Conseil d'État
N° 503890
ECLI:FR:CECHS:2025:503890.20251201
Inédit au recueil Lebon
7ème chambre
M. Alexandre Denieul, rapporteur
SARL MEIER-BOURDEAU, LECUYER ET ASSOCIES, avocats
Lecture du lundi 1 décembre 2025
Vu la procédure suivante :
Par une ordonnance du 3 octobre 2023, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Lisieux a sursis à statuer sur la demande formée par la commune d'Orbec tendant à ce que la société Axa France, assureur de la société Gaudriot, soit condamnée à l'indemniser des préjudices qu'elle estime avoir subis, jusqu'à ce que la juridiction administrative se soit définitivement prononcée sur les questions préjudicielles portant, d'une part, sur l'engagement de la responsabilité pour faute de la société Gaudriot lors des opérations de réception des travaux de réalisation de zones pavées et d'un parvis devant le porche de l'église communale effectués en 2004 et, d'autre part, sur le montant du préjudice qui a pu en résulter pour la commune d'Orbec.
Par un jugement n° 2303234 du 17 avril 2025, le tribunal administratif de Caen a répondu aux questions préjudicielles en jugeant, d'une part, que si la société Gaudriot avait commis une faute lors des opérations de réception effectuées en 2004, sa responsabilité ne pouvait toutefois être engagée en raison de l'imprudence fautive de la commune d'Orbec qui constitue l'origine exclusive de son préjudice et fait ainsi obstacle à ce qu'elle recherche la responsabilité du maître d'oeuvre au titre de son devoir de conseil, et, d'autre part, que la seconde question était, en conséquence, dépourvue d'objet.
Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 29 avril et 30 mai 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la commune d'Orbec demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code des marchés publics ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Alexandre Denieul, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SARL Meier-Bourdeau, Lecuyer et associés, avocat de la commune d'Orbec et à la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et associés, avocat de la société Axa France, assureur de la société Gaudriot.
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la commune d'Orbec a confié à la société Gaudriot Ingénieurs Conseil un marché de maîtrise d'oeuvre portant sur la rénovation et le réaménagement des abords de l'église communale et des ouvrages de la voirie attenante, incluant notamment la création de zones pavées et la réalisation d'un parvis devant le porche de l'église. Le lot n° 1 " voirie - eaux pluviales " a été confié à la société Normande de travaux publics et particuliers, aux droits de laquelle est venue la société Gagneraud construction. Les travaux ont été réceptionnés sans réserve le 25 juin 2004, avec effet au 26 mars 2004. Constatant l'existence de désordres affectant les dalles, pavés et bordures, la commune d'Orbec a obtenu du président du tribunal administratif de Caen la désignation d'un expert, qui a déposé son rapport le 23 novembre 2015. Par un arrêt du 4 juin 2021, la cour administrative d'appel de Nantes a rejeté la demande de la commune d'Orbec tendant à la condamnation in solidum des sociétés Gagneraud construction et Carrières de Luget Vilhonneur à l'indemniser des désordres affectant le parvis de l'église et ses environs. La commune d'Orbec a alors assigné devant le tribunal judiciaire de Lisieux, par acte d'huissier du 12 novembre 2021, la société Axa France, assureur de la société Gaudriot, afin qu'elle soit condamnée à lui verser la somme de 576 792,80 euros en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subi en lien avec les fautes commises par la société Gaudriot lors des opérations de réception des travaux litigieux. Par ordonnance du 3 octobre 2023, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Lisieux a sursis à statuer sur cette requête et a saisi le tribunal administratif de Caen des questions suivantes : " La société Gaudriot a-t-elle engagé sa responsabilité en commettant des fautes lors des opérations de réception effectuées en 2004 ' Quel est le montant du préjudice qui a pu résulter de ces fautes éventuelles pour la commune d'Orbec ' " Par jugement du 17 avril 2025, contre lequel la commune d'Orbec se pourvoit en cassation, le tribunal administratif de Caen a répondu, d'une part, que " la société Gaudriot a commis une faute lors des opérations de réception effectuées en 2004 ; toutefois, sa responsabilité ne saurait être engagée, l'imprudence fautive de la commune d'Orbec étant à l'origine exclusive de son préjudice et fait ainsi obstacle à ce qu'elle recherche la responsabilité du maître d'oeuvre au titre de son devoir de conseil ", et d'autre part, que la seconde question était en conséquence sans objet.
Sur le pourvoi :
2. La responsabilité des maîtres d'oeuvre pour manquement à leur devoir de conseil peut être engagée dès lors qu'ils se sont abstenus d'appeler l'attention du maître d'ouvrage sur des désordres affectant l'ouvrage et dont ils pouvaient avoir connaissance, en sorte que la personne publique soit mise à même de ne pas réceptionner l'ouvrage ou d'assortir la réception de réserves. Il importe peu, à cet égard, que les vices en cause aient ou non présenté un caractère apparent lors de la réception des travaux, dès lors que le maître d'oeuvre en avait eu connaissance en cours de chantier. La seule circonstance que le maître d'ouvrage ait connaissance des désordres affectant l'ouvrage avant sa réception ne saurait exonérer le maître d'oeuvre de son obligation de conseil lors des opérations de réception de celui-ci ;
3. Il ressort des énonciations non contestées du jugement attaqué que, lors de la réunion de chantier du 16 janvier 2004, une dégradation importante, par délitement, de certaines dalles du parvis de l'église et des pavés situés dans plusieurs zones a été constatée. La société Gaudriot a en conséquence demandé à l'entrepreneur en charge du lot correspondant de remédier à ces désordres et relevé que " la réception définitive serait effectuée avec réserves après la réfection des désordres ". Lors de la réunion du chantier du 2 avril 2004, les parties ont constaté une nouvelle dégradation " anormale " du pavage au carrefour principal, l'hypothèse d'une " dégradation permanente " étant alors émise. Le 11 juin 2004, le maître d'oeuvre constatait, au cours d'une réunion de chantier, la reprise des dallages et pavés défectueux signalés au cours des réunions précédentes, à l'exception de certaines bordures.
4. Après avoir jugé que la société Gaudriot avait manqué à son devoir de conseil envers la commune d'Orbec en préconisant, le 25 juin 2004, une réception des travaux sans réserve, alors que cette société avait clairement identifié le risque d'aggravation des désordres les affectant dès janvier 2004 et ne pouvait ignorer, au regard de leur ampleur et de leur caractère évolutif, qu'ils étaient susceptibles de survenir et de s'étendre à terme pour au moins les dallages et pavements qui n'avaient pas été repris, le tribunal administratif de Caen a relevé que la commune d'Orbec ne pouvait pas non plus ignorer que les désordres en cause étaient susceptibles d'évoluer ainsi que de s'étendre et en a déduit qu'elle avait commis une imprudence particulièrement grave en prononçant sans réserve la réception définitive des travaux. En jugeant toutefois que cette imprudence était à l'origine exclusive du préjudice de la commune, alors que celle-ci, dépourvue de services techniques, a suivi l'avis de son maître d'oeuvre qui, après avoir envisagé à plusieurs reprises une réception des travaux avec réserves et émis l'hypothèse d'une généralisation des désordres, lui avait préconisé de prononcer la réception sans réserve à la suite de la reprise des seules parties endommagées de l'ouvrage, le tribunal administratif de Caen a donné aux faits ainsi énoncés une qualification juridique erronée.
5. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, que la commune d'Orbec est fondée à demander l'annulation du jugement qu'elle attaque.
6. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.
7. En premier lieu, la commune d'Orbec a obtenu, par une ordonnance du 10 janvier 2025 de la présidente du tribunal de Commerce de Guéret, la désignation d'un mandataire ad hoc pour représenter la société Gaudriot dans le cadre de l'instance devant le tribunal administratif de Caen. Dès lors, la " fin de non-recevoir " opposée par la société Axa France Iard ne peut, en tout état de cause, qu'être écartée.
8. En second lieu, en vertu des principes généraux relatifs à la répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction, il n'appartient pas à la juridiction administrative lorsqu'elle est saisie d'une question préjudicielle, de trancher d'autres questions que celle qui lui a été renvoyée par l'autorité judiciaire.
9. Il ressort de l'ordonnance du 3 octobre 2023 que le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Lisieux n'a pas inclus de son renvoi préjudiciel la question de la prescription de l'action engagée par la commune d'Orbec contre la société Axa France Iard, laquelle relève au demeurant de la seule compétence du juge judiciaire. Il s'ensuit que la société Axa France Iard n'est, en tout état de cause, pas recevable à soutenir que cette action serait prescrite.
Sur la première question préjudicielle :
10. Il ressort de ce qui a été dit aux points 3 et 4 qu'en préconisant à la commune d'Orbec de réceptionner l'ouvrage sans réserve le 25 juin 2004, la société Gaudriot a manqué à son devoir de conseil envers la commune d'Orbec et que si la commune d'Orbec a fait preuve d'imprudence en suivant les préconisations de la société Gaudriot alors qu'elle ne pouvait ignorer l'existence de désordres qui auraient dû la conduire à ne pas prononcer la réception de l'ouvrage ou à l'assortir de réserves, cette imprudence ne saurait exonérer totalement la société Gaudriot de sa responsabilité. Dans les circonstances de l'espèce, cette imprudence justifie de limiter la responsabilité du maître d'oeuvre au titre de son devoir de conseil à la moitié du préjudice subi par la commune.
Sur la seconde question préjudicielle :
11. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier, notamment du rapport d'expertise judiciaire, que le coût de reprise des désordres affectant l'ouvrage de la commune d'Orbec pouvait être évalué, au 23 novembre 2015, date du dépôt du rapport d'expertise, à la somme de 430 392,80 euros toutes taxes comprises. Compte tenu de la date d'apparition des désordres, dans les années qui ont immédiatement suivi la réception, et de la longévité des ouvrages en dallages et pavés, il n'y a pas lieu d'appliquer un abattement pour vétusté. Si la commune demande que la somme de 430 392,80 euros toutes taxes comprises soit réévaluée en fonction de la variation du coût de la construction constatée depuis l'expertise, elle n'établit pas avoir été dans l'impossibilité financière de faire procéder aux réparations nécessaires à la date du dépôt du rapport de l'expert. Ainsi, c'est à cette date que doit être évaluée l'indemnité à laquelle elle peut prétendre en réparation des dommages affectant son ouvrage.
12. En deuxième lieu, les troubles allégués liés aux " problèmes de sécurité pour les piétons circulant sur la voirie " endommagée, qui ont affecté les usagers de cette voirie, ne créent pas de droit à indemnité au profit de la commune. En se bornant par ailleurs à soutenir que les désordres affectant son ouvrage lui ont occasionné un " préjudice esthétique croissant " et ont nécessité la mobilisation récurrente de ses agents municipaux, la commune n'établit pas, en tout état de cause, la réalité de ces chefs de préjudice.
13. En troisième lieu, si la commune soutient que les responsables doivent être condamnés " aux entiers dépens incluant les frais de référé et les frais de l'expertise confiée à M. A... ", elle n'assortit pas cette demande des précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé.
14. Il résulte de ce qui précède que le montant du préjudice subi par la commune d'Orbec résultant de la faute de la société Gaudriot peut être évalué, compte-tenu de la part de responsabilité devant rester à la charge de la commune, à la somme de 215 196,40 euros toutes taxes comprises.
15. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'il soit mis à la charge de la commune d'Orbec, qui n'est pas, en l'espèce, la partie perdante, la somme que demande la société Axa France Iard. Ces mêmes dispositions font obstacle à ce qu'il soit mis à la charge de l'Etat, qui n'est pas partie à la présente instance, la somme demandée par la commune d'Orbec au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : Le jugement du 17 avril 2025 du tribunal administratif de Caen est annulé.
Article 2 : Il est déclaré que la société Gaudriot, qui a manqué à son devoir de conseil envers la commune d'Orbec en lui préconisant de réceptionner l'ouvrage sans réserve le 25 juin 2004, a engagé sa responsabilité à l'égard de la commune à hauteur de la moitié du préjudice subi par cette dernière. Ce préjudice, compte tenu de la part de responsabilité devant rester à la charge de la commune, peut être évalué à la somme de 215 196,40 euros toutes taxes comprises.
Article 3 : Les conclusions de la commune d'Orbec et de la société Axa France Iard présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée au tribunal judiciaire de Lisieux, à la commune d'Orbec, à la société Axa France Iard et à Me Desforges, administratrice judiciaire, mandataire ad hoc de la société Gaudriot.
N° 503890
ECLI:FR:CECHS:2025:503890.20251201
Inédit au recueil Lebon
7ème chambre
M. Alexandre Denieul, rapporteur
SARL MEIER-BOURDEAU, LECUYER ET ASSOCIES, avocats
Lecture du lundi 1 décembre 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Par une ordonnance du 3 octobre 2023, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Lisieux a sursis à statuer sur la demande formée par la commune d'Orbec tendant à ce que la société Axa France, assureur de la société Gaudriot, soit condamnée à l'indemniser des préjudices qu'elle estime avoir subis, jusqu'à ce que la juridiction administrative se soit définitivement prononcée sur les questions préjudicielles portant, d'une part, sur l'engagement de la responsabilité pour faute de la société Gaudriot lors des opérations de réception des travaux de réalisation de zones pavées et d'un parvis devant le porche de l'église communale effectués en 2004 et, d'autre part, sur le montant du préjudice qui a pu en résulter pour la commune d'Orbec.
Par un jugement n° 2303234 du 17 avril 2025, le tribunal administratif de Caen a répondu aux questions préjudicielles en jugeant, d'une part, que si la société Gaudriot avait commis une faute lors des opérations de réception effectuées en 2004, sa responsabilité ne pouvait toutefois être engagée en raison de l'imprudence fautive de la commune d'Orbec qui constitue l'origine exclusive de son préjudice et fait ainsi obstacle à ce qu'elle recherche la responsabilité du maître d'oeuvre au titre de son devoir de conseil, et, d'autre part, que la seconde question était, en conséquence, dépourvue d'objet.
Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 29 avril et 30 mai 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la commune d'Orbec demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code des marchés publics ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Alexandre Denieul, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SARL Meier-Bourdeau, Lecuyer et associés, avocat de la commune d'Orbec et à la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et associés, avocat de la société Axa France, assureur de la société Gaudriot.
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la commune d'Orbec a confié à la société Gaudriot Ingénieurs Conseil un marché de maîtrise d'oeuvre portant sur la rénovation et le réaménagement des abords de l'église communale et des ouvrages de la voirie attenante, incluant notamment la création de zones pavées et la réalisation d'un parvis devant le porche de l'église. Le lot n° 1 " voirie - eaux pluviales " a été confié à la société Normande de travaux publics et particuliers, aux droits de laquelle est venue la société Gagneraud construction. Les travaux ont été réceptionnés sans réserve le 25 juin 2004, avec effet au 26 mars 2004. Constatant l'existence de désordres affectant les dalles, pavés et bordures, la commune d'Orbec a obtenu du président du tribunal administratif de Caen la désignation d'un expert, qui a déposé son rapport le 23 novembre 2015. Par un arrêt du 4 juin 2021, la cour administrative d'appel de Nantes a rejeté la demande de la commune d'Orbec tendant à la condamnation in solidum des sociétés Gagneraud construction et Carrières de Luget Vilhonneur à l'indemniser des désordres affectant le parvis de l'église et ses environs. La commune d'Orbec a alors assigné devant le tribunal judiciaire de Lisieux, par acte d'huissier du 12 novembre 2021, la société Axa France, assureur de la société Gaudriot, afin qu'elle soit condamnée à lui verser la somme de 576 792,80 euros en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subi en lien avec les fautes commises par la société Gaudriot lors des opérations de réception des travaux litigieux. Par ordonnance du 3 octobre 2023, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Lisieux a sursis à statuer sur cette requête et a saisi le tribunal administratif de Caen des questions suivantes : " La société Gaudriot a-t-elle engagé sa responsabilité en commettant des fautes lors des opérations de réception effectuées en 2004 ' Quel est le montant du préjudice qui a pu résulter de ces fautes éventuelles pour la commune d'Orbec ' " Par jugement du 17 avril 2025, contre lequel la commune d'Orbec se pourvoit en cassation, le tribunal administratif de Caen a répondu, d'une part, que " la société Gaudriot a commis une faute lors des opérations de réception effectuées en 2004 ; toutefois, sa responsabilité ne saurait être engagée, l'imprudence fautive de la commune d'Orbec étant à l'origine exclusive de son préjudice et fait ainsi obstacle à ce qu'elle recherche la responsabilité du maître d'oeuvre au titre de son devoir de conseil ", et d'autre part, que la seconde question était en conséquence sans objet.
Sur le pourvoi :
2. La responsabilité des maîtres d'oeuvre pour manquement à leur devoir de conseil peut être engagée dès lors qu'ils se sont abstenus d'appeler l'attention du maître d'ouvrage sur des désordres affectant l'ouvrage et dont ils pouvaient avoir connaissance, en sorte que la personne publique soit mise à même de ne pas réceptionner l'ouvrage ou d'assortir la réception de réserves. Il importe peu, à cet égard, que les vices en cause aient ou non présenté un caractère apparent lors de la réception des travaux, dès lors que le maître d'oeuvre en avait eu connaissance en cours de chantier. La seule circonstance que le maître d'ouvrage ait connaissance des désordres affectant l'ouvrage avant sa réception ne saurait exonérer le maître d'oeuvre de son obligation de conseil lors des opérations de réception de celui-ci ;
3. Il ressort des énonciations non contestées du jugement attaqué que, lors de la réunion de chantier du 16 janvier 2004, une dégradation importante, par délitement, de certaines dalles du parvis de l'église et des pavés situés dans plusieurs zones a été constatée. La société Gaudriot a en conséquence demandé à l'entrepreneur en charge du lot correspondant de remédier à ces désordres et relevé que " la réception définitive serait effectuée avec réserves après la réfection des désordres ". Lors de la réunion du chantier du 2 avril 2004, les parties ont constaté une nouvelle dégradation " anormale " du pavage au carrefour principal, l'hypothèse d'une " dégradation permanente " étant alors émise. Le 11 juin 2004, le maître d'oeuvre constatait, au cours d'une réunion de chantier, la reprise des dallages et pavés défectueux signalés au cours des réunions précédentes, à l'exception de certaines bordures.
4. Après avoir jugé que la société Gaudriot avait manqué à son devoir de conseil envers la commune d'Orbec en préconisant, le 25 juin 2004, une réception des travaux sans réserve, alors que cette société avait clairement identifié le risque d'aggravation des désordres les affectant dès janvier 2004 et ne pouvait ignorer, au regard de leur ampleur et de leur caractère évolutif, qu'ils étaient susceptibles de survenir et de s'étendre à terme pour au moins les dallages et pavements qui n'avaient pas été repris, le tribunal administratif de Caen a relevé que la commune d'Orbec ne pouvait pas non plus ignorer que les désordres en cause étaient susceptibles d'évoluer ainsi que de s'étendre et en a déduit qu'elle avait commis une imprudence particulièrement grave en prononçant sans réserve la réception définitive des travaux. En jugeant toutefois que cette imprudence était à l'origine exclusive du préjudice de la commune, alors que celle-ci, dépourvue de services techniques, a suivi l'avis de son maître d'oeuvre qui, après avoir envisagé à plusieurs reprises une réception des travaux avec réserves et émis l'hypothèse d'une généralisation des désordres, lui avait préconisé de prononcer la réception sans réserve à la suite de la reprise des seules parties endommagées de l'ouvrage, le tribunal administratif de Caen a donné aux faits ainsi énoncés une qualification juridique erronée.
5. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, que la commune d'Orbec est fondée à demander l'annulation du jugement qu'elle attaque.
6. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.
7. En premier lieu, la commune d'Orbec a obtenu, par une ordonnance du 10 janvier 2025 de la présidente du tribunal de Commerce de Guéret, la désignation d'un mandataire ad hoc pour représenter la société Gaudriot dans le cadre de l'instance devant le tribunal administratif de Caen. Dès lors, la " fin de non-recevoir " opposée par la société Axa France Iard ne peut, en tout état de cause, qu'être écartée.
8. En second lieu, en vertu des principes généraux relatifs à la répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction, il n'appartient pas à la juridiction administrative lorsqu'elle est saisie d'une question préjudicielle, de trancher d'autres questions que celle qui lui a été renvoyée par l'autorité judiciaire.
9. Il ressort de l'ordonnance du 3 octobre 2023 que le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Lisieux n'a pas inclus de son renvoi préjudiciel la question de la prescription de l'action engagée par la commune d'Orbec contre la société Axa France Iard, laquelle relève au demeurant de la seule compétence du juge judiciaire. Il s'ensuit que la société Axa France Iard n'est, en tout état de cause, pas recevable à soutenir que cette action serait prescrite.
Sur la première question préjudicielle :
10. Il ressort de ce qui a été dit aux points 3 et 4 qu'en préconisant à la commune d'Orbec de réceptionner l'ouvrage sans réserve le 25 juin 2004, la société Gaudriot a manqué à son devoir de conseil envers la commune d'Orbec et que si la commune d'Orbec a fait preuve d'imprudence en suivant les préconisations de la société Gaudriot alors qu'elle ne pouvait ignorer l'existence de désordres qui auraient dû la conduire à ne pas prononcer la réception de l'ouvrage ou à l'assortir de réserves, cette imprudence ne saurait exonérer totalement la société Gaudriot de sa responsabilité. Dans les circonstances de l'espèce, cette imprudence justifie de limiter la responsabilité du maître d'oeuvre au titre de son devoir de conseil à la moitié du préjudice subi par la commune.
Sur la seconde question préjudicielle :
11. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier, notamment du rapport d'expertise judiciaire, que le coût de reprise des désordres affectant l'ouvrage de la commune d'Orbec pouvait être évalué, au 23 novembre 2015, date du dépôt du rapport d'expertise, à la somme de 430 392,80 euros toutes taxes comprises. Compte tenu de la date d'apparition des désordres, dans les années qui ont immédiatement suivi la réception, et de la longévité des ouvrages en dallages et pavés, il n'y a pas lieu d'appliquer un abattement pour vétusté. Si la commune demande que la somme de 430 392,80 euros toutes taxes comprises soit réévaluée en fonction de la variation du coût de la construction constatée depuis l'expertise, elle n'établit pas avoir été dans l'impossibilité financière de faire procéder aux réparations nécessaires à la date du dépôt du rapport de l'expert. Ainsi, c'est à cette date que doit être évaluée l'indemnité à laquelle elle peut prétendre en réparation des dommages affectant son ouvrage.
12. En deuxième lieu, les troubles allégués liés aux " problèmes de sécurité pour les piétons circulant sur la voirie " endommagée, qui ont affecté les usagers de cette voirie, ne créent pas de droit à indemnité au profit de la commune. En se bornant par ailleurs à soutenir que les désordres affectant son ouvrage lui ont occasionné un " préjudice esthétique croissant " et ont nécessité la mobilisation récurrente de ses agents municipaux, la commune n'établit pas, en tout état de cause, la réalité de ces chefs de préjudice.
13. En troisième lieu, si la commune soutient que les responsables doivent être condamnés " aux entiers dépens incluant les frais de référé et les frais de l'expertise confiée à M. A... ", elle n'assortit pas cette demande des précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé.
14. Il résulte de ce qui précède que le montant du préjudice subi par la commune d'Orbec résultant de la faute de la société Gaudriot peut être évalué, compte-tenu de la part de responsabilité devant rester à la charge de la commune, à la somme de 215 196,40 euros toutes taxes comprises.
15. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'il soit mis à la charge de la commune d'Orbec, qui n'est pas, en l'espèce, la partie perdante, la somme que demande la société Axa France Iard. Ces mêmes dispositions font obstacle à ce qu'il soit mis à la charge de l'Etat, qui n'est pas partie à la présente instance, la somme demandée par la commune d'Orbec au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : Le jugement du 17 avril 2025 du tribunal administratif de Caen est annulé.
Article 2 : Il est déclaré que la société Gaudriot, qui a manqué à son devoir de conseil envers la commune d'Orbec en lui préconisant de réceptionner l'ouvrage sans réserve le 25 juin 2004, a engagé sa responsabilité à l'égard de la commune à hauteur de la moitié du préjudice subi par cette dernière. Ce préjudice, compte tenu de la part de responsabilité devant rester à la charge de la commune, peut être évalué à la somme de 215 196,40 euros toutes taxes comprises.
Article 3 : Les conclusions de la commune d'Orbec et de la société Axa France Iard présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée au tribunal judiciaire de Lisieux, à la commune d'Orbec, à la société Axa France Iard et à Me Desforges, administratrice judiciaire, mandataire ad hoc de la société Gaudriot.