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Ariane Web: Conseil d'État 424954, lecture du 8 novembre 2019, ECLI:FR:CECHR:2019:424954.20191108
Decision n° 424954
Conseil d'État

N° 424954
ECLI:FR:CECHR:2019:424954.20191108
Mentionné aux tables du recueil Lebon
1ère - 4ème chambres réunies
M. Thibaut Félix, rapporteur
M. Rémi Decout-Paolini, rapporteur public


Lecture du vendredi 8 novembre 2019
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 18 octobre 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. B... A... et la société d'exercice libéral à responsabilité limitée Docteur B... A... demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite par laquelle la ministre des solidarités et de la santé a rejeté leur demande du 16 mars 2018 tendant à l'abrogation du 5° de l'article 2 de l'arrêté du 6 janvier 1962 fixant la liste des actes médicaux ne pouvant être pratiqués que par des médecins ou pouvant être pratiqués également par des auxiliaires médicaux ou par des directeurs de laboratoires d'analyses médicales non médecins ;

2°) à titre subsidiaire, de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne aux fins de déterminer la conformité du texte attaqué aux libertés protégées par le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- le code de la santé publique ;
- le décret n° 2007-665 du 2 mai 2007 ;
- l'arrêté du 6 janvier 1962 fixant la liste des actes médicaux ne pouvant être pratiqués que par des médecins ou pouvant être pratiqués également par des auxiliaires médicaux ou par des directeurs de laboratoires d'analyses médicales non médecins ;
- l'arrêté du 30 janvier 1974 fixant la réglementation concernant les lasers à usage médical ;
- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Thibaut Félix, auditeur,

- les conclusions de M. Rémi Decout-Paolini, rapporteur public ;



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 4161-1 du code de la santé publique : " Exerce illégalement la médecine : 1° Toute personne qui (...) pratique l'un des actes professionnels prévus dans une nomenclature fixée par arrêté du ministre chargé de la santé pris après avis de l'Académie nationale de médecine, sans être titulaire d'un diplôme, certificat ou autre titre mentionné à l'article L. 4131-1 et exigé pour l'exercice de la profession de médecin (...) ". L'article 2 de l'arrêté du 6 janvier 1962 fixant la liste des actes médicaux ne pouvant être pratiqués que par des médecins ou pouvant être pratiqués également par des auxiliaires médicaux ou par des directeurs de laboratoires d'analyses médicales non médecins, pris pour l'application de ces dispositions, prévoit que " ne peuvent être pratiqués que par les docteurs en médecine (...) / 5° Tout mode d'épilation, sauf les épilations à la pince ou à la cire ".

2. M. A... et la société Docteur B... A... demandent l'annulation pour excès de pouvoir du refus implicite opposé par la ministre des solidarités et de la santé à leur demande du 16 mars 2018 d'abroger les dispositions du 5° de l'article 2 de l'arrêté du 6 janvier 1962. Eu égard aux moyens qu'ils invoquent, ils doivent être regardés comme contestant ce refus en tant qu'il porte sur l'épilation pratiquée au laser ou à la lumière pulsée et maintient ainsi ces modes d'épilation au nombre de ceux ne pouvant être pratiqués que par les docteurs en médecine.

3. Il résulte de l'interprétation donnée par la Cour de justice de l'Union européenne des stipulations des articles 49 et 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, en particulier par l'arrêt rendu le 19 mai 2009 dans les affaires C-171/07 et C-172/07, que la liberté d'établissement et la libre prestation de services peuvent faire l'objet de restrictions justifiées par des raisons impérieuses d'intérêt général, dès lors que ces mesures s'appliquent de manière non discriminatoire, sont propres à garantir, de façon cohérente, la réalisation de l'objectif qu'elles poursuivent et ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l'atteindre. La disposition, réservant aux docteurs en médecine la pratique de l'épilation au laser ou à la lumière pulsée, dont le refus d'abrogation est contesté, constitue une restriction à la liberté d'établissement et à la libre prestation de services.

4. La protection de la santé publique est au nombre des raisons impérieuses d'intérêt général qui peuvent justifier des restrictions à la liberté d'établissement et à la libre prestation de services. A cet égard, il ressort des pièces du dossier, notamment du rapport de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail du 5 décembre 2016, mentionné par le ministre chargé de la santé, et il n'est d'ailleurs pas contesté par les requérants, que, même si elle n'a fait l'objet que d'études sur de courtes périodes et si l'évaluation de ses effets à long terme reste peu documentée, la pratique de l'épilation au moyen des techniques du laser et de la lumière pulsée est susceptible de provoquer des effets indésirables, les effets les plus fréquemment rapportés étant des réactions inflammatoires immédiates localisées, moins fréquemment des troubles pigmentaires plus tardifs et, plus rarement, des brûlures cutanées ou oculaires, pouvant être la conséquence d'erreurs de manipulation, de problèmes techniques lors de l'utilisation de l'appareil, de l'absence de prise en compte d'une contre-indication ou de mesures de protection oculaire insuffisantes. Eu égard aux risques qu'elle comporte pour la santé des personnes et aux précautions qu'elle nécessite pour prévenir ces risques, la restriction de la pratique de l'épilation au laser ou à la lumière pulsée repose sur des raisons impérieuses d'intérêt général.

5. En revanche, alors, notamment, que l'article 2 de l'arrêté du 30 janvier 1974 relatif à la réglementation des lasers à usage médical prévoit que ces appareils doivent être " utilisés par un médecin ou sous sa responsabilité " et que les appareils à lumière pulsée peuvent être acquis par des particuliers en l'absence de réglementation de leur vente, il ne ressort pas des éléments versés au dossier que seul un médecin puisse manipuler, sans risque pour la santé, des appareils à laser ou des appareils à lumière pulsée et que des mesures mieux adaptées, tenant par exemple à l'examen préalable des personnes concernées par un médecin et à l'accomplissement des actes par des professionnels qualifiés sous la responsabilité et la surveillance d'un médecin, ne puissent garantir la réalisation de l'objectif de protection de la santé publique poursuivi par la mesure critiquée. Au demeurant, l'article L. 1151-2 du code de la santé publique permet de soumettre la pratique des actes, procédés, techniques et méthodes à visée esthétique autres que de chirurgie, si elle présente des risques sérieux pour la santé des personnes, à des règles, à définir par décret, relatives à la formation et à la qualification des professionnels pouvant les mettre en oeuvre, à la déclaration des activités exercées et à des conditions techniques de réalisation, ainsi qu'à des règles de bonnes pratiques de sécurité à définir par arrêté du ministre chargé de la santé. Par suite, les requérants sont fondés à soutenir que les dispositions du 5° de l'article 2 de l'arrêté du 6 janvier 1962 méconnaissent, en tant qu'elles réservent ces modes d'épilation aux docteurs en médecine, la liberté d'établissement et la libre prestation de services garanties par les articles 49 et 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

6. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête ni qu'il y ait lieu de saisir la Cour de justice de l'Union européenne à titre préjudiciel, que M. A... et la société Docteur B... A... sont fondés à demander l'annulation dans cette mesure de la décision implicite par laquelle la ministre des solidarités et de la santé a refusé d'abroger ces dispositions.

7. L'annulation de cette décision ne saurait toutefois avoir pour effet de porter atteinte à la protection de la santé publique. Il y a lieu, dans ces conditions, d'en préciser la portée par des motifs qui en constituent le soutien nécessaire. Ainsi, la présente décision a nécessairement pour conséquence que les autorités compétentes sont tenues, dans un délai raisonnable, non seulement d'abroger le 5° de l'article 2 de l'arrêté du 6 janvier 1962 en tant qu'il porte sur l'épilation au laser et à la lumière pulsée, mais aussi d'encadrer ces pratiques d'épilation par des mesures de nature à garantir, dans le respect des règles du droit de l'Union européenne relatives au libre établissement et à la libre prestation de services, la protection de la santé publique.

8. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros à verser à chacun des requérants au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


D E C I D E :
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Article 1er : La décision par laquelle la ministre des solidarités et de la santé a refusé d'abroger, en tant qu'elles réservent aux docteurs en médecine l'épilation au laser et à la lumière pulsée, les dispositions du 5° de l'article 2 de l'arrêté du 6 janvier 1962 est annulée.
Article 2 : L'Etat versera à M. A... et à la société Docteur B... A... une somme de 1 500 euros chacun au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à M. B... A..., premier dénommé, pour les deux requérants, et à la ministre des solidarités et de la santé.



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