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Ariane Web: Conseil d'État 497438, lecture du 24 novembre 2025, ECLI:FR:CECHR:2025:497438.20251124

Décision n° 497438
24 novembre 2025
Conseil d'État

N° 497438
ECLI:FR:CECHR:2025:497438.20251124
Mentionné aux tables du recueil Lebon
7ème - 2ème chambres réunies
M. Robin Soyer, rapporteur
SARL LE PRADO - GILBERT, avocats


Lecture du lundi 24 novembre 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

La société Engie Energie Services - Engie Cofely (Engie ES) a demandé au tribunal administratif de Cergy-Pontoise de prononcer la décharge des pénalités d'un montant total de 287 950 euros qui lui ont été réclamées par l'Institut national de la propriété industrielle (INPI) dans le cadre du marché conclu entre eux le 22 février 2016 pour la gestion multiservice et multitechnique des sites de l'INPI ou, à tout le moins, de les ramener à la somme de 18 250 euros et, en conséquence, de condamner l'INPI au paiement des factures indûment rejetées avec paiement des intérêts moratoires au taux défini par le décret du 29 mars 2013, assortis de la capitalisation. Par un jugement n° 1809534 du 15 juin 2021, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 21VE02325 du 1er juillet 2024, la cour administrative d'appel de Versailles a, sur appel de la société Engie ES, annulé ce jugement et condamné l'INPI à lui verser la somme de 287 950 euros, cette somme étant assortie des intérêts moratoires au taux résultant de l'article 8 du décret du 29 mars 2013 à compter du 18 septembre 2018 et de leur capitalisation.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un nouveau mémoire, enregistrés les 2 septembre et 18 novembre 2024 et le 18 août 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'Institut national de la propriété industrielle demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge de la société Engie ES une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code des marchés publics ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- le décret n° 2013-269 du 29 mars 2013 ;
- l'arrêté du 19 janvier 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales des marchés publics de fournitures courantes et de services ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Robin Soyer, auditeur,

- les conclusions de M. Nicolas Labrune, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SARL Le Prado - Gilbert, avocat de l'Institut national de la propriété industrielle et à la SCP Buk Lament - Robillot, avocat de la société Engie Energie Services - Engie Cofely ;


Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par une décision du 16 juin 2017, le directeur général de l'Institut national de la propriété industrielle (INPI) a arrêté à la somme de 287 950 euros le montant des pénalités contractuelles dues par la société Engie ES dans le cadre du marché conclu entre eux, le 22 février 2016, pour la gestion multiservice et multitechnique des sites de l'INPI. Par un jugement du 15 juin 2021, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rejeté la demande de la société Engie ES, introduite plus d'un an après cette décision, le 18 septembre 2018, tendant à ce que soit prononcée la décharge de ces pénalités. Par un arrêt du 1er juillet 2024, contre lequel l'INPI se pourvoit en cassation, la cour administrative d'appel de Versailles a, sur appel de la société Engie ES, annulé ce jugement et condamné l'INPI à lui verser la somme de 287 950 euros.

2. En premier lieu, il résulte du principe de sécurité juridique que le destinataire d'une décision administrative individuelle qui a reçu notification de cette décision ou en a eu connaissance dans des conditions telles que le délai de recours contentieux ne lui est pas opposable doit, s'il entend obtenir l'annulation ou la réformation de cette décision, saisir le juge dans un délai raisonnable, qui ne saurait, en règle générale et sauf circonstances particulières, excéder un an. Toutefois, cette règle ne trouve pas à s'appliquer aux recours tendant à la mise en jeu de la responsabilité contractuelle d'une personne publique qui, s'ils doivent être précédés d'une réclamation auprès de l'administration, ne tendent pas à l'annulation ou à la réformation de la décision rejetant tout ou partie de cette réclamation mais à la condamnation de la personne publique à réparer les préjudices qui lui sont imputés. La prise en compte de la sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause indéfiniment des situations consolidées par l'effet du temps, est alors assurée par les règles de prescription prévues par la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics.

3. Il résulte de ce qui précède qu'en écartant la fin de non-recevoir opposée par l'INPI, tirée de ce que la demande de la société Engie ES n'avait pas été présentée dans un délai raisonnable à compter de la notification de la décision du directeur général de l'INPI du 3 août 2017 confirmant l'application des pénalités contractuelles, au motif que cette règle ne trouve pas à s'appliquer au litige de responsabilité contractuelle dont elle était saisie, la cour administrative d'appel de Versailles n'a pas commis d'erreur de droit.

4. En deuxième lieu, aux termes de l'article 37 du cahier des clauses administratives générales (CCAG) applicable aux marchés publics de fournitures courantes et services, dans sa version résultant de l'arrêté du 19 janvier 2009 modifié : " 37.1. Le pouvoir adjudicateur et le titulaire s'efforceront de régler à l'amiable tout différend éventuel relatif à l'interprétation des stipulations du marché ou à l'exécution des prestations objet du marché. / 37.2. Tout différend entre le titulaire et le pouvoir adjudicateur doit faire l'objet, de la part du titulaire, d'un mémoire de réclamation exposant les motifs et indiquant, le cas échéant, le montant des sommes réclamées. Ce mémoire doit être communiqué au pouvoir adjudicateur dans le délai de deux mois, courant à compter du jour où le différend est apparu, sous peine de forclusion. / 37.3. Le pouvoir adjudicateur dispose d'un délai de deux mois, courant à compter de la réception du mémoire de réclamation, pour notifier sa décision. L'absence de décision dans ce délai vaut rejet de la réclamation. "

5. Il résulte des stipulations citées au point précédent de l'article 37 du CCAG que, lorsqu'intervient, au cours de l'exécution d'un marché, un différend entre le titulaire et l'acheteur, résultant d'une prise de position écrite, explicite et non équivoque émanant de ce dernier et faisant apparaître le désaccord, le titulaire doit présenter, dans un délai de deux mois, un mémoire de réclamation, à peine d'irrecevabilité de la saisine du juge du contrat. En revanche, il résulte des termes mêmes de ces stipulations qu'elles ne s'appliquent pas lorsque l'acheteur entend infliger au titulaire des pénalités au cours de l'exécution du marché. Dans ce cas, si le titulaire ne peut contester ces pénalités devant le juge qu'à la condition d'avoir présenté au préalable une demande et s'être heurté à une décision de rejet, les stipulations de l'article 37 relatives à la naissance du différend et au délai pour former une réclamation ne sauraient lui être opposées.

6. Ce motif, qui est d'ordre public et dont l'examen n'implique l'appréciation d'aucune circonstance de fait, doit être substitué au motif retenu par l'arrêt attaqué pour écarter le moyen tiré de la méconnaissance des stipulations de l'article 37 du CCAG.

7. En dernier lieu, en règle générale, les pénalités pour retard ne sont dues que du jour de la mise en demeure adressée à l'entrepreneur. La dispense de mise en demeure ne saurait résulter que de la volonté explicitement formulée par les parties ou déterminée par le juge d'après les circonstances particulières de chaque affaire, en tenant compte, notamment, de la nature du contrat et des termes employés dans la stipulation concernant la clause pénale.

8. Aux termes de l'article 14.1.1 du cahier des clauses administratives générales applicable aux marchés publics de fournitures courantes et services, dans sa version résultant de l'arrêté du 19 janvier 2009 modifié : " les pénalités pour retard commencent à courir, sans qu'il soit nécessaire de procéder à une mise en demeure, le lendemain du jour où le délai contractuel d'exécution des prestations est expiré (...) ". La cour administrative d'appel de Versailles a toutefois souverainement jugé, sans erreur de droit ni dénaturation, que les parties, par les stipulations du cahier des clauses administratives particulières du marché, avaient entendu entièrement déroger aux stipulations de l'article 14 du cahier des clauses administratives générales. En en déduisant qu'en l'absence de stipulation expresse, le marché litigieux ne pouvait être regardé comme ayant dispensé l'acheteur d'adresser une mise en demeure préalable à son cocontractant avant l'application des pénalités contractuelles, la cour administrative d'appel de Versailles n'a pas commis d'erreur de droit.

9. Il résulte de tout ce qui précède que l'INPI n'est pas fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque.

10. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de la société Energie Services - Engie Cofely, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'INPI la somme de 3 000 euros à verser à la société Energie Services - Engie Cofely au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi de l'Institut national de la propriété industrielle est rejeté.
Article 2 : L'Institut national de la propriété industrielle versera à la société Energie Services - Engie Cofely une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à l'Institut national de la propriété industrielle et à la société Energie Services - Engie Cofely.


Voir aussi