Article publié dans la revue Archives de Philosophie du Droit, tome 66, « L’intelligence artificielle et le raisonnement du juge », Lefebvre-Dalloz, 2025.
Il existe une étroite parenté entre le raisonnement mathématique, souvent considéré comme l’archétype de la rigueur scientifique, et le raisonnement du juge[1], qui structure notre compréhension et notre application du droit. Dans les deux cas, la pensée se développe à partir d’un socle abstrait : les mathématiques s’appuient sur des axiomes et des théorèmes, le droit sur des normes et des jurisprudences. Ces fondements ne procèdent pas d’une simple observation du réel, mais d’une construction intellectuelle autonome. Ils forment un cadre logique au sein duquel l’argumentation peut se déployer avec cohérence et logique.
Si cette parenté des raisonnements peut permettre à l’I.A. de simuler correctement le raisonnement du juge et son application de la règle aux données d’une situation ou d’un dossier (I), il reste un incommensurable éthique qui interdit de remplacer le juge par l’I.A. (II).
I. — La simulation du raisonnement du juge par l’I.A. au travers de la mathématisation du raisonnement
L’intelligence artificielle (I.A.) se définit, selon le dictionnaire Larousse, comme l’ensemble des théories et techniques mises en œuvre en vue de réaliser des machines capables de simuler l’intelligence humaine. Concrètement, il s’agit dans le cas du raisonnement contentieux, de simuler l’analyse faite par le juge et la décision qui en résulte au moyen d’algorithmes et de mégadonnées.
La parenté entre les raisonnements mathématique et juridique semble inviter à un tel rapprochement. La rigueur juridique et la démarche déductive du contentieux favoriseraient l’ouverture de l’office du juge à l’I.A.. De prime abord, on pourrait même y voir un avantage : en uniformisant le raisonnement, l’I.A. pourrait permettre aux justiciables de recevoir, quel que soit le tribunal saisi, une solution équivalente, en fonction des seules données de leur affaire. Comme si le « robot » apportait une garantie à l’application du principe d’égalité…
Il ne fait aucun doute qu’en matière juridique, comme dans la plupart des domaines de l’activité intellectuelle, l’I.A. peut apporter une aide précieuse du fait de sa démarche systématisée et de sa rapidité d’exécution.
Toutefois, le développement de l’I.A. dans le champ de la justice impose des points de vigilance particuliers. Pour n’en citer que quelques-uns, il y a d’abord le risque de biais algorithmiques. Si l’I.A. apprend à partir de données antérieures, et ne sert pas seulement à décliner une règle à des cas pré enregistrés, elle risque d’ajouter ou de reproduire des biais qui, pour être uniformément appliqués ensuite dans toutes les affaires, n’en seront pas plus acceptables.
Il y a ensuite le risque d’une opacité des décisions, c’est-à-dire la difficulté à expliquer la solution issue d’un algorithme complexe (effet « boîte noire »). Heureusement, la motivation des décisions, qui doit exprimer avec rigueur le raisonnement poursuivi pour arriver à la décision sur chaque point porté devant le juge, est un précieux antidote.
Il y a encore les risques de dysfonctionnements techniques, comme les hallucinations s’agissant de l’I.A. générative, qui risqueraient de vicier tout le raisonnement juridique. Le risque d’invention de jurisprudences, dans un brassage imaginatif des bases de données des différents systèmes juridiques par l’I.A. ne peut être écarté, une expérimentation à des fins pédagogiques nous l’a montré…
Il y a enfin, peut-être, un risque de sclérose d’un droit qui se fonderait excessivement sur les précédents, quand les notions en jeu dépassent souvent les données de l’affaire portées devant le juge, à l’instar de la notion d’intérêt général pour le juge administratif.
Chacun de ces risques pourrait probablement recevoir une solution technique. Il subsiste néanmoins une limite radicale. Dans Les Mots et les Choses[2], Michel Foucault soutient que la tentative à l’âge classique de ramener la science (mathesis) à une pure formalisation mathématique a mis en lumière des domaines de connaissance empirique irréductibles à une telle abstraction. De la même manière, le projet de réduire entièrement le raisonnement du juge à une construction mathématique, aussi puissante et générative soit elle, mettrait inévitablement en lumière une limite, de nature éthique, déniant à une substitution du juge par l’intelligence artificielle les caractères de la Justice.
II. — L’incommensurable éthique de la décision du juge
Dans toute profession, dans toute activité humaine, il existe une dimension matérielle, donc reproductible. Mais il y a aussi une dimension éthique, irréductible à la simple répétition ou déclinaison de la règle. Le travail du juge n’échappe pas à cette dualité : dans l’interprétation de la norme comme dans l’appréciation des faits, une part éthique intervient, absolument singulière. Et elle est d’autant plus fondamentale que l’office du juge le conduit à trancher des litiges, c’est-à-dire à prononcer des décisions qui s’imposent aux parties même lorsqu’elles portent atteinte à leurs intérêts, à leurs biens, voire à leurs libertés les plus fondamentales.
Cette éthique se manifeste à deux niveaux : du côté du juge, où elle implique un travail approfondi qui n’est pas seulement celui du juriste mais requiert en outre le respect d’une déontologie ; du côté du justiciable, pour qui elle constitue, aux côtés de l’égalité devant la règle de droit, un fondement essentiel de la légitimité de la décision rendue.
On trouve dans les travaux préparatoires du code civil un avertissement de Jean-Étienne-Marie Portalis qui nous éclaire encore sur le fait que l’activité du juge ne peut se limiter à l’activité matérielle de déclinaison de la norme : « une excessive rigueur dans l’administration de la justice aurait tous les caractères d’une tyrannique oppression : summum jus, summa injuria. Le bien se trouve entre deux limites ; il finit toujours où l’excès commence[3] ».
L’I.A., en simulant le raisonnement du juge par le sentier du mathématisable, pourrait adopter cette excessive rigueur dans le raisonnement froid et implacable de la machine. Introduire des erreurs et des biais pour singer une prise en compte humaine des faits ne rendrait bien sûr en rien le jugement plus acceptable d’un point de vue éthique.
Il est difficile d’aller plus loin dans l’explicitation de cette dimension éthique que comprend le raisonnement du juge, mais peut-être aussi du mathématicien, qui n’exclut pas en amont l’intuition, car le langage même peine à la saisir. Henri Poincaré n’écrivait-il pas dans La Valeur de la science : « En mathématiques […] la logique et l’intuition ont chacune leur rôle nécessaire. Toutes deux sont indispensables. La logique qui peut seule donner la certitude est l’instrument de la démonstration : l’intuition est l’instrument de l’invention[4] » ?
Dans le domaine du droit public, la question de l’intérêt général occupe une place centrale, et le rôle du juge y est d’autant plus éminent qu’il doit non seulement interpréter la volonté du législateur, mais aussi la décliner concrètement face à des situations complexes et souvent inédites. L’intelligence artificielle, aussi efficace soit-elle dans le traitement des données et affinée dans leur appréhension, ne peut prétendre assumer cette responsabilité.
Car chaque décision de justice révèle une dimension éthique, une appréciation contextuelle, un équilibre entre principes parfois contradictoires, autant d’éléments qui relèvent in fine de la délibération humaine. L’idée même de confier à une I.A. la tâche de définir ou même d’interpréter l’intérêt général devrait être regardée comme inenvisageable : cette fonction suppose une légitimité et une sensibilité à la complexité du monde social, qui dépassent nécessairement la logique computationnelle.
Juger suppose de faire du droit, comme peut le simuler l’I.A., mais ne s’y limite pas ; il s’agit de purger un litige, de faire œuvre de paix sociale[5], et de le faire « au nom du peuple français ». La pureté du syllogisme ne fait pas seule le bon jugement, et peut même, sans contrôle éthique de ses excès, se traduire par l’aveuglement vers la « tyrannique oppression » que craignait Portalis. L’acte de juger repose sur une action humaine irréductible. Baltazar Gracián évoque ainsi le despejo[6], Vladimir Jankélévitch le « je-ne-sais quoi[7] » qui fait la différence absolue entre un comportement moral et un autre alors que tous deux respectent la lettre de la loi. L’automatisation de la décision de Justice, aussi mathématiquement omnipotente, raffinée et exercée qu’elle soit, serait une négation de l’humanité qui doit la fonder.
Cela ne signifie pas que l’I.A. doive être tenue à l’écart du processus juridictionnel. Au contraire, comme cela a été évoqué, elle peut jouer un rôle précieux d’auxiliaire, voire de partenaire, en contribuant à l’analyse de la jurisprudence, à la comparaison de décisions, ou encore à l’identification d’éléments récurrents dans des contentieux similaires. En ce sens, l’I.A. peut proposer des déclinaisons à partir de concepts posés par le législateur et de fonctions interprétatives définies par le juge. Mais elle ne peut, en termes de légitimité, ni poser elle-même ces axiomes, ni imposer des algorithmes qui en guideraient l’application normative. Son usage ne peut être légitime que sous la maîtrise entière du juge, c’est-à-dire d’une personne humaine.
On pourrait reprendre finalement les mots de Walter Benjamin, qui estimait qu’une œuvre reproduite par la photographie y perdait son « aura[8] ». Il n’y a pas de doute sur le fait que la photographie peut reproduire chaque trait d’une œuvre d’art, et que certaines reproductions contemporaines pourraient même rendre la matière, les craquelures qui sont l’œuvre du temps et les marques du pinceau sur l’amas de matière, et pourtant ces reproductions n’auraient pas l’aura de l’original. De même, au-delà de la perfection de la reproduction du raisonnement abstrait du juge, qui sera probablement un jour atteinte, une décision juridictionnelle adoptée sans supervision, validation et surtout appropriation par un juge, y perdrait sa légitimité, et ce faisant son acceptabilité sociale et politique et sa capacité à apaiser la société par l’application des règles communes.
L’usage durant plusieurs décennies de l’I.A. modifiera-t-elle notre perception collective, jusqu’à ce que nous ne souhaitions plus que les décisions soient rédigées et adoptées sous l’autorité et la responsabilité éthique du juge ? Près de deux siècles après la reproductibilité des œuvres d’art par la photographie, certains usages purement pratiques de la peinture ont pu disparaître comme certains portraits, mais nous continuons à visiter les musées et l’aura des œuvres d’art n’a pas disparu. Ainsi, sans doute l’I.A. pourra-t-elle faire paraître formel le rôle du juge pour se prononcer sur quelques questions très simples, mais la conviction doit être affirmée qu’elle n’éclipsera jamais ce contrôle partout où l’appréciation éthique est nécessaire, partout où il ne s’agit pas seulement d’agir en expert du droit, mais de faire œuvre de Justice.
Publié dans la revue Archives de Philosophie du Droit, tome 66, « L’intelligence artificielle et le raisonnement du juge », Lefebvre-Dalloz, 2025.
Références
[1] Didier-Roland Tabuteau, Arch. phil. droit, tome 65, Le Droit et les Nombres, Lefebvre-Dalloz, 2024.
[2] M. Foucault, Les Mots et les Choses, 1966, p. 53 : « ce rapport à la mathesis comme science générale de l’ordre ne signifie pas une absorption du savoir dans les mathématiques, ni le fondement en elles de toute connaissance possible ; au contraire, en corrélation avec la recherche d’une mathesis, on voit apparaître un certain nombre de domaines empiriques qui jusqu’à présent n’avaient été ni formés ni définis. »
[3] Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du code civil, tome XIV, p. 123.
[4] Henri Poincaré, La Valeur de la science, Flammarion, 1905, p. 33 .
[5] Pierre-Henri d’Argenson, « Réhabiliter l’art de juger dans le procès administratif », AJDA 2022 p.1764.
[6] Baltasar Gracián, Obras completas, éd. Arturo de Hoyo, Madrid, Aguilar, 1960, p. 25 ; et sur la difficulté de traduction, Pierre Maréchaux, « Modalités de la grâce chez Baltasar Gracián », Littérature classique, 2006/2, n° 60, p. 241 à 250.
[7] Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque rien, PUF, 1957.
[8] Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique : « ce qui dépérit à l’époque de la reproductibilité technique de l’œuvre d’art, c’est son aura ».