Palais-Royal - Entretiens du Conseil d’État "Administration" à l'occasion du 20ème anniversaire du statut des militaires
« Je suis particulièrement heureux d’ouvrir ce matin, les premiers Entretiens de l’Administration, qui ont été organisés par le ministère des armées, la section de l’administration et la section des études, de la prospective et de la coopération.
Créée en 2008[2], la section de l’administration est chargée d’examiner les projets de texte ou avis relatifs tant à la défense qu’aux ressources humaines de l’État, aux droits et obligations et aux statuts des fonctionnaires ainsi qu’aux règles applicables aux autres agents publics[3].
Pour inaugurer ces premiers entretiens, quelle meilleure occasion que le 20ème anniversaire du statut des militaires. Qui plus est, 220 ans jour pour jour après Austerlitz !
Si derrière le « statut des militaires », nous marquons aujourd’hui le 20ème anniversaire de la loi du 24 mars 2005[4], cette dernière n’a pas été le premier statut que les militaires aient connu.
L’origine de ce statut est souvent trouvée dans la loi du 19 mai 1834 sur l’état des officiers[5], commune aux services de terre et de mer, qui consacre notamment le principe de séparation du grade et de l’emploi.
Il faut attendre la loi du 13 juillet 1972[6] pour qu’un nouveau statut soit édicté, dans un contexte qui impose le rajeunissement des grades supérieurs et la consécration de nouveaux droits civils et politiques.
C’est donc sur cet héritage normatif qu’est consacré en 2005, le statut des militaires qui fait l’objet des travaux de ce jour. Ses dispositions législatives désormais abrogées[7] sont codifiées dans le code de la défense.
Le militaire peut être défini comme l’agent public relevant du statut général des militaires. Mais cette définition tautologique ne permet pas de saisir la singularité de la fonction militaire.
Comme le relevait la commission de révision du statut général des militaires en 2003, le militaire est cet homme ou cette femme, qui sert l’État au sein de ses forces armées. Car face à la violence des États, le dialogue et la diplomatie peuvent ne pas suffire.
Et l’usage de la force est alors seul de nature à défendre, pour reprendre les termes du Conseil constitutionnel, la « sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation »[8], au nombre desquels figurent l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire.
Le militaire n’est pas seulement celui qui porte les armes, il est également celui qui assure le soutien des combattants, celui qui leur permet d’agir. Le statut général est le statut de tous ces militaires.
De cette finalité essentielle tout découle. C’est pour être prêt à emmener des personnes au combat, à œuvrer dans un contexte qui relève de « l’extra » ordinaire, qu’un statut aux droits et aux obligations particuliers s’impose.
Le 20ème anniversaire de la loi de 2005 nous donne l’occasion de revenir sur son élaboration et l’évolution qu’elle signe dans la modernisation de la condition militaire (I.). C’est également un moment particulier pour s’interroger sur les défis auxquels ce statut doit faire face, vingt ans après (II.).
Tout d’abord donc, le rôle de la loi de 2005 dans la modernisation de la condition militaire
A.L’élaboration de la loi de 2005 est un exemple des liens anciens et puissants qui unissent le Conseil d’État au monde militaire
Ces liens prennent des formes diverses. La complémentarité des personnels de nos deux institutions en est une belle manifestation.
Ainsi, depuis son origine, le Conseil d’État comprend, dans ses rangs, des militaires, comme l’illustre le buste du général du Génie, Pierre Alexandre Joseph Allent, dans la salle Georges Pompidou. Aujourd’hui, pour devenir membre du Conseil d’État, quatre voies d’accès sont ouvertes aux militaires. C’est ainsi que ces murs ont notamment accueilli trois anciens chefs d’état-major de l’armée de terre, un ancien chef d’état-major de la marine et un ancien chef d’état-major de l’armée de l’air [9] ainsi que, depuis respectivement 2020 et 2024, les généraux Xavier de Woillemont et Benoît Paris.
Outre les nombreux collègues qui ont suivi les sessions « politique de défense » de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), des membres du Conseil d’État sont de même appelés à de hautes fonctions dans le domaine militaire.
La direction des affaires juridiques au sein du ministère de la défense, a systématiquement été confiée, depuis 1996, à un ou une conseillère d’État.
La présidence et la vice-présidence du Haut comité d’évaluation de la condition militaire, créée en 2005, sont confiées à des membres du Conseil d’État[10]. De même que celle du comité d’éthique de la défense nationale, créé en 2020[11], est assurée depuis, par Bernard Pêcheur.
Mais les liens entre le Conseil d’État et le monde militaire se sont également illustrés lors de l’élaboration des statuts des militaires.
Cela a tout d’abord été le cas du statut de 1972. Alors secrétaire général pour l’administration au ministère des Armées, Marceau Long a été l’un des artisans de la loi du 13 juillet qui répondait alors à un besoin d’adaptation et de réforme. Il a également, la même année, participé à l’élaboration d’un livre blanc sur la Défense, sous la direction de Michel Debré, avant de présider la commission chargée d’élaborer un nouveau livre blanc en 1993[12].
C’est également sur la base d’un rapport de 2003, élaboré par la commission de révision du statut général des militaires présidée par Renaud Denoix de Saint-Marc, que la loi de 2005 a été élaborée.
B. La modernisation de la condition militaire par la loi de 2005 et la jurisprudence
En 2005, la modernisation de l’état militaire s’est imposée pour tenir compte des profondes évolutions survenues depuis 1972, tenant à la professionnalisation des armées à la suite de la suspension du service national, à l’intensification des opérations extérieures, à la lutte contre le terrorisme et au développement de la logique interarmée.
Cela s’est notamment traduit par une ouverture de certains droits.
Le régime du droit d’expression a été modifié pour se rapprocher de celui des fonctionnaires, qui se caractérise notamment par un régime de contrôle a posteriori.
A été supprimée l’autorisation préalable du ministre pour se marier avec une personne de nationalité étrangère et le bénéfice d’un congé parental a été reconnu aux militaires.
Au-delà de la loi de 2005, d’autres évolutions ont été réalisées par la jurisprudence.
Tout en rappelant que l’exercice des mandats électoraux ou fonctions électives par des militaires en activité ne saurait porter atteinte à la nécessaire libre disposition de la force armée, le Conseil constitutionnel a jugé, par une décision du 28 novembre 2014, que l’interdiction absolue à un militaire d’être un élu local excédait manifestement ce qui était nécessaire pour protéger la liberté de choix de l’électeur ou l’indépendance de l’élu contre les risques de confusion ou de conflits d’intérêts[13]. Les dispositions de l’article L. 46 du code électoral ont ainsi été modifiées[14].
Par ailleurs, par les arrêts de 2014 Adefdromil et Matelly, la Cour européenne des droits de l’Homme a jugé que l’interdiction pure et simple de constituer un syndicat ou d’y adhérer était contraire à la liberté d’association reconnue par les stipulations de l’article 11 de la Convention[15]. A par la suite été ouvert aux militaires le droit d’adhérer à une association professionnelle nationale de militaires (APNM).
Le siècle passé a également été celui du développement des droits de la défense, dont la discipline militaire n’a pas été privée. La consécration du droit à la communication du dossier par la loi de finances du 22 avril 1905[16] a fait suite au scandale de « l’affaire des fiches » qui, sous la IIIe République, a révélé le fichage, par le ministre des armées, des officiers de l’armée selon des critères religieux et politiques.
La loi de 2005, dont les dispositions sont aujourd’hui codifiées à l’article L. 4137-1 du code de la défense, est venue préciser les droits du militaire en cas de procédure de sanction. A noter que, par une décision du 30 avril 2025[17], le Conseil constitutionnel a jugé que s’applique aux militaires le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Un décret publié avant-hier au Journal officiel[18] en a tiré les premières conséquences.
II. Quelques mots maintenant sur les défis du statut militaire, vingt ans après l’élaboration de la loi de 2005
A. Tout d’abord, celui de la préservation de la singularité de l’état militaire qui impose de trouver des équilibres
Les militaires ne sont pas des travailleurs comme les autres. Comme tous les agents publics, ils servent l’intérêt général. Ils sont, comme tous les fonctionnaires, soumis à des droits et obligations fixés par la loi et le règlement.
Mais ils s’en distinguent par l’intensité de leur engagement[19], ce qui impose un cadre juridique propre.
L’article L. 4111-1 du code de la défense rappelle solennellement que les militaires sont soumis à des « obligations particulières » pouvant aller jusqu’au « sacrifice suprême ».
La spécificité radicale de la fonction militaire conduit également à de nombreuses restrictions dans les droits qui leur sont reconnus, qui apparaissent difficilement dépassables. Il ne leur est ainsi pas reconnu le droit de grève.
Il incombe au juge de savoir tenir compte de la singularité de l’état militaire, et il doit toujours la garder à l’esprit pour parvenir à des solutions qui ne portent pas atteinte aux exigences constitutionnelles en matière de défense, au nombre desquelles figure la libre disposition de la force armée, comme l’a solennellement reconnu le Conseil constitutionnel dans des décisions de 2014 et 2015[20].
Ce principe implique que « soit assurée la disponibilité, en tout temps et en tout lieu, des forces armées » pour reprendre les termes utilisés par le Conseil d’État dans sa décision du 17 décembre 2021[21], qui rappelle que cette nécessaire libre disposition résulte d’une exigence constitutionnelle.
Ce principe doit être articulé avec d’autres règles qui peuvent être indépendantes du statut des militaires. Cela peut être le cas du droit de l’Union européenne. Le Conseil d’État a ainsi, dans la même décision de 2021, et sans exclure, dans son principe, l’application aux militaires de la gendarmerie départementale de la directive relative au temps de travail de 2003, écarté la méconnaissance de cette dernière après avoir pris en compte l’ensemble des règles d’emploi des personnels concernés au regard « de l’équilibre entre les sujétions et les compensations propres à l’état militaire ».
B. Mais le défi majeur reste à toute époque, pour un exercice effectif de la souveraineté, l’intensité des liens entre les armées et la Nation
La loi de 2005 est à cet égard beaucoup plus qu’un statut.
Elle cristallise un « état militaire », dont les devoirs et sujétions « méritent le respect des citoyens et la considération de la Nation » pour reprendre les termes de l’article 1er de la loi de 2005.
Et l’article L. 4111-1 du code de la défense a ultérieurement consacré la « condition militaire », pour y inclure un champ plus large que celui du droit et des obligations d’un statut : elle comporte également d’autres aspects « économiques, sociaux et culturels susceptibles d’avoir une influence » sur l’attractivité de la profession, sur le moral et les conditions de vie des militaires et de leur famille. La création du Haut comité d’évaluation de la condition militaire (HCECM) a eu, à cet égard, un rôle essentiel.
Depuis 2005, le contexte géopolitique a beaucoup évolué avec la réapparition des conflits de haute intensité en Europe et une montée des menaces. Ce contexte a conduit le Parlement, en 2022, à l’initiative du Président de la République, à interrompre la loi de programmation militaire (LPM) prévue pour 2019-2025 pour lui substituer une nouvelle LPM couvrant la période 2024‑2030.
Parmi ses objectifs, figure celui d’atteindre 105 000 réservistes à l’horizon 2035[22]. Pour faire face au défi du recrutement, l’ensemble des composantes des armées ont été invitées à élaborer un plan permettant la montée en puissance de leurs unités. Pour atteindre cette cible, les liens entre la société civile et les armées sont déterminants.
Comme le souligne l’étude annuelle du Conseil d’État de 2024, « L’esprit de défense (encore appelé « la force morale » d’un pays) est indispensable à un exercice effectif de la souveraineté »[23]. Un esprit qui doit être en permanence renforcé tant auprès des citoyens que dans les institutions.
Il faut faire connaître nos armées car bien que les français aient une image globalement positive de leur armée, cette image repose sur une connaissance limitée de la condition militaire.
Il faut renforcer la pédagogie. Cela passe par des projets tels ceux soutenus tous les ans par la direction de la mémoire, de la culture et des archives du ministère des armées, qui permettent de toucher entre 70 et 80 000 élèves sur chaque classe d’âge[24]. Cela passe par des séjours d’immersion destinés à un public ciblé autour des enjeux de défense et de souveraineté, comme ceux initiés en 2024 pour les élèves de l’INSP. L’étude du Conseil d’État soulignait qu’une telle initiative gagnerait à être étendue à d’autres écoles de la fonction publique[25].
Elle insistait également sur la nécessité d’associer toujours plus étroitement certains acteurs clefs aux enjeux de défense à commencer par les élus locaux et les acteurs du monde académique et économique.
La création de la nouvelle division « cohésion nationale » au sein de l’état-major des armées en août 2023, en charge de la politique de réserve et des relations avec l’éducation nationale et les entreprises, marque une telle impulsion.
Conclusion
Mesdames, Messieurs,
Un statut doit être suffisamment stable pour garantir la continuité de l’action menée et la construction d’un véritable esprit de corps, mais ne doit pas être immuable.
Le statut des militaires doit pouvoir s’adapter tant à l’évolution des opérations militaires menées qu’à l’évolution de la société et de ses attentes. Comme le souligne le rapport du HCECM de cette année, ces évolutions requièrent « davantage de souplesse et toujours plus de capacité d’adaptation et d’innovation à tous les niveaux »[26].
Des équilibres nouveaux sont à trouver, notamment pour garantir l’attractivité du métier, pour accompagner les sujétions familiales. Mais à l’heure où les conflits armés redoublent, à l’heure où la société est plus fracturée qu’il y a vingt ans, l’impératif de discipline, de neutralité, de cohésion et d’abnégation doit se pérenniser et se consolider.
Le colloque de ce jour invite à poser toutes ces questions en gardant comme fil conducteur les deux premières phrases de la loi de 2005, désormais à l’article L. 4111-1 du code de la défense, qui énoncent un principe vital dont l’actualité n’est malheureusement pas à souligner : « L'armée de la République est au service de la Nation. Sa mission est de préparer et d'assurer par la force des armes la défense de la patrie et des intérêts supérieurs de la Nation ».
Je tiens enfin à remercier tous les intervenants prévus, ainsi que la section de l’administration, présidée par Christine Maugüé, celle des études, de la prospective et de la coopération (SEPCO), présidée par Rémy Schwartz, ainsi que le ministère des armées.
Je vous remercie pour votre attention. »
Références
[1] Texte écrit en collaboration avec Kashâya Martin, magistrate administrative, chargée de mission auprès du vice‑président du Conseil d’Etat.
[2] Article 11 du décret n° 2008-225 du 6 mars 2008 relatif à l’organisation et au fonctionnement du Conseil d’Etat.
[3] Arrêté du 26 juillet 2019 portant répartition des affaires entre les sections administratives du Conseil d’Etat.
[4] Loi n° 2005-270 du 24 mars 2005 portant statut général des militaires.
[5] S. Baudens, « Avant le statut général des militaires – Quelques remarques sur les anciennes dispositions statutaires (1814-1972), AJFP, 2025, p. 540.
[6] Loi n° 72-662 du 13 juillet 1972 portant statut général des militaires.
[7] Ordonnance n° 2007-465 du 29 mars 2007 relative au personnel militaire, modifiant et complétant la partie législative du code de la défense et le code civil.
[8] Cons. const., 10 novembre 2011, n° 2011-192 QPC, considérant 20.
[9] Les généraux d’armée Gilbert Forray, de 1991 à 1992, Marc Monchal de 1996 à 2000, Bernard Thorette, de 2008 à 2013, l’amiral Albert Joire-Noulens de 1976 à 1980 et le général d’armée aérienne Achille Lerche de 1990 à 1997.
[10] Article D. 4111-3 du code de la défense.
[11] Arrêté ministériel ARM/SGA/DAJ/D2P/BDOP du 17 juillet 2019 portant création du comité d’éthique de la défense, NOR ARMS1954684A.
[12] J.-F. Théry, « Marceau Long, praticien du service public », in Mélanges en l’honneur de Marceau Long, Le service public, Dalloz, 2016, p. 463.
[13] Cons. const., 28 novembre 2014, n° 2014-432 QPC, considérant 15.
[14] Article 33 de la loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense.
[15] CEDH, 2 octobre 2014, n° 32191/09 et n° 10609/10.
[16] Loi du 22 avril 1905 portant fixation du budget des dépenses et des recettes de l’exercice 1905.
[17] Cons. const., 30 avril 2025, n° 2025-1137 QPC du 30 avril 2025, considérant 10.
[18] Décret n° 2025-1141 du 28 novembre 2025 relatif à la discipline des militaires.
[19] X. Latour, « A quoi sert le statut général des militaires », AJFP, 2025, p. 543.
[20] Cons. const., 28 novembre 2014, n° 2014-432 QPC ; 27 février 2015, n° 2014-450 QPC.
[21] CE, ass., 17 décembre 2021¸ n° 437125, A.
[22] Article 7 de la loi n° 2023-703 du 1er août 2023 relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense.
[23] Conseil d’Etat, Etude annuelle 2024, « La souveraineté », La documentation française, p. 451.
[24] Ministère des armées, Face au retour de la guerre en Europe, l’importance des forces morales, 28 juin 2023.
[25] Conseil d’Etat, Etude annuelle 2024, « La souveraineté », La documentation française, p. 452.
[26] Haut comité d’évaluation de la condition militaire, rapport annuel 2025, « Perspectives 2035 de la condition militaire ».