Le juge et la hiérarchie des normes : discours de Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d’État, à l'occasion des entretiens du contentieux

Par Didier-Roland Tabuteau [1], vice-président du Conseil d’État
Discours
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Discours prononcé au Palais-Royal à l'occasion des entretiens du Conseil d’État du contentieux sur le thème "Le juge et la hiérarchie des normes"

Je suis particulièrement heureux d’ouvrir, ce matin, ces entretiens du contentieux qui, après avoir porté sur l’urbanisme en 2022, sur l’intérêt général en 2023, et sur le contentieux fiscal en 2024, permettront de traiter d’un sujet central : « le Juge et la hiérarchie des normes ».

La hiérarchie des normes est l’un des piliers de notre ordonnancement juridique.

Tout commence par l’œuvre du pouvoir constituant, expression suprême de la souveraineté. Comme l’a rappelé le Conseil d’État dans son avis adopté le 3 mai 2018[2], « Le pouvoir constituant est souverain ». De la souveraineté procède la Constitution, qui elle-même établit la hiérarchie des normes.

Plus exactement, la Constitution est l’instrument par lequel le pouvoir souverain vient créer et habiliter les pouvoirs constitués. Elle fixe ainsi le cadre de la hiérarchie des normes. Elle est, pour reprendre les termes de Jacques-Henri Stahl, « à la source de tout »[3].

La Constitution de la Ve République présente la particularité, par rapport à d’autres systèmes juridiques, de prévoir à la fois une hiérarchie entre les instruments normatifs du droit, mais également la répartition des organes juridiques qui en assurent le contrôle.

Le rôle du juge est en effet fondamental pour donner toute sa portée à la hiérarchie des normes et pour garantir son respect. Et en la matière, l’action du Conseil d’État se caractérise de trois manières.

I. Le Conseil d’État assure, tout d’abord, le respect de la hiérarchie des normes

 I.1.La première et la plus ancienne manifestation de son office en la matière tient au contrôle du principe de légalité de l’action administrative.

*Le juge administratif s’assure d’abord du respect de la hiérarchie des actes réglementaires entre eux. J’y reviendrai.

* Il veille également de longue date à ce que le pouvoir réglementaire respecte la loi, les engagements internationaux[4] et la Constitution. Principe de légalité formalisé par l’article L. 100-2 du code des relations entre le public et l'administration issu de l’ordonnance du 23 octobre 2015[5].

Si, comme le juge son arrêt Arrighi de 1936[6]¸ le Conseil d’État s’est toujours refusé de contrôler la constitutionnalité d’un acte administratif lorsqu’une loi fait écran – conduisant ainsi à l’inopérance du moyen[7]-, l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, en lui permettant d’apprécier notamment le caractère sérieux du moyen de méconnaissance par une disposition législative des droits et libertés garantis par la Constitution, a enrichi le contrôle du respect de la hiérarchie des normes.

I.2. Le juge administratif a de même progressivement pris sa part dans l’application des dispositions de l’article 55 de la Constitution.

Il l’a d’abord fait pour les lois antérieures à l’adoption d’une convention internationale, par un arrêt d’assemblée du 7 juillet 1978[8].

Et si pendant des années, l’adoption d’une loi postérieurement à l’entrée en vigueur d’un traité constituait un obstacle au contrôle de conventionnalité exercé par le Conseil d’État[9], il s’est, par son célèbre arrêt Nicolo[10], estimé compétent pour contrôler la compatibilité entre les traités internationaux et les lois postérieures.

I.3. Le Conseil d’État fait, enfin, prévaloir la Constitution qui est la norme suprême de notre ordonnancement juridique[11].

Il a forgé un mécanisme de conciliation pragmatique des principes de primauté de la Constitution et de primauté et d’effet direct du droit de l’Union européenne[12], dans un premier temps par la décision Arcelor du 8 février 2007.

Il a complété le raisonnement amorcé par Arcelor par ses décisions French data network du 21 avril 2021[13] et Bouillon du 17 décembre 2021 en jugeant que si « l’application d’une directive ou d’un règlement européen, tel qu’interprété par la Cour de justice de l’Union européenne, [avait] pour effet de priver de garanties effectives l’une de ces exigences constitutionnelles, qui ne bénéficierait pas, en droit de l’Union, d’une protection équivalente, le juge administratif, saisi d’un moyen en ce sens, doit l’écarter dans la stricte mesure où le respect de la Constitution l’exige ».

II. Le Conseil d’État contribue, ensuite, à la définition et à l’enrichissement de la hiérarchie des normes

II.1.Il a tout d’abord contribué à la définition de la hiérarchie des normes en précisant les différentes catégories d’actes réglementaires.

*Il l’a fait pour les décrets délibérés en conseil des ministres, qui doivent être signés par le Président de la République. Il en résulte que les dispositions créées ou modifiées par un tel décret ne peuvent, en principe, être ultérieurement modifiées que par décret pris en cette forme.

Il a toutefois précisé que la règle ne trouve pas à s’appliquer[14] :

-       Lorsque ce décret prévoit que les dispositions « peuvent être modifiées par décret en Conseil d’État ou par décret simple » ;

-       Lorsque les dispositions ainsi créées « sont codifiées dans des conditions qui manifestent qu’elles relèvent du décret en Conseil d’État ou du décret simple ».

* La même approche a été retenue pour les décrets en Conseil d’État. Une fois le décret pris « le Conseil d’État entendu », il ne peut être modifié que par décret en Conseil d’État[15], sauf à ce que ce dernier prévoit lui-même un article ouvrant la possibilité d’une modification ultérieure par décret simple. Cette position cède évidemment lorsqu’une loi, prévoit que les mesures en cause puissent être prises par décret[16].

*Le Conseil d’État est également venu clarifier la hiérarchie entre les actes réglementaires.

Il a jugé qu’un règlement qui a pour objet de faire application d’un règlement préexistant doit en respecter les termes. Ainsi un décret créant une réserve naturelle doit respecter un décret précisant les règles à respecter pour créer une réserve naturelle[17].

Cette ligne s’impose, que l’acte émane de la même autorité, ou qu’il ait été édicté par une autorité différente. Ainsi, un décret en Conseil d’État peut être annulé pour avoir méconnu une règle de procédure instituée par un décret simple[18].

Le Conseil d’État fait également respecter la hiérarchie des normes indépendamment de la catégorie formelle des actes administratifs.

Il a ainsi été jugé que les dispositions réglementaires d’une ordonnance non ratifiée peuvent être modifiées par un décret, à condition que celui-ci soit pris en Conseil d’État et délibéré en conseil des ministres[19].

Par ailleurs, le Conseil d’État a jugé que, lorsque la loi renvoie à un arrêté ministériel, il est possible de prendre un décret, à condition qu’il soit contresigné par le ministre auquel la loi donne la compétence[20].

II.2.Le Conseil d’État contribue également à l’enrichissement de la hiérarchie des normes.

*Il l’a fait à travers la théorie des principes généraux du droit créant un échelon intermédiaire entre la loi et le décret.

Si le Conseil d'État s’est toujours borné à regarder les principes généraux du droit comme ayant une valeur supérieure aux actes du pouvoir réglementaire[21], le Conseil Constitutionnel a eu l'occasion de reconnaître à certains de ces principes une valeur constitutionnelle[22], assurant ainsi leur respect par le législateur lui‑même. Ils peuvent, dans ce cas de figure, être invoqués par la voie de la QPC devant le juge.

*Cette démarche créative a même pu conduire le Conseil d’État à apprécier la légalité d’un décret d’extradition en interprétant un accord de coopération international au regard d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) qu’il a dégagé dans une décision d’Assemblée du 3 juillet 1996, en l’espèce le principe interdisant l’extradition lorsqu’elle est demandée dans un but politique[23].

III.La jurisprudence du Conseil d’État a, enfin, ouvert des voies de droit qui constituent des instruments efficaces pour faire respecter la hiérarchie des normes

III.1.La violation de la loi est, depuis l’origine, un cas d’ouverture du recours pour excès de pouvoir. Et la voie du recours pour excès de pouvoir est même sans texte, comme l’a jugé l’arrêt Lamotte de 1950[24] pour assurer, « conformément aux principes généraux du droit, le respect de la légalité ».

La jurisprudence a ouvert progressivement la possibilité de contester directement les actes réglementaires les plus importants tels que les règlements d’administration publique[25] et les ordonnances[26] pour vérifier qu’ils respectent la loi ou les principes généraux du droit.

III.2.Par ailleurs, l’ouverture du recours contre les circulaires par un arrêt de section du 18 décembre 2002[27], y compris lorsqu’elles se bornent à interpréter fidèlement la loi, crée une voie de droit permettant de demander au juge de vérifier la compatibilité de la loi avec un engagement international et, depuis la QPC, avec les droits et libertés garantis par la Constitution.

III.3.Enfin, le mécanisme de la demande d’abrogation d’un acte réglementaire, qu’il soit devenu illégal par suite d’un changement de circonstances[28] ou qu’il l’ait été dès l’origine, comme dans l’arrêt Alitalia[29], permet de faire respecter à tout moment la hiérarchie des normes.

Il est même possible de saisir le juge du refus opposé à une demande d’abrogation de dispositions législatives, intervenues dans le domaine réglementaire, si elles sont contraires au droit de l’Union européenne[30].

Ces quelques exemples illustrent le rôle que joue le Conseil d’État dans la garantie de la hiérarchie des normes.

Qu’il soit permis de souligner que la hiérarchie des normes n’est pas une fin en soi.

Elle constitue une clé essentielle de la cohésion de l’ordonnancement juridique.

Elle est indispensable à l’harmonie de la vie démocratique et sociale.

Elle a besoin de juges pour s’assurer qu’elle est respectée par les pouvoirs régulièrement institués.

*

Conclusion

Mesdames, Messieurs,

A l’heure où, dans le débat public, les juges font l’objet de contestations, allant parfois même jusqu’à la remise en cause de l’État de droit, ces entretiens permettent de rappeler que leurs missions découlent de la Constitution elle-même, donc du peuple souverain.

Les notions d’État de droit et de démocratie ne s’opposent pas. Elles sont fondamentalement et intimement imbriquées.

Les normes établies par des pouvoirs issus du suffrage universel fondent les compétences des autorités légitimes et il appartient à ces dernières de se conformer à la hiérarchie des normes et au juge d’en garantir le respect en toute indépendance et impartialité.

En étant la cheville ouvrière de l’effectivité de la hiérarchie des normes, le juge fait vivre la démocratie et garantit l’État de droit. D’où l’importance de cette journée.

Je tiens enfin à remercier tous les intervenants prévus, ainsi que la section du contentieux, présidée par Christophe Chantepy, celle des études, de la prospective et de la coopération (SEPCO), présidée par Rémy Schwartz, ainsi que le président de l’ordre des avocats aux conseils, Thomas Lyon-Caen.

Je vous remercie pour votre attention.

Références

[1] Texte écrit en collaboration avec Kashâya Martin, magistrate administrative, chargée de mission auprès du vice‑président du Conseil d’Etat.

[2] CE, avis, 3 mai 2018, Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, n° 394658.

[3] J.-H. Stahl, « « En l’état actuel du droit public français », les transformations au sommet de la hiérarchie des normes », in 80 ans de l’AJDA, Lefebvre Dalloz, 2025, p. 174.

[4] CE, ass., 30 mai 1952, Dame Kirkwood, Rec. Lebon p. 291.

[5] Ordonnance n° 2015-1341 du 23 octobre 2015.

[6] CE, 6 novembre 1936 : « En l’état actuel du droit public français, le moyen [selon lequel l’article 36 de la loi du 28 février 1934 serait contraire aux lois constitutionnelles] n’est pas de nature à être discuté devant le Conseil d’Etat statuant au contentieux ».

[7] CE, sect., 18 juillet 2008, Fédération des l’hospitalisation privée, n° 300304, A.

[8] CE, ass., 7 juill. 1978, n° 10079, A.

[9] CE, sect., 1er mars 1968, Syndicat général des fabricants de semoules de France, n° 62814, A.

[10] CE, ass., 20 octobre 1989, Nicolo, n° 108243, A.

[11] CE, ass., 30 octobre 1998, Sarran et Levacher, n° 200286, A.

[12] CJCE, 15 juillet 1964, Costa c/ Enel, aff. C-6/64.

[13] CE, ass. 21 avril 2021, French data network et autres, n° 393099, A.

[14] CE, 5 février 2024, Association des centres de lavage indépendants, n° 470962, B.

[15] CE, 3 juillet 1998, Syndicat national de l’environnement CFDT, n° 177248, A.

[16] CE, 16 mai 1975, Fédération générale des fonctionnaires FO, p. 825.

[17] CE, ass., 19 mai 1983, Club sportif et familial de la Fève et autre, n° 23127, 23181, 23182, A.

[18] CE, 16 mai 2008, Département du Val-de-Marne, n° 290416, 290723, 290766, 294677, B.

[19] CE, 30 juin 2003, Fédération régionale ovine du sud-est et autres, n° 236571, A.

[20] CE, 23 juin 2000, Syndicat professionnel des radios affiliées, n° 194772, B.

[21] CE, sect., 26 juin 1959, Syndicat général des ingénieurs-conseils, n° 92099, A

[22] Pour le principe de continuité des services publics : Cons. const., 25 juillet 1979, Loi modifiant les dispositions de la loi n° 74-696 du 7 août 1974 relatives à la continuité du service public de la radio et de la télévision en cas de cessation concertée du travail, n° 79-105 DC.

[23] CE, ass., 3 juillet 1996, n° 169219, A.

[24] CE, ass., 17 février 1950, Ministre de l’agriculture c/ Lamotte, n° 86949, A.

[25] CE, 6 décembre 1907, Compagnie des chemins de fer de l’Est et autres, Rec., p. 913.

[26] CE, ass., 19 octobre 1962, Canal, Robin et Godot, n° 58502, A.

[27] CE, sect., 18 décembre 2002, n° 233618, A.

[28] CE, sect., 10 janvier 1930, Despujol.

[29] CE, ass., 3 février 1989, Alitalia, n° 47052, A.

[30] CE, sect., 3 décembre 1999, Association ornithologique et mammalogique de Saône et Loire, n° 164789, 165122, A.