2025.
Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
Le rapporteur :
Signé : M. Bruno Delsol
La secrétaire :
Signé : Mme Thamila Mouloud