Inauguration de la salle Georges Cahen-Salvador : discours prononcé par Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d’État

Par Discours prononcé le 3 juin 2025 par Didier-Roland Tabuteau [1], vice-président du Conseil d’État, à l'occasion de l'inauguration de la salle Georges Cahen-Salvador.
Discours
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Monsieur le vice-président,

Messieurs les présidents de la section de l’intérieur,

Mesdames les présidentes et Messieurs les présidents,

Mesdames et Messieurs les membres et agents de la section de l’intérieur,

Mesdames et Messieurs,

Chers collègues,

Nous sommes réunis aujourd'hui pour rendre hommage à Georges Cahen-Salvador en donnant son nom à la salle de la section de l’Intérieur, section dont il a été nommé président en 1936.

C’est un honneur et un plaisir de réunir une audience à la fois prestigieuse, amicale et familiale. Je salue et remercie tout particulièrement les membres de sa famille, dont la présence nous touche profondément. J'ajoute qu'ils nous ont permis, en nous confiant depuis plusieurs décennies les archives de Georges Cahen-Salvador[2], de mieux le connaitre.

Cet hommage revêt une signification particulière, renforcée par la participation de nombreux membres du Conseil d’État, en particulier de la section de l’intérieur, qu’ils soient membres actuels, agents ou anciens présidents de cette section. Leur présence témoigne de l’estime toujours présente portée à l’œuvre et à la mémoire de Georges Cahen-Salvador, et inscrit cet hommage dans la continuité d’une histoire institutionnelle riche de sens et de valeurs.

Ce n’est pas le premier hommage rendu à Georges Cahen-Salvador en ces lieux. Trois jours après sa disparition le 5 février 1963, Alexandre Parodi, alors vice-président du Conseil d’Etat et qui voyait en lui un mentor, lui rendait hommage au Palais-Royal[3]. Il prévenait alors : « Sécurité Sociale, Conseil national économique : ce sont les deux grandes créations du président Cahen-Salvador. Les historiens de l’économie et ceux des questions sociales seraient bien injustes s’ils ne lui faisaient pas une place éminente dans l’histoire des 15 ans qui ont précédé 1940[4] ».

Ces deux réalisations majeures sont l’aboutissement de la carrière d’un homme engagé.

Un homme engagé, d’abord, en tant qu’éminent juriste, notamment au sein du Conseil d’État où il occupa des fonctions prestigieuses, à la mesure de son immense talent.

Engagé, ensuite, en tant que réformateur social, œuvrant dans diverses institutions où il mit ses compétences au service de l’intérêt général.

Engagé enfin, et peut-être surtout, au service d’une certaine idée de la justice, qui inspira et guida l’ensemble de ses actes.

*

Retracer le parcours de Georges Cahen-Salvador en quelques minutes est une gageure, car chacun de ses engagements remplirait la carrière d’un autre, comme juge au Conseil d’État jusqu’à devenir président de section ; comme directeur du Service général des prisonniers de guerre puis représentant adjoint de la France à la SDN ; comme directeur des retraites ouvrières et paysannes et à l’origine de la première grande loi sur les assurances sociales ; comme secrétaire général du Conseil national économique naissant ; ou encore, après la période de la guerre où il fut victime des persécutions antisémites, engagé dans la reconstruction et à la Croix-Rouge, et tout au long de sa vie, comme un haut fonctionnaire cherchant à moderniser l’action publique pour répondre aux grands défis de son temps.

*

I - Permettez-moi de revenir sur cette carrière, en commençant par ses études et ses premières années au Conseil d’État

Georges, Joseph, Ernest Cahen est né à Paris le 15 mars 1875, il y a tout juste 150 ans, l’année même où le Conseil d’État s’installait au Palais royal. Il est le fils de Salvador Cahen et de Mathilde Hesse[5].

Il suit simultanément des études de philosophie et de droit, qui lui permettent d’obtenir deux licences, tout en poursuivant le cursus de l’École des sciences politiques, section administrative, pour lequel il obtient un certificat signé par Emile Boutmy lui-même. Il poursuit ses études jusqu’à l’obtention en 1901, du titre de docteur en droit, avec une thèse dédiée, dans cette Troisième République légicentriste, à « La loi et le règlement, le gouvernement législateur[6] ». Il y note par exemple, à l’époque où aucun juge ne s’estime disposer de pareils pouvoirs, que « Refuser aux tribunaux le droit d’examiner la constitutionnalité des lois, c’est les autoriser à violer indirectement la Constitution[7] » et même « qu’en l’état actuel de notre droit publics, nos tribunaux ont le droit et le devoir de refuser d’appliquer des lois inconstitutionnelles[8] ».

Il achève et soutient sa thèse tout en débutant sa carrière au Conseil d’État, ayant été reçu au concours en décembre 1898 et nommé auditeur de 2ème classe le 1er janvier 1899. Il est d’abord affecté au contentieux, avant de rejoindre 6 ans plus tard, en 1904, la section des travaux publics[9].

On est impressionné quand on se penche sur tous les travaux qu’il mène de front dès le début de sa carrière, et sur lesquels on ne peut ici être exhaustif.

Il publie de nombreux articles et ouvrages, portant notamment sur le logement[10], l’enseignement[11], l’impôt progressif qu’il défend ardemment[12],  ou encore, sur le statut des fonctionnaires et la question du syndicalisme dans la fonction publique[13]. Ce qui frappe, à la lecture de ces articles, c’est sa confiance dans la capacité de la société à s’organiser elle-même. Ainsi, dans un article sur le repos hebdomadaire, il recommande de s’en remettre au dialogue social pour le décliner dans les entreprises, et si celui-ci n’aboutit pas, de se tourner vers les élus locaux en soulignant que « l’unité du pays n’est point attachée à l’uniformité de sa réglementation[14] ».

Il examine de nombreuses questions juridiques bien sûr pour le Conseil d’État[15], notamment à travers des études sur le droit d’association dès 1899, soit avant la grande loi de 1901, mais également pour la Société d’études législatives[16] ou encore pour le ministère du Travail[17]. Son intérêt pour les questions sociales se manifeste dans sa participation à la Commission chargée de l’élaboration des tarifs de remboursement des frais médicaux et pharmaceutiques en cas d’accident du travail.

Cet homme, fervent défenseur du service public en plein essor, que la jurisprudence du Conseil d’État structure alors, se consacre également à des actions associatives. Il est ainsi trésorier de la cantine maternelle du XVIIIᵉ arrondissement, qui offre aux femmes une aide alimentaire et des conseils médicaux pour leurs enfants[18]  et il participe à la Société des Visiteurs, fondée par André Spire, membre du Conseil d’État, qui vient en aide aux ouvriers chômeurs, malades ou victimes d’accidents du travail[19].

C’est aussi dans les premières années du siècle qu’il se marie, précisément en 1908, avec Madeleine Katz, dont il a deux fils, Gilbert et Jean, ce dernier entrant également par concours au Conseil d’État au début des années 1930. On peut noter que ses deux témoins sont alors Alfred Picard, son aîné au Conseil d’État qui en deviendra vice-président en 1912, et Alexandre Millerand, qui sera président du Conseil et Président de la République.

II - J’en viens au tournant de la Grande Guerre et à ce qu’il désigne comme « l’autre guerre[20] »

Le déclenchement de la Première Guerre mondiale qui déchire le continent donne une nouvelle direction à sa carrière. Il n’a pas encore quarante ans et il devient directeur d’un service qu’il doit alors créer et organiser : le service général des prisonniers de guerre. C’est cette question des prisonniers de guerre qui l’amènera à participer à la Commission d’armistice à Spa en 1918-1919 et à présider la Commission des prisonniers de guerre à la Conférence de la Paix[21].

Nouveau tournant après la guerre, en 1920, année où il adjoint à son nom de famille le prénom de son père, pour se nommer désormais Cahen-Salvador. Il est alors nommé directeur des retraites ouvrières et paysannes au ministère du Travail.

À cette époque, la France accuse un retard en matière de protection contre les risques sociaux. Pour y remédier, Alexandre Millerand, alors président du Conseil, fait appel à Paul Jourdain, député du Haut-Rhin et fin connaisseur des régimes en vigueur dans l’Alsace-Moselle récemment redevenue française, en le nommant ministre du Travail. Le choix de Georges Cahen-Salvador de rejoindre cette administration, alors moribonde[22], est courageux. Il entend en effet participer à ce qu’il nommait alors « l’autre guerre », celle pour avancer les lignes de la protection sociale[23]. Les oppositions à la mise en œuvre d’un système d’assurance sociale sont nombreuses, des syndicats de médecins au patronat, mais pas assez pour l’impressionner. Réunissant autour de lui une petite équipe, comme il le fera à chaque fois, il consulte l’ensemble des groupes concernés, et entreprend la rédaction d’un projet de loi intégrant déjà les principes qui seront ceux de la sécurité sociale :

-  régime d’ensemble couvrant les salariés de tous ordres contre la maladie, la maternité, l’invalidité, la vieillesse, le décès,

-  obligation de l’assurance,

-  double cotisation patronale et ouvrière,

-  nouvelle formule d’exercice de la médecine définie par accord entre organismes d’assurances et groupements professionnels médicaux,

-  association des employeurs et des salariés à la gestion des organismes.

En 1921, le projet de loi est rédigé et déposé devant la chambre des députés. Tout au long de son parcours législatif, Georges Cahen-Salvador ne cessera, même après avoir été remplacé comme directeur des retraites en 1923, d’assister les ministres successifs dans la discussion du projet de loi devant les assemblées

Et ce n’est que 7 ans plus tard que le projet, largement remanié aboutit avec l’adoption de la loi du 5 avril 1928 sur les assurances sociales [24].

Au Conseil d’État, où il est alors retourné depuis 5 ans, il rapporte, avec le concours de jeunes auditeurs et notamment Alexandre Parodi, le règlement d’administration publique qui doit permettre la mise en application de la loi. Celui-ci qui ne comprend pas moins de 338 articles, et Georges Cahen-Salvador cherche par ce vecteur à parfaire la loi quand il le peut. Il souligne pour le reste les insuffisances que le règlement ne peut corriger et qui nécessitent une nouvelle loi. Est alors votée la loi du 30 avril 1930, elle-même suivie d’un nouveau règlement d’administration publique du 25 juillet 1930.

Ce travail de dix années, qu’il poursuit en tant que membre puis vice-président du Conseil supérieur des assurances sociales, constitue l’un de ses grands héritages. Il préfigure en effet la Sécurité sociale[25], dont nous célébrons cette année le 80e anniversaire, expression de la solidarité nationale et pilier de notre pacte social.

Dans ces mêmes années 1920, il est, sans succès, candidat aux élections législatives à Paris pour le parti radical, en mai 1924. Surtout, il reste mobilisé par sa carrière au Conseil d’État, en devenant commissaire du gouvernement près la section du contentieux en février 1924, fonction éminente au titre de laquelle il conclut sur des affaires importantes, à l’instar de l’arrêt Rodière qui pose les principes de la reconstitution de carrière des fonctionnaires et agents pénalisés par des décisions illégales[26]. Promu conseiller d’État le 16 mars 1927, il est affecté en novembre à la section des Travaux publics.

Il poursuit ses activités exigeantes au Conseil d’État et est nommé à la présidence de la section de l’Intérieur le 14 octobre 1936. On peut noter que dans ces années 1930, en plus des autres missions que j’ai mentionnées et celles que je vais vous présenter, et tout en continuant à exercer ses fonctions au Conseil d’État, il est nommé secrétaire général du ministère de l’intérieur[27].

III - Troisième temps : le Conseil national économique et la nouvelle montée des menaces

 L’autre grand legs de celui dont nous célébrons l’œuvre aujourd’hui est la structuration et l’animation du Conseil national économique, qui a préfiguré le Conseil économique et social devenu le Conseil économique, social et environnemental.

Le 22 octobre 1925, Georges Cahen-Salvador devient ainsi le premier secrétaire général de cette toute nouvelle institution.

Dès le début, il entend en faire un espace de débat et d’étude, en particulier pour offrir une vision d’ensemble de l’économie française. Ses travaux seront pour l’administration une des seules grandes sources de connaissance de l’économie française ; nous sommes avant la création de l’INSEE et du Commissariat général du Plan.

Lorsqu’il devient secrétaire général de ce conseil, il a déjà connu de hautes responsabilités, et l’acceptation de ce poste au sein d’une institution nouvelle créée, qui n’est encore auréolée d’aucun prestige, étonne nombre de ses collègues[28]. C’est pour lui toujours le choix de l’engagement, pour faire advenir ce qu’il croit juste.

Il commence, pour structurer ce conseil, à recruter de jeunes hauts fonctionnaires, dont beaucoup au Conseil d’État. En particulier, son secrétaire adjoint est durant plus de 9 années Alexandre Parodi[29]. Il veille également à l’installation matérielle de la nouvelle institution, à partir de 1928 au sein du Palais-Royal, là où se situe désormais le Conseil constitutionnel. Il conforte en outre ses fondations, en cherchant une assise législative, ce qui est chose faite en mars 1936[30], alors que le CNE ne résultait auparavant que d’un décret. Il défend enfin l’institution, par des écrits, voire des missions à l’étranger où il la présente et en décrit les atouts. Il porte ainsi la voix du CNE en octobre 1929 en Grèce, ou en 1932 à Prague, à Montévideo et à Buenos-Aires.

Ces efforts sont couronnés de succès, et le CNE devient une institution charnière pour établir les réformes nécessaires à l’économie et à la société française.

Sur le plan économique, il mène la première analyse d’ensemble en examinant les forces et les faiblesses de notre pays, secteur par secteur, en dialoguant avec l’ensemble des acteurs : producteurs, consommateurs, employeurs, organisations ouvrières et représentants de l’administration[31]. Ces travaux nourrissent sa réflexion personnelle. Ainsi, dans un article sur l’intervention des pouvoirs publics dans l’économie, il estime qu’à l’époque, je cite, celle-ci est « peut-être dirigée, mais elle est sans direction », car les dirigeants et l’administration agissent sous l’influence d’intérêts particuliers ce qui conduit à des interventions « poursuivies sans plan, sans méthode[32] ». Pour sortir de cette emprise, il recommande la création d’un appareil statistique performant et d’un ministère de l’économie nationale qui serait à même de faire des choix rationnels.

Dans le domaine social, le CNE favorise également les échanges entre les différents acteurs et joue un rôle majeur dans l’élaboration du droit social, notamment à partir de 1936, avec la création de nouvelles sections professionnelles. Les lois sociales de juin 1936 qui adoptent la semaine de quarante heures et renforcent la place et la portée des conventions collectives[33] prévoient en effet une consultation de ces nouvelles sections du CNE avant l’adoption des actes règlementaires qui les déclinent. Cette nouvelle tâche implique un travail considérable[34], à la fois d’organisation pour permettre le développement du CNE, et de fond pour se prononcer sur toutes les questions nouvelles qui lui sont soumises.

Georges Cahen-Salvador ne se borne bien sûr pas à donner un simple avis sur les projets de texte : chaque imperfection qu’il constate dans la loi donne lieu à une proposition de réforme et d’ajustement qu’il porte auprès de l’administration et défend au besoin devant le Parlement.

La déclaration de guerre de 1939 chamboule tout. Il devient en effet alors secrétaire général du ministère du Travail, tenu par Charles Pomaret, où il est chargé de préparer la mobilisation de guerre avec Alexandre Parodi et une équipe de jeunes auditeurs au Conseil d’État, parmi lesquels ont compte notamment son fils Jean Cahen-Salvador et Michel Debré. Le ministre Charles Pomaret se rappelle sa grande autorité, ses qualités présidentielles et son esprit remarquable de synthèse, et conclut : « Nous l’appelions Jupiter, mais c’était un Jupiter bienveillant, avec un rien de naïveté touchante et une confiance parfois excessive dans ses semblables[35] ».

Avec l’arrivée au pouvoir du maréchal Pétain et la promulgation du premier statut des juifs, un décret du 23 novembre 1940 oblige Cahen-Salvador à faire valoir ses droits à la retraite[36]. Enfin, le 20 décembre 1940 le maréchal Pétain supprime le CNE, qui avait suspendu ses activités, ainsi que le Comité permanent économique qui l’avait remplacé depuis cette suspension[37]. Georges Cahen-Salvador veille alors à ce que les agents du CNE soient protégés dans d’autres institutions, en particulier au service de contrôle des prix[38], organisme qui sera connu pour être un foyer de Résistance[39].

Les années d’Occupation se déroulent pour lui dans le Sud de la France, à Aix-en-Provence, puis dans les Cévennes et enfin en Suisse.

Il est probablement alors tiraillé par l’inquiétude et la tristesse.

Inquiétude bien sûr, pour les siens, comme le frère de sa femme, qui mourra en déportation, mais aussi pour son fils Jean qui, exclu comme son père du Conseil d’État, est arrêté et interné à Drancy dont il tente de s’évader. Découvert, il est alors placé dans un convoi à destination d’Auschwitz. Mais cette fois, il parvient à s’échapper en cours de route et finit par rejoindre son père et le reste de sa famille en Suisse.

Tristesse, aussi, de voir le Conseil d’État d’abord installé à Royat entre 1940 et 1942, être, pour reprendre les mots de Jean Massot,  « trop près de Vichy » pour ne pas être associé à son activité, puis revenu à Paris, « bien loin de Londres et d’Alger » [40] ; ce Conseil d’État dont le vice-président Jean-Marc Sauvé a relevé[41], et je ne peux que reprendre avec une particulière solennité et gravité ses termes dans le contexte actuel, qu’il avait erré, qu’il s’était égaré et qu’il s’était abîmé parfois lorsqu’il a « permis à la xénophobie et l’antisémitisme de certains de ses membres de s’exprimer ».

IV] Dernier point, pour finir, l’après-guerre et ses dernières années de sa carrière

Après la Seconde Guerre mondiale, Georges Cahen-Salvador est réintégré président de section au Conseil d’État le 15 décembre 1944 et ce de manière rétroactive à compter du 23 novembre 1940[42]. Il est rapidement placé en position hors cadre à compter du 16 mars 1945 et nommé presque immédiatement commissaire général aux dommages de guerre[43]. A ces fonctions, il pose la base de la loi de 1946 sur les dommages de guerre[44], qui doit permettre aux sinistrés de reconstruire leurs biens détruits avec l’appui de la solidarité nationale, ainsi que les fondements de l’administration qui accompagne la reconstruction et des tribunaux qui tranchent les litiges liés à ces questions. Il est désigné en 1947 président de la Commission supérieure de cassation des dommages de guerre où il retrouve sa pratique juridictionnelle.

Dans la continuité de son engagement social, il participe à la première réunion du Conseil supérieur des assurances sociales le 25 juin 1945[45]. Il continue à mener une activité internationale, en particulier pour la Croix-Rouge[46], organisation pour laquelle il entreprend même une mission difficile à Moscou en 1956 dans le but de rapatrier des Alsaciens et Mosellans – les « malgré nous » – disparus sur le front de l’Est durant la Seconde Guerre mondiale[47].

Et encore, toujours, il écrit, notamment dans le livre jubilaire du Conseil d’État, où il retrace la biographie des personnalités illustres de notre institution[48], ou dans la revue Droit social, dont il avait fait partie du conseil scientifique dès sa création en 1938.

Il est maintenu en activité au Conseil d’État jusqu’à ses 80 ans, en 1955, année où il demande à René Cassin sa mise à la retraite. S’étaient-ils connus à Genève, lorsqu’ils étaient représentants auprès de la Société des Nations ? C’est possible, mais nous n’en avons pas la certitude. Georges Cahen-Salvador exprime dans sa lettre, avec la grande élégance qui toujours le caractérise, son attachement au Conseil d’État. Et René Cassin répond[49] pour l’informer qu’il est nommé non pas président de section honoraire, mais vice-président honoraire[50], fait tout à fait exceptionnel.

Homme aux multiples talents, doté d’une force de travail hors du commun et profondément dévoué au service public comme au progrès social, il alliait une connaissance approfondie des dossiers à une capacité à rechercher des compromis et des solutions éclairées. Il était, avant tout, un grand humaniste — selon le terme même qu’il utilisa pour qualifier Peiresc, l’érudit et protecteur de Galilée, dont il rédigea la biographie pendant la Seconde Guerre mondiale, publiée en 1951[51].

Il s’éteint, comme je l’ai dit, 1963, huit ans après la fin d’une carrière qui avait duré 57 ans et durant laquelle il avait tant accompli.

*

Cette carrière manifeste les mérites éminents qu’il a acquis au service de la Nation, comme il est écrit dans le code de la légion d’honneur, dont il fut fait grand officier le 4 août 1939 et grand-croix en 1947. Elle justifie amplement l’hommage que nous lui rendons aujourd’hui.

Sa fidélité sans faille au service public, son engagement pour les assurances sociales, pour les prisonniers de guerre, pour la création du CNE afin d’éclairer l’action publique d’une connaissance du réel et des contributions des acteurs économiques et sociaux, participent fondamentalement d’une même idée. Celle de la justice, qu’il évoquait dans un article plaidant pour l’instauration de l’impôt progressif, et sur laquelle je souhaiterais terminer.

Trop souvent, écrit-il, « la Justice apparait rigide, impassible, armée pour la défense de l’ordre établi ; (…) insensible aux plaintes, aux espoirs ; gardienne aveugle de formules juridiques où se cristallisent les inégalités passées. ». Mais « la vraie Justice » « prend un aspect plus doux. (…) Celle-ci ne se complait point en sentences abstraites ; elle se fait la protectrice d’êtres qui vivent, elle se mêle à leur vie. Elle collabore activement à l’œuvre de la nature dont elle répare les négligences et rectifie les erreurs »[52].

C’est à n’en point douter cette idée de justice qui a toute sa vie animé Georges Cahen-Salvador ; c’est cette idée de justice que nous voulons incarner aujourd’hui en donnant son nom à la salle de la section de l’Intérieur, pour que son engagement et ses compétences continuent à nous inspirer et à guider l’action du Conseil d’État.

Je vous remercie de votre attention.

Références

[1] Texte écrit avec la collaboration de Jean-Baptiste Desprez, magistrat administratif, chargé de mission du vice-président

[2] Dépôts en 1999 et 2000, grâce notamment à l’entremise d’Alain Chatriot. Le deuxième dépôt venait d’archives spoliées par les nazis, puis saisies par l’Armée rouge, et inventoriées au sein d’archives spéciales à Moscou - voir Conférence au Palais-Royal d’Alain Chatriot sur Georges Cahen-Salvador, organisée par le comité d’histoire du Conseil d’Etat et de la juridiction administrative, 6 mai 2024

[3] Le 8 février 1963 (voir Alain Chatriot, Georges Cahen-Salvador, un réformateur social dans la haute administration française (1875-1963), « Histoire de la protection sociale en France », Revue d'histoire de la protection sociale, 2014/1, n° 7, p. 103 à 128)

[4] Plaquette d’hommages réunie pour Georges Cahen-Salvador, 1875-1963, , p. 5

[5] Voir Alain Chatriot, Georges Cahen-Salvador, prec. cité

[6] Cahen Georges, La loi et le règlement, le gouvernement législateur, thèse, A. Rousseau éd., 1903.

[7] Ibid, page 386

[8] Ibid, page 401

[9] Parcours de Georges Cahen-Salvador au Conseil d’Etat : auditeur de 2ème classe à compter du 1er janvier 1899, affecté à la section du contentieux ; auditeur de 1ère classe le 1er mars 1904, affecté à la section des travaux publics ; maitre des requêtes le 31 mai 1910, affecté à la section du contentieux. Il est ensuite commissaire du gouvernement du 11 février 1924 jusqu’au 16 mars 1927, date à laquelle il devient conseiller d’Etat affecté à la section des travaux publics en novembre suivant. Il devient enfin président de la section de l’intérieur en 1936 (voir Conférence au Palais-Royal d’Alain Chatriot sur Georges Cahen-Salvador, organisée par le comité d’histoire du Conseil d’Etat et de la juridiction administrative, 6 mai 2024)

[10] Articles : Cahen Georges, « L’économie sociale chrétienne et la colonisation agricole sous la Restauration et la Monarchiede Juillet », Revue d’économie politique, juin 1903 ; « Les habitations ouvrières », Revue politique et parlementaire, août 1904, p. 265-287 ; « Les habitations ouvrières et l’intervention des pouvoirs publics », Revue politique et parlementaire, avril 1906, p.31-54 ; « Le repos hebdomadaire », Revue politique et parlementaire, février 1909, p. 232-248 ; « Les familles nombreuses et l’assistance publique », Revue politique et parlementaire, janvier 1914, p. 58-72 ; et livre : Cahen Georges, Le logement dans les villes, la crise parisienne, Paris, Librairie Félix Alcan, 1913

[11] Cahen Georges, « L’enseignement classique et l’enseignement moderne, les programmes, les méthodes, les sanctions », Revue politique et parlementaire, novembre 1898, p. 373-385.

[12] « La justice dans l’impôt et la progression », Revue politique et parlementaire, juillet 1902, p. 60-74

[13] Cahen Georges , « Quelques observations sur les pensions de retraite des fonctionnaires civils et les projets de réforme », Revue politique et parlementaire, septembre 1902, p. 497-513 ; « La Cour de cassation et les libertés des fonctionnaires », Revue politique et parlementaire, mai 1905, p. 292-300 ; « Les syndicats de fonctionnaires », Revue politique et parlementaire, juillet 1905, p. 80-110 ; « Les fonctionnaires », La Revue bleue, 3 et 7 juin, 8 et 22 juillet, 5, 19 et 26 août 1905 ; « Le Conseil d’État et les fonctionnaires », Revue politique et parlementaire, février 1911, p. 301-312 ; Les fonctionnaires, leur organisation corporative, Paris, Librairie Armand Colin, 1911. Des textes manuscrits, des notes et des extraits de Journaux Officiels datant de cette période sont conservés dans ses archives personnelles, 9952/5, Archives du Conseil d’État.

[14] Cahen Georges, Le Repos hebdomadaire, Revue politique et parlementaire, 1909, accessible sur Gallica

[15] Conseil d’État, Série d’études sur le droit d’association dans les législations étrangères, Paris, imprimerie nationale, 1899 et Série d’études sur les biens de famille, législations française et étrangères, Paris, Imprimerie nationale, 1904.

[16] Rapport présenté à la Commission d’études du projet de loi sur la capacité commerciale des syndicats régis par la loi de 1884, Paris, Société d’études législatives, 1909 ; « Rapport présenté à la Commission d’études du projet de loi sur la capacité commerciale des syndicats réglés par la loi de 1884-1909, le droit d’ester en justice des syndicats professionnels », Bulletin de la Société d’études législatives, Paris, A. Rousseau, 1911.

[17] Pour lequel il étudie sur les crises économiques entre 1907 et 1910 - Ministère du Travail et de la Prévoyance sociale, direction du Travail, Commission des crises économiques, Rapports présentés au nom de la Commission par MM. Georges Cahen et Edmond Laurent, maîtres des requêtes au Conseil d’État sur les incidences des crises économiques et sur les mesures financières propres à atténuer les chômages résultant de ces crises, Paris, Imprimerie nationale, 1911.

[18] Voir G Cahen, Les cantine maternelles (retranscription d’une conférence du 8 février 1912), La Revue philanthropique, Gallica

[19] Conférence d’Alain Chatriot sur Georges Cahen-Salvador, Comité d’histoire du Conseil d’Etat et de la juridiction administrative, 6 mai 2024, prec. cité

[20] Cahen Georges, « L’autre guerre », Revue de Paris, 15 janvier 1920, p. 264-271, et un recueil de ces articles : L’autre guerre, essais d’assistance et d’hygiène sociales (1905-1920), Paris, Berger-Levrault, 1920

[21] Il analyse ces questions dans Cahen-Salvador Georges, Les prisonniers de guerre (1914-1919), Paris, Payot, 1929.

[22] Voir Pierre Laroque, Georges Cahen-Salvador et les assurances sociales, plaquette d’hommage préc. citée.

[23] Cahen Georges, « L’autre guerre », prec. cité

[24] Le projet est adopté par la Chambre des députés le 8 avril 1924, puis modifé et adopté par le Sénat en 1927, ce projet remanié étant voté et adopté à l’unanimité par la chambre des députés le 14 mars 1928.

[25] Voir Pierre Laroque, prec. cité

[26] CE, Ass. 26 décembre 1925, Rodière, n°88369, A

[27] Décret du 15 octobre 1934, JORF du 15 octobre 1934, page 10483

[28] Roche Emile, « Georges Cahen-Salvador : le secrétaire général du Conseil national économique », in Georges Cahen-Salvador…, op. cit., p. 18-21, p. 18-19

[29] Fonctions qu’Alexandre Parodi exerce sans détachement, en parallèle de ses fonctions au Conseil d’Etat. Arrêté publié au Journal officiel de la République française (JO), 2 juin 1929, p. 6122

[30] Loi du 19 mars 1936

[31] Parodi Alexandre, in Georges Cahen-Salvador…, op. cit., p. 5

[32] Cahen-Salvador Georges, « L’économie disciplinée, ses méthodes et son programme », Revue politique et parlementaire, mars 1934, p. 422.

[33] Article 31 de la loi du 24 juin 1936 : des conventions spéciales « peuvent, par arrêté du ministre du travail, être rendues obligatoires pour tous les employeurs et employés des professions et régions comprises dans le champ d’application de la convention. Cette extension des effets et des sanctions de la convention collective se fera pour la durée et aux conditions prévues par ladite convention. »

[34] près de soixante projets de décrets pour la semaine de quarante heures en 1937 et près de cent quarante demandes d’avis sur les conventions collectives qui ont nécessité plus de soixante séances en 1937

[35] Cité par Alain Chatriot, conférence au Conseil d’Etat sur Georges Cahen-Salvador, 6 mai 2024, issu de la revue Commentaire, n°173, printemps 2021

[36] Décret du 23 novembre 1940, publié au journal officiel le 27 novembre 1940, page 5846.

[37] Décret portant création d’un Comité permanent économique du 16 octobre 1939, JO, 2 novembre 1939, p. 12819.

[38] Qui deviendra direction générale du contrôle économique en 1942

[39] Témoignage recueilli et relaté par Alain Chatriot, lors de sa conférence au Palais-Royal du 6 mai 2024, préc. citée.

[40] Jean Massot Le Conseil d'Etat et le régime de Vichy, Vingtième Siècle. Revue d'histoire Année 1998 58 pp. 83-99

[41] Jean-Marc Sauvé, allocution pour l’ouverture, du colloque sur le thème "Faire des choix ? Les fonctionnaires dans l’Europe des dictatures, 1933-1948" organisé par l’EHESS et le Conseil d’État les 21, 22 et 23 février 2013, en Sorbonne et à l’EHESS

[42] Il est affecté à la section de l’intérieur par un autre décret du 19 décembre 1944, publié au JORF du 30 décembre 1944, page 2130

[43] Roland Cadet, Le président Cahen-Salvador et la reconstruction, plaquette d’hommage prec. citée

[44] Loi du 28 octobre 1946

[45] Valat Bruno, Histoire de la sécurité sociale (1945-1967). L’État, l’institution et la santé, Paris, Economica, 2001, p. 87

[46] André François-Poncet, Le président Cahen-Salvador et la Croix ronge, plaquette d’hommage prec. citée

[47] Témoignage d’André François-Poncet, cité par Alain Chatriot, conférence au Palais-Royal, prec. citée

[48] « De quelques personnalités qui ont illustré le Conseil d’État au XXe siècle », p. 377-393 in Le Conseil d’État, livre jubilaire, Paris, Recueil Sirey, 1952.

[49] René Cassin lui annonce cette mesure dans une lettre du 4 mars 1955. Dossier personnel de Georges Cahen-Salvador, archives du Conseil d’État.

[50] Décret du 11 mai 1955 admettant un président de section au Conseil d’Etat à faire valoir ses droits à la retraite et le nommant vice-président honoraire du Conseil d’Etat

[51] Georges Cahen-Salvador, Peiresc, un grand humaniste, Albin Michel, 1951

[52] « La justice dans l’impôt et la progression », Revue politique et parlementaire, juillet 1902, p. 60-74