« Sans État de droit effectif, c’est le risque de l’arbitraire, de la violence, du règne de la loi du plus fort. »

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Rencontre avec Didier-Roland Tabuteau , vice-président du Conseil d’État

Quel bilan dressez-vous de l’année écoulée ? En quoi ces derniers mois ont-ils été marquants pour le Conseil d’État ?

L’année écoulée a été riche et dense pour le Conseil d’État comme pour l’ensemble de la juridiction administrative. Nous avons été amenés à nous prononcer, par nos décisions et nos avis, sur tous les champs des services publics et de l’action publique : environnement, santé, travail, éducation, sécurité, logement… La demande de justice ne cesse de croître et les questions qui nous sont soumises sont de plus en plus diverses et délicates.

Que dit cette demande de justice de la place du juge dans notre société ?

Qu’est-ce qui forge le sentiment, dans la conscience collective, que nous sommes dans un État de droit ? Tout d’abord, c’est que les règles de vie en commun es règles de droit soient établies de manière démocratique, à l’issue de processus fondés sur le suffrage universel. Mais c’est également, très concrètement, la condition que chacun puisse se dire que s’il est confronté à un problème, s’il y a un litige, il y aura un juge pour le régler, et pour le régler selon ces règles, en toute indépendance et impartialité.

Le juge donne toute leur portée aux règles démocratiquement adoptées et permet à la collectivité de vivre en confiance et sécurité.

N’est-il pas essentiel de pouvoir saisir un juge si l’on est en désaccord avec une réglementation établie par les pouvoirs publics, lorsqu’on a été victime d’une faute médicale dans un hôpital ou encore lorsqu’on estime que l’impôt demandé par l’administration fiscale est plus élevé que ce que prévoit le code général des impôts ? En disant le droit, le juge donne toute leur portée aux règles démocratiquement adoptées et permet à la collectivité de vivre en confiance et sécurité.

L’administration doit respecter et appliquer ces règles sur le terrain, et le juge administratif, en résolvant par le droit les conflits et les tensions liés à l’action des administrations, protège les libertés et les droits fondamentaux en ayant toujours le souci de l’efficacité de l’action publique.

Ce faisant, le juge administratif protège la paix sociale. Sans juge pour faire respecter la règle de droit, sans État de droit effectif, c’est le risque de l’arbitraire, de la violence, du règne de la loi du plus fort.

Pourtant, on assiste de plus en plus souvent à des mises en cause du juge administratif. Comment réagissez-vous face à ces attaques ?

Il y a d’abord un contexte général de contestation de la norme, des institutions voire de l’État de droit. Le juge est parfois présenté comme gênant la mise en œuvre de l’action publique, alors qu’il ne fait que s’assurer que les décisions de l’administration respectent le droit. Son intervention est une nécessité pour le bon fonctionnement de notre société. Et je remarque d’ailleurs que ceux qui nous critiquent nous saisissent également quand ils désapprouvent une décision de l’administration…

La critique est légitime en démocratie. Elle en est même l’un des ressorts car la liberté d’expression est fondamentale et constitutionnellement garantie, mais la multiplication des mises en cause de la juridiction administrative comme de la justice judiciaire et constitutionnelle peut être le terreau de la montée des injures et des menaces proférées à l’encontre de ses membres.

Or de tels agissements, variables dans leur gravité, sont inacceptables. Ils affectent directement le quotidien des membres de notre communauté de travail comme le fonctionnement du service public de la justice administrative. Nous y répondons avec fermeté et détermination. Nous faisons porter notre voix pour rappeler quelle est notre mission dans la République. Et lorsque la gravité des menaces le justifie, nous saisissons la justice pénale. Nous ne nous laisserons pas intimider. Le juge administratif continuera à remplir son office ; celui que la Constitution et la loi lui ont donné.

2024 a été marquée par la dissolution de l’Assemblée nationale, la nomination de trois premiers ministres, une longue période d’expédition des affaires courantes… Comment la mission de conseil au Gouvernement et au Parlement du Conseil d’État a-t-elle été affectée ?

Le Conseil d’État est resté très sollicité, parfois dans des conditions différentes de celles qui prévalaient précédemment du fait des nouveaux équilibres parlementaires et de la durée des périodes de gestion des affaires courantes par un Gouvernement démissionnaire. Ainsi, nous avons été saisis par le Gouvernement de demandes d’avis relatives à des projets d’amendement à des textes en cours d’examen au Parlement, en plus des projets de loi que nous soumet le Gouvernement et des propositions de loi qui nous sont soumises par les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat. Et nous avons eu à nous prononcer sur des questions inédites.

On peut rappeler l’avis rendu début décembre, portant sur l’interprétation des dispositions de la loi organique relative aux lois de finances pour la loi spéciale permettant de continuer à percevoir les impôts, à emprunter et à ouvrir par décret les crédits se rapportant aux services votés afin d’assurer la continuité de la vie nationale.Des circonstances dramatiques ont également conduit le Conseil d’État, dans les tout derniers jours de l’année 2024, à examiner un projet de loi visant à répondre à la situation de Mayotte et à faciliter sa reconstruction après le passage du cyclone dévastateur.

On peut enfin noter la mise en place cette année des ateliers de la simplification, qui ont permis la réalisation de plusieurs études examinant entièrement un champ de réglementation pour faire des propositions concrètes et aller plus loin dans les missions de simplification que nous exerçons par ailleurs au quotidien dans les avis que nous rendons sur les textes dont nous sommes saisis.

Avec ses études, le Conseil d’État a décidé de s’intéresser au dernier kilomètre des politiques publiques (2023), à la souveraineté (2024) et au temps long (2025). Pourquoi ces choix et quels enseignements tirer de ces études ?

Qu’il s’agisse des études élaborées dans le cadre des ateliers de la simplification que je viens de mentionner, des études annuelles ou de celles réalisées ponctuellement à la demande du Gouvernement, le Conseil d’État bénéficie d’une place particulière. Il est en effet un lieu neutre, central, pluridisciplinaire et expert, où il est possible d’examiner en profondeur des sujets sur lesquels l’administration a quelquefois du mal à prendre du recul.

C’est ce que nous faisons dans le triptyque des études annuelles que vous mentionnez. Nous avons voulu embrasser en trois tableaux les dimensions majeures de l’action publique, dans un temps où des doutes s’expriment sur l’efficacité et la pertinence de celle-ci. Pour répondre à ces doutes, il faut que l’action publique atteigne effectivement ses objectifs sur le terrain. C’est aussi l’objectif de la méthode que nous avons préconisée en 2023 pour « franchir le dernier kilomètre ». Il faut aussi que cette action publique réponde aux grands défis qui se posent à notre pays et qu’elle s’exerce en toute indépendance : c’est l’objet de l’étude sur la souveraineté. Un facteur commun à ces deux impératifs est de se projeter dans le temps long, car on ne peut modifier en profondeur les choses sans agir dans cette temporalité.

C’est là le panneau central et conclusif de ce triptyque, objet de l’étude que je présenterai à la prochaine rentrée du Conseil d’État en septembre 2025.

Les bouleversements que connaît le monde aujourd’hui questionnent-ils le Conseil d’État dans l’exercice de ses missions ?

Dans un monde meurtri par les guerres et les crises, soumis au dérèglement climatique et confronté à des ruptures technologiques comme l’intelligence artificielle, les démocraties doivent plus que jamais se renforcer et démontrer leur solidité. Dans ce contexte, en France, le Conseil d’État se doit d’être un élément de stabilité. Il ne s’agit ni de plier face aux vents contraires comme le roseau, ni d’être dans l’immobilisme du chêne qui est déraciné lorsque « le vent redouble ses efforts ». Il s’agit d’être en prise avec la société et de dire le droit, c’est-à- dire remplir pleinement nos missions de juge et de conseil juridique, au service de la démocratie et de l’État de droit, qui ne se conçoivent pas l’un sans l’autre, et dans la recherche constante de l’intérêt général et de l’efficacité des services publics.