Conseil d'État, 11 décembre 1970, Crédit foncier de France c/ Mlle Gaupillat et Mme Ader

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Actes administratifs – directives – lignes directrices

Les faits et le contexte juridique

Un décret du 26 octobre 1945 prévoyait que la gestion du Fonds national d’amélioration de l’habitat serait effectuée par une commission nationale et par des commissions départementales. Un arrêté valant règlement général déterminait les conditions d’attribution et de versement de cette aide financière. Il précisait qu’il appartiendrait à chaque commission départementale, « suivant les directives et sous le contrôle de la commission nationale », d’apprécier le degré d’utilité des travaux. Les conditions de fond d’attribution de cette aide financière ont donc été définies par des directives successives de la commission nationale, aujourd’hui dénommées lignes directrices. En application de ses propres lignes directrices, la commission nationale a refusé à Mmes Gaupillat et Ader l’aide qu’elles demandaient. Celles-ci ont demandé au Conseil d’Etat d’annuler les décisions de refus qui leur avaient été opposées.

Le sens et la portée de la décision

Par cette décision, le Conseil d’Etat a jugé qu’alors qu’une autorité administrative ne dispose pas en la matière du pouvoir réglementaire, elle peut encadrer l’action de l’administration dans le but d’en assurer la cohérence en déterminant, par la voie de  lignes directrices et sans édicter de condition nouvelle, des critères permettant de mettre en œuvre un texte qu’elle est chargée d’appliquer, sous réserve de motifs d’intérêt général conduisant à y déroger et de l’appréciation particulière de chaque situation.  Ces lignes directrices et leur application peuvent être contestées à l’occasion d’un recours formé contre une décision individuelle prise en application de celles-ci.

En créant les directives, aujourd’hui appelées lignes directrices, le Conseil d’Etat a pallié les inconvénients pratiques qui résultent du refus de l’attribution d’un pouvoir réglementaire général aux ministres (CE, 23 mai 1969, Société Distillerie Brabant, n°71782). En effet,  la théorie des lignes directrices reconnaît à l’autorité administrative, agissant dans le cadre d’un pouvoir discrétionnaire, la faculté de définir des critères d’attribution.

Les lignes directrices, qui doivent être distinguées des circulaires à caractère impératif (CE, 18 décembre 2002, Mme Duvignères, n° 233618), sont soumises à de nombreuses conditions. Susceptibles d’être adoptées par les autorités administratives qui détiennent un pouvoir d’instruction, elles ne doivent ni comporter de condition nouvelle par rapport aux dispositions applicables (CE, 27 octobre 1972, Ministre de la santé publique et de la sécurité sociale c. Dlle E. , n° 82912 ; CE, 14 décembre 1988, SA Gibert Marine, n° 11628), ni méconnaître les buts définis par celles-ci (CE, 20 janvier 1971, Union départementale des sociétés mutualistes du Jura, n° 74437), ni violer d’autres principes en vigueur (CE, 29 juin 1973, Société Géa, n° 828770), ni enfin lier le pouvoir d’appréciation de l’autorité chargée, en l’appliquant, de prendre les décisions individuelles (CE, 29 juillet 1994, Ministre de l’éducation nationale c. Epoux G. , n° 147978). Dans ce cadre elles peuvent définir les orientations générales en vue de l’adoption de décisions individuelles, l’attitude à suivre en principe ainsi que les critères à mettre en œuvre normalement. Il s’agit d’une limitation volontaire du caractère discrétionnaire de la compétence détenue par l’autorité administrative en cause, en vue d’assurer une harmonisation des pratiques et de garantir le respect du principe d’égalité.

Ont pu, par exemple, être qualifiées de lignes directrices une circulaire interministérielle adressée aux préfets (CE, 14 décembre 1988, SA Gibert Marine, précité), une circulaire du directeur de l’ONIFLHOR (CE, 12 décembre 1997, Office national interprofessionnel des fruits, des légumes et de l’horticulture (ONIFLHOR), n° 147007) ou encore des décisions du conseil d’administration de l’Agence nationale de l’habitat adressées aux commissions locales (CE, 25 juillet 1985, Mme Blat, n° 58534). Le champ des lignes directrices, qui a concerné l’interventionnisme économique initialement, s’est ensuite étendu à des domaines moins traditionnels, comme les changement de noms (CE, 19 mars 2010, Garde des sceaux, ministre de la justice c. Consorts A., n° 320599), ou encore la reconnaissance de l’utilité publique de fondations (CE, 16 avril 2010, Mme Postel-Vinay, n° 305649).

En cas de recours devant le juge administratif contre une décision individuelle qui se réfère à des lignes directrices, celles-ci sont opposables à l’administration.

Depuis la décision Crédit foncier de France, la théorie des lignes directrices a conservé toute sa vigueur.  Ainsi, le Conseil d’État a rappelé en 2015 (CE, Section, 4 février 2015, Ministre de l’intérieur c. M. Cortez-Ortiz, n°s 383267, 383268) que, dans le cas où un texte prévoit l’attribution d’un avantage sans avoir défini l’ensemble des conditions permettant de déterminer à qui l’attribuer parmi ceux qui sont en droit d’y prétendre, l’autorité compétente peut, alors qu’elle ne dispose pas en la matière du pouvoir réglementaire, encadrer l’action de l’administration, dans le but d’en assurer la cohérence, en déterminant par la voie de lignes directrices, sans édicter aucune condition nouvelle, des critères permettant de mettre en œuvre le texte en cause, sous réserve de motifs d’intérêt général conduisant à y déroger et de l’appréciation particulière de chaque situation. Dans ce cas, la personne en droit de prétendre à l’avantage en cause peut se prévaloir, devant le juge administratif de telles lignes directrices si elles ont été publiées. En revanche, il en va autrement dans le cas où l’administration peut légalement accorder une mesure de faveur au bénéfice de laquelle l’intéressé ne peut faire valoir aucun droit. S’il est loisible, dans ce dernier cas, à l’autorité compétente de définir des orientations générales pour l’octroi de ce type de mesures, l’intéressé ne saurait se prévaloir de telles orientations à l’appui d’un recours formé devant le juge administratif (voir pour une application de cette solution en matière de délivrance des visas d’entrée sur le territoire français  : CE, 16 octobre 2017, M. Khodadad et Mme Azizi,n°408374).

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