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Ariane Web: Conseil d'État 494931, lecture du 16 décembre 2025, ECLI:FR:CECHR:2025:494931.20251216

Décision n° 494931
16 décembre 2025
Conseil d'État

N° 494931
ECLI:FR:CECHR:2025:494931.20251216
Mentionné aux tables du recueil Lebon
6ème - 5ème chambres réunies
M. David Gaudillère, rapporteur
SCP MARLANGE, DE LA BURGADE, avocats


Lecture du mardi 16 décembre 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

L'association pour la défense du patrimoine et du paysage de la vallée de la Vingeanne et l'association Sites et Monuments ont demandé à la cour administrative d'appel de Lyon, d'une part, d'annuler la décision implicite par laquelle le préfet de la Côte-d'Or a rejeté leur demande du 22 mars 2023 tendant à ce qu'il soit enjoint à la société Q Energy, sur le fondement de l'article L. 171-7 du code de l'environnement, de présenter une demande de dérogation à l'interdiction de destruction d'espèces protégées et, d'autre part, d'enjoindre à la société Q Energy de déposer une telle demande avant la mise en service du projet de parc en litige.

Par un arrêt n° 23LY02507 du 4 avril 2024, la cour administrative d'appel de Lyon a rejeté leur requête.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 6 juin et 2 septembre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association pour la défense du patrimoine et du paysage de la vallée de la Vingeanne et l'association Sites et Monuments demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à leur appel ;

3°) de mettre à la charge solidaire de l'Etat et de la société Q Energy la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code de l'environnement ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. David Gaudillère, conseiller d'Etat,

- les conclusions de Mme Maïlys Lange, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Marlange, de la Burgade, avocat de l'association pour la défense du patrimoine et du paysage de la vallée de la Vingeanne et autre, et à la SARL Meier-Bourdeau, Lecuyer et associés, avocat de la société Q Energy ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par un arrêté du 25 octobre 2016, le préfet de la Côte-d'Or a délivré à la société Eole-Res, devenue la société Q Energy, l'autorisation d'exploiter sur le territoire de la commune d'Orain, au titre des installations classées pour la protection de l'environnement, six aérogénérateurs et trois postes de livraison. Par un jugement du 9 juillet 2018, le tribunal administratif de Dijon, sur la demande de l'association pour la défense du patrimoine et du paysage de la vallée de la Vingeanne et de l'association " Sites et Monuments ", a annulé cette autorisation. Par un premier arrêt du 17 juin 2021, la cour administrative d'appel de Lyon, sur appel de la société pétitionnaire et du ministre de la transition écologique et solidaire, a sursis à statuer dans l'attente d'une autorisation modificative afin que soit régularisé le vice de procédure tenant à l'absence d'autonomie de l'autorité environnementale. Par un arrêté du 12 avril 2022, le préfet a délivré à la société pétitionnaire une autorisation de régularisation. Par un deuxième arrêt du 8 décembre 2022, la cour administrative d'appel a annulé le jugement du tribunal administratif et rejeté les conclusions des associations tendant à l'annulation de l'autorisation. Par un courrier du 22 mars 2023, ces mêmes associations ont demandé au préfet d'enjoindre à la société Q Energy, sur le fondement de l'article L. 171-7 du code de l'environnement, de déposer sans délai une demande de dérogation " espèces protégées ". Par un troisième arrêt du 4 avril 2024, contre lequel elles se pourvoient en cassation, la cour administrative d'appel a rejeté la requête des associations tendant à l'annulation de la décision implicite du 27 mai 2023 par laquelle le préfet de la Côte-d'Or a refusé d'enjoindre à la société de déposer une telle demande de dérogation.

Sur le cadre juridique :

2. D'une part, le I de l'article L. 411-1 du code de l'environnement comporte un ensemble d'interdictions visant à assurer la conservation d'espèces animales ou végétales protégées et de leurs habitats. Sont ainsi interdits : " 1° la mutilation, la destruction, la capture ou l'enlèvement, la perturbation intentionnelle (...) d'animaux de ces espèces (...) ; / (...) / 3° La destruction, l'altération ou la dégradation de ces habitats naturels ou de ces habitats d'espèces (...) ". Toutefois, le 4° de l'article L. 411-2 du même code permet à l'autorité administrative de délivrer des dérogations à ces interdictions dès lors que sont remplies trois conditions distinctes et cumulatives tenant à l'absence de solution alternative satisfaisante, à la condition de ne pas nuire " au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle " et, enfin, à la justification de la dérogation par l'un des cinq motifs qu'il énumère limitativement et parmi lesquels figure le fait que le projet réponde, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une raison impérative d'intérêt public majeur. Aux termes de l'article R. 411-6 du même code : " Les dérogations (...) sont accordées par le préfet (...). / Toutefois, lorsque la dérogation est sollicitée pour un projet entrant dans le champ d'application de l'article L. 181-1, l'autorisation environnementale prévue par cet article tient lieu de la dérogation définie par le 4° de l'article L. 411-2. La demande est alors instruite et délivrée dans les conditions prévues par le chapitre unique du titre VIII du livre Ier pour l'autorisation environnementale (...) ".

3. D'autre part, en vertu du I de l'article L. 181-2 du code de l'environnement : " L'autorisation environnementale tient lieu, y compris pour l'application des autres législations, des autorisations, enregistrements, déclarations, absences d'opposition, approbations et agréments suivants, lorsque le projet d'activités, installations, ouvrages et travaux relevant de l'article L. 181-1 y est soumis ou les nécessite : / (...) 5° Dérogation aux interdictions édictées pour la conservation (...) d'espèces animales non domestiques (...) et de leurs habitats en application du 4° du I de l'article L. 411-2 (...) ". Aux termes du II de l'article L. 181-3 du même code : " L'autorisation environnementale ne peut être accordée que si les mesures qu'elle comporte assurent également : / (...) 4° Le respect des conditions, fixées au 4° du I de l'article L. 411-2, de délivrance de la dérogation aux interdictions édictées pour la conservation (...) des espèces animales non domestiques (...) et de leurs habitats, lorsque l'autorisation environnementale tient lieu de cette dérogation (...) ".

4. Les dispositions des articles L. 181-2, L. 181-3, L. 411-2 et R. 411-6 du code de l'environnement imposent, à tout moment, la délivrance d'une dérogation à la destruction ou à la perturbation d'espèces protégées dès lors que l'activité, l'installation, l'ouvrage ou les travaux faisant l'objet d'une autorisation environnementale ou d'une autorisation en tenant lieu comportent un risque suffisamment caractérisé pour ces espèces, peu important la circonstance que l'autorisation présente un caractère définitif ou que le risque en cause ne résulte pas d'une modification de cette autorisation.

5. Enfin, aux termes de l'article L. 171-7 du code de l'environnement : " I. - Indépendamment des poursuites pénales qui peuvent être exercées, lorsque des installations ou ouvrages sont exploités, des objets et dispositifs sont utilisés ou des travaux, opérations, activités ou aménagements sont réalisés sans avoir fait l'objet de l'autorisation, de l'enregistrement, de l'agrément, de l'homologation, de la certification ou de la déclaration requis en application du présent code, ou sans avoir tenu compte d'une opposition à déclaration, l'autorité administrative compétente met l'intéressé en demeure de régulariser sa situation dans un délai qu'elle détermine, et qui ne peut excéder une durée d'un an. Elle peut, en outre, ordonner le paiement d'une amende au plus égale à 45 000 euros par le même acte que celui de mise en demeure ou par un acte distinct. / Elle peut, par le même acte ou par un acte distinct, suspendre le fonctionnement des installations ou ouvrages, l'utilisation des objets et dispositifs ou la poursuite des travaux, opérations, activités ou aménagements jusqu'à ce qu'il ait été statué sur la déclaration ou sur la demande d'autorisation, d'enregistrement, d'agrément, d'homologation ou de certification, à moins que des motifs d'intérêt général et en particulier la préservation des intérêts protégés par le présent code ne s'y opposent. (...) ".

6. Il résulte des dispositions citées aux points 2, 3 et 5 que, dans le cas où une installation classée pour la protection de l'environnement est exploitée sans avoir fait l'objet d'une dérogation " espèces protégées ", alors que son fonctionnement présente pour de telles espèces un risque suffisamment caractérisé, il appartient au préfet, de sa propre initiative ou à la demande d'un tiers, de mettre en oeuvre les pouvoirs qu'il tient de l'article L. 171-7 du code de l'environnement, en mettant en demeure l'exploitant de l'installation en cause de régulariser sa situation par le dépôt de la demande de dérogation requise au titre de l'article L. 411-2 du même code dans un délai déterminé et, le cas échéant, en édictant des mesures conservatoires jusqu'à ce qu'il ait été statué sur cette demande.

7. Eu égard à l'objectif du régime de protection des espèces, qui consiste à prévenir les atteintes aux espèces concernées, la règle mentionnée au point précédent trouve également à s'appliquer lorsque l'installation autorisée n'est pas encore exploitée, ou même lorsque ses travaux de construction n'ont pas encore débuté, si des circonstances de fait nouvelles font apparaître que ces travaux ou le fonctionnement de cette installation seront susceptibles de présenter pour les espèces protégées un risque suffisamment caractérisé.

Sur le pourvoi :

8. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que, pour juger que le préfet de la Côte-d'Or était tenu de rejeter la demande tendant à ce qu'il mette en demeure la société Q Energy, sur le fondement de l'article L. 171-7 du code de l'environnement, de déposer une demande de dérogation " espèces protégées ", la cour administrative d'appel s'est fondée sur le motif tiré de ce que, dès lors que le parc en litige n'avait pas encore été mis en service, ni même construit, il n'entrait pas dans les pouvoirs de l'autorité administrative de prononcer une telle mise en demeure. Il résulte de ce qui a été dit au point précédent qu'en statuant ainsi, la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit.

9. Il résulte de tout ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur l'autre moyen du pourvoi, les associations requérantes sont fondées à demander l'annulation de l'arrêt qu'elles attaquent.

10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat et à la charge de la société Q Energy une somme de 800 euros chacun à verser, d'une part, à l'association pour la défense du patrimoine et du paysage de la vallée de la Vingeanne et, d'autre part, à l'association " Sites et Monuments ", au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces dispositions font, en revanche, obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge des associations requérantes, qui ne sont pas, dans la présente instance, les parties perdantes.



D E C I D E :
--------------
Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Lyon du 4 avril 2024 est annulé.
Article 2 : L'affaire est renvoyée à la cour administrative d'appel de Lyon.
Article 3 : L'Etat et la société Q Energy verseront, chacun, une somme de 800 euros à l'association pour la défense du patrimoine et du paysage de la vallée de la Vingeanne et verseront, chacun, une somme de 800 euros à l'association " Sites et Monuments ", au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Les conclusions présentées par la société Q Energy au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à l'association pour la défense du patrimoine et du paysage de la vallée de la Vingeanne, représentante unique désignée, à la société Q Energy et à la ministre de la transition écologique, de la biodiversité et des négociations internationales sur le climat et la nature.
Délibéré à l'issue de la séance du 1er décembre 2025 où siégeaient : M. Denis Piveteau, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; Mme Laurence Helmlinger, M. Jérôme Marchand-Arvier, M. Stéphane Hoynck, M. Christophe Pourreau, M. Jean-Luc Matt, conseillers d'Etat et M. David Gaudillère, conseiller d'Etat-rapporteur.

Rendu le 16 décembre 2025.


Le président :
Signé : M. Denis Piveteau
Le rapporteur :
Signé : M. David Gaudillère
La secrétaire :
Signé : Mme Marie-Adeline Allain


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